L’Arme invisible – Les Habits Noirs – Tome IV

Chapitre 10Biographie de Maurice

 

Ce beau Maurice n’était point précisément unprince déguisé, bien que sa naissance et son éducation ne l’eussentpas destiné à la carrière artistique suivie avec tant d’éclat chezMme veuve Samayoux.

Il avait pour père un honnête bourgeois,ancien notaire à Angoulême, qui s’était retiré avec une certaineaisance, mais qui restait chargé de famille.

Maurice ne comptait pas moins de cinq frèresdont il était l’aîné ; entre chaque frère, une petite sœurs’était glissée : cela faisait dix enfants.

Dieu bénit les nombreuses familles : lapreuve, c’est qu’il avait octroyé au père Pagès une remarquablefaculté de prévoyance et un talent réel pour calculer les chancesde l’avenir.

Le père Pagès, dès le bas âge de ses garçons,avait établi, à son point de vue, dans la ville d’Angoulême, unestatistique professionnelle, avec l’âge des titulaires et des notesraisonnées sur leur santé.

On eût dit qu’il avait assuré chacun d’eux surla vie ou qu’il était leur héritier en cas de mort.

Cette dernière hypothèse se rapprochait un peude la vérité : non point que le père Pagès eût des prétentionssur leur patrimoine, mais bien parce que son regard d’aiglelorgnait toutes les clientèles et en faisait, un jour venant, lepain quotidien de ses garçons.

Il se trouva que des trois médecins les plusdemandés par la ville, l’un avait une mauvaise toux, l’autre descouleurs trop accentuées, et que le troisième enfin était affligéd’une fistule.

Le père Pagès était incapable de souhaiter lamort de quelqu’un, mais confiant dans la Providence, il envoya sonfils à l’École de Médecine de Paris en se disant :

– Voici l’affaire de ce gaillard-là réglée, etce serait bien le diable s’il ne dotait pas une de ses sœurs.

Et il recommença ses calculs pour réglerl’affaire de son second garçon, l’aîné étant désormaissolidement établi.

Maurice avait un peu plus de vingt ans quandil arriva dans le quartier des écoles.

Il aimait les chevaux, le bruit, la chasse,les plaisirs ; il était passé maître à tous les exercices ducorps et n’avait jamais gagné que des prix de gymnastique aucollège.

Du reste, c’était un beau petit homme, bongarçon jusqu’à la faiblesse, un peu plus étourdi que ceux de sonâge et innocent comme une demoiselle.

Le père Pagès lui avait dit lors de sondépart :

– J’ai deviné ton goût pour les étudesmédicales ; c’est la première de toutes les professions quandelle est honorablement remplie. Va, mon ami, je ne suis pas homme àcontrarier ta vocation, travaille beaucoup, dépense peu, etsouviens-toi que ta fortune est entre tes mains.

Maurice ne prit point la peine de contrôlercette vocation, qui jusqu’alors ne l’avait pas considérablementdémangé.

L’idée de voir Paris, de vivre à Paris,enchante et entraîne tous les enfants.

Dans ces études inconnues qu’il n’avait pointsouhaitées, mais qu’il ne craignait pas non plus, Maurice ne vitpas autre chose que la vie de Paris, dont les plus ignorants ontsavouré l’avant-goût au fond de leur province.

Il paya ses premières inscriptions, suivit lescours avec une assiduité modérée, fit des amis et apprit toutnaturellement une foule de choses qui n’étaient pas indispensablespour recueillir la succession des trois docteurs d’Angoulême.

Au bout de six mois, il écrivit au père Pagèsque son ambition la plus chère était d’être officier dehussards.

Le père Pagès lui répondit poste pour posteque l’aveuglement des adolescents passe pour être une choseproverbiale, que les parents seuls connaissent bien ce qu’il faut àleurs enfants, et que s’il n’était pas reçu à son premier examen,lui, le père Pagès, n’enverrait plus rien à son fils indigne, pasmême sa malédiction.

Il y a des révoltés de naissance, Mauricen’était aucunement de ce caractère-là ; il n’eût pas mieuxdemandé que d’obéir, mais il avait une tête légère, un cœur ardentet un invincible dégoût pour l’amphithéâtre.

Un délai de trois mois lui restait jusqu’auxexamens.

Il prit du bon temps sans faire trop defolies, et s’endormit plutôt qu’il ne s’enivra.

Son parti était arrêté, son régimentchoisi ; le dernier jour du mois où se passent les examens, ildevait aller voir le colonel des hussards, en garnison àVersailles.

Donc, le 30 août 1835, Maurice Pagès, relapsde la Faculté de médecine, ayant dans son gousset la dernière piècede cent sous qui dût lui arriver d’Angoulême gagna lesChamps-Élysées et prit place dans un coucou, frété pour la villebâtie par Louis XIV.

Justement, ce jour-là, un des trois docteursd’Angoulême marqués d’une croix par la sollicitude du père Pagèspassait de vie à trépas.

C’était la fistule.

Les deux autres battaient de l’aile.

Maurice alla tout droit chez son colonel, quiétait absent.

C’était la fête de Versailles.

Pour tuer le temps, notre futur hussard serendit sur la grande place, où les saltimbanques avaient plantéleurs tentes.

Nous avons dit que Maurice était fort habile àtous les exercices du corps.

Chacun va où son attrait l’appelle.

S’étant arrêté par hasard devant la baraque deMme Samayoux, Maurice y entra, non point pour laménagerie dont le tableau présentait d’effrayants spécimens, nonpoint même pour la jeune fille cataleptique qui, sur le tableauencore, accomplissait ce tour merveilleux de la suspensionhorizontale, mais bien pour un gaillard en maillot couleur de chairqui, toujours sur le même tableau, voltigeait à trente pieds du solautour de la barre d’un trapèze.

Il se trouva que Maurice fut trompé dans sonattente ; le gymnaste si pompeusement annoncé était un pauvrediable maladroit et poltron, essayant timidement les tours que lesenfants font dans les collèges.

Vous verrez que cette circonstance ne fut passans influer sur la destinée de notre lieutenant.

Il se trouva au contraire que la jeune fillecataleptique l’intéressa considérablement, non pas tant pour lemiracle de la suspension aérienne que par les grâces de sa personneelle-même.

Nous n’avons pas ici de portrait àfaire : cette jeune fille était Valentine de Villanove à l’âgede quinze ans.

Dans sa vie d’étudiant, Maurice avait eu des« connaissances, » comme on disait alors au Quartierlatin.

Nombre de jeunes filles lui avaient plu, maisil n’avait jamais aimé.

À l’aspect de Valentine, qui portait en foirele nom de Fleurette, il fut frappé violemment et resta d’abord toutétourdi du trouble qui s’empara de son être.

Bien des gens ont nié ces foudroyantessympathies en les reléguant avec mépris dans le domaine duroman.

Grand bien leur fasse !

L’évidence est là qui raille les railleurs, etpour le dire en passant, je ne sache rien au monde qui soit si prèsdes réalités de la vie que le roman bien conçu et bien étudié.

En sortant du théâtre, Maurice ressemblait àun homme ivre.

Sa pensée le fuyait.

Il marchait en rêve.

Il alla ainsi longtemps dans une de cesimmenses avenues qui rayonnent du palais vers la campagne.

Quand la nuit vint, il allait encore, brisé defatigue physique, ému jusqu’à l’angoisse et n’ayant pas pu joindrebout à bout deux idées qui eussent l’apparence d’un desseinformé.

Machinalement pourtant, il prit le chemin dela maison du colonel, mais il passa deux fois devant la porte sanssoulever le marteau.

C’était une nature soudaine en sesrésolutions ; il y avait en lui de l’enfant, mais aussi del’aventurier.

Sans savoir encore assurément ce qu’ilcomptait faire, il suivit son instinct qui l’attirait de nouveauvers le lieu où il avait ressenti la première, la seule grandeémotion de sa jeunesse.

Tout en songeant, il fit le tour de laménagerie ambulante.

Sur la porte de derrière, il y avait un petitécriteau collé.

Maurice s’étant approché, y lut ces motsécrits par une main qui dédaignait à la fois la calligraphie etl’orthographe : On demande un homme fort pour la perche etle trapèze.

Il eut de la sueur aux tempes, car la digne etbrave figure du père Pagès passa devant ses yeux ; mais uneautre image exquise, délicieuse, vint se mettre entre lui et lebonhomme : il vit les quinze ans de Fleurette, et la porte futpoussée.

Mon Dieu, oui, le sort de Maurice était depasser un engagement, ce jour-là ; au lieu de contracter avecle colonel des hussards, ce fut avec Mme veuve Samayouxqu’il s’arrangea.

Nous savons le reste, ou du moins le lecteur adû le deviner : Maurice, conservant un atome de prudence, nedonna que son nom de baptême, de sorte que l’ancien notaired’Angoulême évita cette suprême avanie de s’entendre demander parses amis et voisins des nouvelles de son fils le Parisien quifaisait parler de lui dans toutes les foires de France et deNavarre, non seulement en qualité de trapéziste, mais encore commehomme à la perche, homme à la boule, etc.

Douze mois passèrent comme un éclair.

Maurice ne s’inquiétait ni de sa famille ni dureste du monde.

Il était heureux, plus qu’un roi ; ilavait dans le cœur un grand amour et la certitude d’être aimé.

Au bout d’un an, à cette même fête deVersailles qui lui avait ouvert le paradis, Maurice reçut un coupde massue.

La dompteuse lui dit un matin :« Fleurette est partie, ses parents sont venus lachercher. »

Combien de fois Maurice avait songé àcela ! combien de fois avait-il pensé que Fleuretten’appartenait point à ce monde où le hasard l’avaitjetée !

Elle avait des fiertés, des délicatesses quisemblaient appartenir à une autre caste.

Elle s’était instruite elle-même : elleparlait bien, d’une voix douce et distinguée, enfin sa sagessen’était pas seulement celle d’une pauvre fille, c’était l’honneurfier et calme de celles à qui le respect est dû.

Maurice ne prononça qu’un mot :

– Je le craignais !

Et son dessein de l’année précédente futexécuté sur l’heure.

Il se fit soldat ; seulement, comme ilvoulait se faire tuer, il s’engagea dans un régiment d’Afrique.

Ce soir, en quittant la cabine de ladompteuse, après deux ans d’absence, Maurice était ivre et sentaitson esprit chanceler comme au premier jour où il avait adoréFleurette.

Son entrevue avec Léocadie ne lui laissa quedes impressions confuses et contradictoires.

Deux notions surtout se heurtaient dans soncerveau et y faisaient la nuit.

Fleurette l’aimait encore, elle l’avait prouvéen visitant la baraque à ses risques et périls.

Mais un autre homme occupait la pensée deFleurette, et ses visites à la baraque n’étaient pas pour Mauricetout seul.

Que croire ?

Le côté mystérieux des renseignements fournispar Léocadie, les Habits Noirs, les dangers, l’histoire tronquée dece bandit sanguinaire et charitable, le chiffonnier Coyatier, toutcela papillonnait devant les yeux troublés de Maurice.

Il n’y comprenait rien et se demandait siLéocadie y comprenait quelque chose elle-même.

Un seul point clair et net faisait tache danssa nuit comme une lame d’acier brille sourdement dans lesténèbres ; c’était un nom qui sans cesse résonnait, malgrélui, à son oreille : Remy d’Arx.

Il détestait jusqu’à la folie l’homme inconnuqui portait ce nom ; il eût donné une moitié de son sang pourvoir cet homme en face de lui, l’épée à la main.

La route est interminable du Jardin desPlantes jusqu’aux environs de l’Arc de l’Étoile ; c’est Paristout entier qu’il faut traverser dans sa plus grande longueur.

Le chemin sembla court à Maurice et le passagedes heures lui parut singulièrement rapide ; il fut toutétonné d’entendre une heure du matin sonner à l’horloge de l’Elyséecomme il franchissait le rond-point, entre la rue Montaigne etl’allée des Veuves.

– Je le verrai, se disait-il, résumant ledécousu de ses rêveries : il faut que je la voie, c’est leprincipal. Tant mieux, s’il y a du péril, je la protégerai. Quelest mon espoir, cependant ? Sa famille me chassera. Ehbien ! mon espoir, c’est le sien. Il faut que je la voie poursavoir ce qu’elle espère. Si elle m’aimait assez pour jeter de côtétoute cette noblesse, toute cette fortune… Elle a un projet,puisqu’elle est venue.

Il s’arrêta au milieu de l’avenue desChamps-Élysées et s’assit sur un banc pour mettre sa tête brûlantedans ses mains, qui étaient de glace.

– Mais ce Remy d’Arx ! murmura-t-il d’unevoix étouffée. Il est riche, lui, sans doute, il est de ceux qu’onépouse sans fuir sa famille, sans renoncer au monde…

Un instant il resta muet dans le grand silencede la promenade déserte, mais il se leva brusquement et dit enreprenant sa route à pas précipités :

– Je suis fou ! Cette pauvre femme lajuge selon elle-même. Est-ce qu’il y a une comparaison possibleentre elles deux ? Elle m’aime, puisqu’elle me le dit etpuisqu’il n’y a rien sur la terre de si vrai, de si loyalqu’elle ! Il faut que je la voie, au premier mot tout seraéclairci, et quelle joie quand elle tendra son beau front à monpremier baiser ! Si M. Remy d’Arx… Eh bien ! les Arabesont encore des balles dans leurs fusils et cette fois je neprendrai pas la peine de me défendre.

Au coin de la rue de l’Oratoire, il vit lafile des équipages qui stationnaient devant le portail d’un richehôtel.

Il allait passer franc, car tout ce quisentait l’opulence et le bonheur lui inspirait, cette nuit, unesombre jalousie, mais il s’arrêta court parce qu’un valet, ouvrantle portail et faisant quelques pas sur le trottoir, cria d’une voixhaute :

– La voiture de M. Remy d’Arx…avancez !

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