L’Arme invisible – Les Habits Noirs – Tome IV

Chapitre 9Valet de carreau, neuf de pique

 

Maurice devint si pâle que Léocadie s’élançapour le soutenir.

– Eh bien ! eh bien ! fit-elle, pasde mauvaise plaisanterie, garçon ! vas-tu avoir une attaque denerfs ou une syncope d’évanouissement ? Si j’avais su que lessoldats d’Afrique étaient des demoiselles, j’aurais acheté unflacon d’alcali. J’ai dit la vérité, mais il n’y a peut-être pas dequoi fouetter un chat dans tout cela ; il faut voir.

Elle aida Maurice à s’asseoir sur le petitdivan.

– Si c’est un coup de boutoir, maman Léo,murmura-t-il d’une voix changée, vous avez frappé trop fort ;si, au contraire, votre accusation est sérieuse…

– Je n’ai accusé personne, d’abord,interrompit la veuve Samayoux.

– Ce rendez-vous dont vous avez parlé…

– Je n’ai pas parlé de rendez-vous. Ce n’estpas chez moi qu’elle donnerait des rendez-vous, et si elle endonne, je n’en sais rien, garçon. J’ai dit une seule chose et je nem’en dédis pas : demain elle ne vient pas ici pour toi.

– De la manière dont vous l’aviez dit, maman,soupira Maurice prompt à se rassurer, j’avais compris qu’ellevenait pour un autre que moi.

– Et tu avais bien compris, dit la veuve d’unaccent ferme ; mais doux ; sois homme un petit peu.Fleurette vient ici demain pour un autre que toi.

– Mais alors ?

– Mais alors c’est tout. Il y a cela et pasautre chose : mademoiselle Valentine a des secrets pour moitout en se servant de moi. En aura-t-elle pour toi, je n’en saisrien, c’est ton affaire. Tu me reproches d’avoir parlé ;peut-être que tu as raison, mais je suis femme, après tout, et jeme connais. Ne te fâche pas si je me compare à celle que tuaimes ; les femmes comme moi ne sont pas les plus mauvaisesdes femmes : ça ne les gêne pas de se jeter à l’eau ou dans lefeu quand il s’agit de prouver leur dévouement. Essaye et tu verrassi je dis vrai.

« Mais c’est égal, petit, se reprit-elleen changeant de ton, justement parce que je me connais, je n’ai pasconfiance dans les femmes.

Maurice la regardait d’un air épouvanté ;il demanda tout bas :

– Vous l’avez vu ?

– Qui ?

– L’autre.

– Jamais.

– Elle vous a parlé de lui ?

– Beaucoup.

– Ayez pitié de moi, je vous en prie,dites-moi tout…

– C’est ce que je fais, mais tu t’évanouis àla première bredouille.

– Est-il jeune ? demanda encoreMaurice.

– Assez, répondit la dompteuse, et beau commeApollon à ce qu’il paraît.

– Mais vous voulez donc me fairemourir !

– Le plus souvent ! au contraire. Vousêtes deux, je t’aime mieux qu’elle, si vous devez jouer ensemble àcertain jeu que je sais bien, je veux te mettre en main les bonnescartes, voilà tout.

Maurice inclina sa tête sur sa main dans uneattitude d’accablement.

– Sois homme un petit peu, répéta ladompteuse ; dans ce monde-ci, on n’a rien sans combattre, etmademoiselle Valentine vaut bien une bataille, c’est mon avis.

– S’il ne s’agit que de le tuer… s’écriaMaurice en se redressant.

– Je ne sais pas, répondit la dompteuse,faudra voir. Si elle a quelque chose pour lui, et je le crois, cen’est certainement pas ce qu’elle a pour toi, j’en suis sûre. Maisje te l’ai dit : il y a là-dedans des mystères et des dangers,ça saute aux yeux. Je suppose bien que cet homme-là est dans lesmystères, je crois deviner qu’il partage le danger. Elle cherche undéfenseur, pourquoi n’étais-tu pas là ?

– J’y suis, fit le jeune lieutenant ;allez toujours.

– À la bonne heure ! tu te retrouves. Onva pouvoir causer. Les hommes qui s’évanouissent, vois-tu, moi, çame fait mal. Est-ce bien fini ?

– Oui, c’est bien fini.

– Alors, je commence : on ne vient pascomme cela, le soir, toute seule, derrière le Jardin des Plantessans risquer d’avoir quelque aventure. Ce n’est plus laChaussée-d’Antin, dis donc ; passé neuf heures, le quai,depuis l’hôtel-Dieu jusqu’ici, ne sert pas de rendez-vous aux gantsjaunes, ah ! mais non ! J’aimerais mieux traverser laforêt de Bondy. Il y a donc qu’elle prenait ce chemin-là et qu’ellelaissait son fiacre de l’autre côté de la place Valhubert, rapportau cocher qui ne devait point savoir où elle allait. Tu n’as pastrop à te plaindre, en définitive, puisque c’est pour toi qu’ellevenait. Eh bien ! elle a eu son aventure, pas bien grosse à cequ’il paraît, la moindre des choses : cinq ou six morveux quivoulaient l’affronter. Mais ça suffit pour poser un homme en jeunepremier rôle.

Maurice ferma les poings.

– Attends qu’il soit là pour prendre la gardedu boxeur français, bibi, dit la dompteuse en riant. Aurais-tumieux aimé qu’on la laissât se débattre avec cetteracaille ?

– Et c’est l’homme en question qui ladéfendit ? murmura Maurice.

– Crânement, oui, et qui mit en fuite lesrôdeurs comme une volée d’étourneaux. Ça fait toujours bien dansune histoire.

– C’était un inconnu pour elle ?

– Mais non, voilà le curieux. Quand je larevis, deux ou trois jours après, elle me dit : « Monsecret n’est plus à moi ». Et après m’avoir racontél’anecdote, elle ajouta : « Il est impossible que M. Remyd’Arx ne m’ait pas reconnue. »

– Remy d’Arx ! répéta Maurice ; jen’oublierai pas ce nom-là.

– Tu auras raison, Fanfan, répliqua Léocadie,quand ce ne serait que pour le remercier de sa politesse àl’occasion, car il ne dit pas un mot plus haut que l’autre à lapetite. C’est comme cela qu’il faut s’y prendre, vois-tu : illa reconduisit jusqu’à sa voiture, lui fit un grand salut et s’enalla.

– Et elle l’a revu ?

– Puisque c’est un des habitués du salon de saduchesse.

– Il n’a pas manqué de faire allusion à cetterencontre ?

– Tu reviens de chez les Arabes, toi ! Iln’a pas seulement soufflé mot. Fleurette me le disait encorehier : « Avant la bagarre, il ne me parlait pas beaucoup,mais depuis il ne me parle plus du tout. Il s’éloigne de moi avecun soin qui m’inquiète ; on dirait qu’il a peur de me fairerougir. »

– Et plus il fait semblant de l’éviter, pluselle s’occupe de lui, pensa tout haut le jeune lieutenant.

– Naturellement, c’est l’ordre et la marche denotre sexe.

– Mais si les choses sont ainsi, commentexpliquer l’entrevue qu’ils doivent avoir demain ?

– T’ai-je dit que cette entrevue dût avoirlieu entre Fleurette et M. Remy d’Arx ?

– Ne me cachez rien, maman Léo, je vous enprie !

– Je ne te cache rien, Fanfan, mon pauvreamour, et j’en suis à regretter d’avoir eu la langue trop longue,car tu as la figure comme si tu sortais de l’hôpital ; mais jene peux pas t’en apprendre plus long que je n’en sais moi-même.

« J’ai deviné bien ou mal, voilàtout.

« Une fois il est échappé à Fleurette dedire devant moi : « Pourquoi était-il en ce lieu à cetteheure ? »

« Une autre fois, je crus comprendre quece Remy d’Arx, qui est procureur du roi ou quelque chose commecela, laissant de côté ses mouchards et ses gendarmes, faisait seuldans la forêt de Paris une de ces parties de chasse où l’on peutlaisser sa peau. Tu me diras que M. Vidocq est pour ces battues-làet qu’il faut laisser à chacun son métier, mais le Remy d’Arx estpiqué au jeu, et il paraît qu’avec son air sévère il est plus hardiqu’un zouave. Je ne sais pas le nom de l’homme qui doit venirdemain et qui est déjà venu, il a mauvaise mine et travaille pourde l’argent : j’ai vu Fleurette lui donner un billet debanque ; ce dont il est question dans leurs entrevues, jel’ignore, ou m’éloigne, mais j’ai surpris un mot, un nom :Coyatier.

Ceci fut prononcé à voix basse et avec unesorte d’effroi.

La pensée du jeune lieutenant avaittourné ; sa jalousie restait en éveil, mais un vif sentimentde curiosité le prenait à son insu et soulageait d’autant sablessure.

À mesure que le débit de la bonne femme,devenait, malgré elle, plus confidentiel, Maurice écoutait plusavidement.

Il avait attendu surtout avec une sorted’anxiété le nom prononcé par le mystérieux visiteur à quiFleurette donnait des billets de banque.

En écoutant ce nom, il éprouva un pur etsimple désappointement.

– Ce nom de Coyatier ne me dit rien, fit-ilavec indifférence.

– Ça va te faire un autre effet tout àl’heure, répondit la dompteuse, qui entrouvrit la porte et jeta uncoup d’œil sur la galerie, comme si elle eût craint les oreillesindiscrètes.

– Ça n’est jamais bien sûr, ajouta-t-elle enrepoussant le battant, de parler trop haut quand il s’agit de cesgens-là. Assieds-toi un petit peu ; il y en a pour cinqminutes. Quand je t’aurai dit pourquoi le nom de Coyatier seprononce tout bas, tu en sauras juste aussi long que moi sur tousces rébus qui me font jeter ma langue aux chiens, et tu iras tecoucher si tu veux.

Elle donna l’exemple en prenant place dans unfauteuil que son poids fit frémir.

– Voilà ! reprit-elle ; la foire estun drôle de monde qui ressemble un peu à ma ménagerie ; il y ade tout chez nous, excepté pourtant des pairs de France et desbanquiers millionnaires. J’y connais des honnêtes gens, paroled’honneur, mais on y bavarde beaucoup des machines de la courd’assises.

« Ça occupe, ça amuse, on dirait quec’est du sucre.

« Chaque fois qu’il y a une histoire devoleurs, tout le monde ouvre l’oreille, si bien qu’on raconte touthaut derrière les baraques des faits divers qui écarquilleraientles yeux de la police. Si le nom de Coyatier ne te dit rien, celuides Habits Noirs est-il dans le même cas, bijou ?

– Ils sont en prison, voulut interrompreMaurice, j’ai vu cela dans les journaux.

– Bon, bon, fit la veuve Samayoux, lesjournaux disent ce qu’ils peuvent, et la préfecture laisse dire cequi lui est avantageux. Là-bas, au camp de la Loupe de la barrièred’Italie, il y a un chiffonnier qui ne boit que de l’eau, les joursoù il n’avale pas ce qu’il faut d’eau-de-vie pour enivrer sixhommes : c’est Coyatier. Attention ! il fait peur à voiravec sa tête hérissée comme une hure de sanglier ; il ne parleà personne, jamais, et tout le monde l’évite, même ceux qui ontquelque chose sur la conscience.

« Moi, je ne l’ai vu qu’une fois, c’estun rude homme.

« Il y avait, ce jour-là, un gamin quipleurait parce qu’il avait cassé la bouteille dans laquelle ilrapportait le vin de ses parents ; les passants l’appelaientimbécile pour le consoler ; Coyatier lui mit une pièce blanchedans la main et voulut le caresser, mais l’enfant se sauva avec lesvingt sous.

« Comprends-tu ça ?

« Voici un an, au brun de nuit, unepauvre minette se noyait sous le pont, ici près ; c’était unefille trompée et abandonnée qui s’en allait parce qu’elle n’avaitplus de quoi nourrir son petit enfant. Coyatier la retira de l’eauet l’emmena chez lui, où il la soigna pendant un mois sans riendire à personne, excepté au médecin dont il payait les visites.

« Tu penses bien que la minette etl’enfant l’aimaient comme on adore le bon Dieu.

– C’est tout simple, pas vrai ?

– Mais la minette se rétablit, elle alla unjour s’asseoir sur un banc au bout du boulevard de l’Hôpital ;là, les gens lui parlèrent de l’homme à qui elle devait tout. Ellerentra, prit ses nippes et se sauva sans attendre Coyatier pour luidire merci ni au revoir.

« Qu’en penses-tu ?

« Je ne veux pas te faire languir,Fanfan, cet homme-là n’a pas la lèpre, mais il est toutcomme : il gagne l’argent qu’il dépense avec son couteau.

– Et cela se dit tout haut ! s’écriaMaurice stupéfait.

– Non, répliqua Léocadie, cela se dit toutbas. Dans ce pays-ci on connaît les argousins comme on connaît ceuxqu’ils cherchent. Rien ne sort, primo d’abord parce qu’on détestela police, et secondement parce que chacun sait bien ce qu’il encoûterait pour causer. Il y en a qui passaient pour trop bavards etqu’on ne voit plus. À bon entendeur, salut ; les autres saventqu’on en meurt, dame ! et ils se taisent.

Elle se leva la première et tendit la main àMaurice comme pour lui donner congé.

– Où demeures-tu ? demanda-t-elle enarrivant au seuil.

– Rue de l’Oratoire, Champs-Elysées, n° 6,répondit Maurice.

– Est-ce à l’hôtel ?

– Non, l’Afrique n’est pas laCalifornie ; mes fonds sont très bas et j’étais assezembarrassé en arrivant…

– Bête que je suis ! s’écria Léocadieavec une cordiale effusion, je n’avais pas songé à cela ! tum’as fait pourtant gagner assez d’argent autrefois, enveux-tu ?

– Merci, répliqua le jeune lieutenant, j’aiassez pour attendre jusqu’à demain, et peut-être que demain jereprendrai ma feuille de route pour Marseille. Je voulais dire queje suis forcé d’économiser parce qu’il me faut un costume civil,n’ayant plus le droit de porter l’uniforme de lieutenant.

– Et si tu t’en retournais là-bas, queserais-tu ?

– Soldat. Le bonheur a voulu que j’aierencontré une ancienne connaissance. Vous devez vous souvenir de cegai vivant qui venait autrefois à la baraque, et qu’on appelait lecommis voyageur ?

– M. Lecoq ! s’écria la dompteuse, queljoyeux luron !

– Il m’a procuré une petite chambre garnie paschère, dans une maison qui n’est pas belle, mais qui a l’air bientranquille.

– Tout est donc pour le mieux, amour, ditMme Samayoux. La nuit porte conseil, réfléchis, et pasde coup de tête.

Maurice fit un pas pour sortir, mais ellen’avait point lâché sa main, elle le retint d’autorité.

– Mon lieutenant, dit-elle, tu as refusél’argent de maman Léo. Tu lui en veux, tu te figures qu’elle aessayé de te mettre dans l’esprit de mauvaises idées. Elle n’estpas capable de ça, mon fils, elle a voulu tout uniment couler unpeu de plomb dans ta cervelle de linotte. L’appétit vient enmangeant, c’est certain ; elle t’en a dit peut-être un peuplus long qu’elle ne l’avait résolu, mais elle ne t’en a pas tropdit. Résumé du président : la jeune fille t’aime ; maisil y a un valet de carreau, et le neuf de pique sur enjeu.Conclusion générale : veille au grain et tiens bien tescartes, ou tu seras obligé, comme tu l’as dit sans y croire, dereprendre, soit demain, soit plus tard, ta feuille de route pourMarseille. Embrasse-moi et dis merci !

Elle lui secoua la main avec une vigueur toutevirile et l’attira presque de force dans ses bras.

– Merci, maman, dit Maurice, qui essaya desourire.

La dompteuse murmura dans un baiservéritablement maternel :

– Que comptes-tu faire ?

Au lieu de répondre, le jeune officierdemanda :

– À quelle heure cet inconnu et Valentinedoivent-ils se rencontrer chez vous ?

– À quatre heures de l’après-midi.

– C’est bien, répliqua Maurice, je vaisréfléchir comme vous me le conseillez. Je ne sais pas encore si jeverrai Fleurette, si je lui parlerai, mais je sais que, le caséchéant, elle n’aura pas besoin d’un défenseur de hasard : jeserai là pour veiller sur elle.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer