L’Arme invisible – Les Habits Noirs – Tome IV

Chapitre 6Première entrevue

 

La marquise resta littéralement abasourdie etla voix lui manqua pour rappeler Mlle de Villanove, quitraversait déjà le salon en se dirigeant vers la serre où Remyd’Arx était seul.

– Mais courez donc ! s’écria la bonnedame, dès qu’elle se retrouva elle-même ; moi, je suis toutesaisie ! cette enfant me rendra folle. Valentine !Valentine ! Voyez, si elle m’entendra !

– Drôle de fillette, dit le colonel, qui nebougea pas.

La marquise parvint à se mettre sur sespieds ; elle chancelait et tremblait.

– J’admire votre tranquillité, dit-elle avecdépit, mais il m’est impossible de la partager.

– Marquise, répondit le colonel, moi, je n’aijamais eu de nerfs ; si j’en avais eu autrefois, ils seraientfondus, depuis le temps.

– Mais c’est inconvenant ! s’écriaMme d’Ornans, au comble de l’agitation ; je ne suispas collet monté, mais ceci passe les bornes… Une jeune fille deson âge !

– Ce sera une femme dans trois semaines, bonneamie.

– Que va-t-elle faire ?

– Je n’en sais rien.

– Il faut courir.

– Gardez-vous-en bien. Je ne demande pas mieuxque de vous offrir mon bras, car vous voilà dans un état pitoyable,mais ce sera pour regagner votre table de whist. Je suis un peumédecin, vous savez, et je connais votre tempérament sur le bout dudoigt. Je vous ordonne un rob et une tasse de thé au lait.

Tout en parlant, il s’était levé à son tour etprésentait son bras galamment à la vieille dame, qui le regardaitd’un air courroucé.

– Bonne amie, reprit-il, parlons un peuraison. Nous ne pouvons pas la refaire, n’est-ce pas ? elleest élégante, fine, spirituelle ; elle a, je l’espère, unexcellent petit cœur ; elle portera, en un mot, fortdignement, c’est moi qui vous en réponds, le nom du mari que vouslui donnerez ; mais vous savez où nous l’avonsprise !

« J’ai connu une charmante enfant quiavait eu la danse de Saint-Guy, vers l’âge où on l’a ; elle seguérit, mais elle ne fut jamais comme tout le monde.

« L’événement romanesque qui a tenu notreValentine éloignée si longtemps du monde où elle devait vivre vautdeux ou trois douzaines de danses de Saint-Guy. Loin de nousplaindre, en définitive, nous devons remercier la Providence qui,au lieu d’une de ces filles grossières, peuplant les lieux oùValentine a passé sa jeunesse, nous a fait retrouver une ravissantecréature, originale, c’est vrai, mais où est le grand mal ?volontaire, mais tant mieux ! elle sera la maîtresse dans sonménage ; bonne, enfin, pas plus ignorante qu’une autredemoiselle de son âge ; se tenant bien quand elle veut,éblouissante d’esprit quand elle daigne être en belle humeur, ethonnête avec cela comme toute une congrégation de petitespuritaines !

– Certes, certes, fit la marquise consolée parun mouvement d’orgueil, elle a bien gagné depuis qu’elle est avecmoi, et, dans notre cercle, je ne vois aucune jeune personne quipuisse lui être comparée. Mais cette imagination d’aller chercherun tête-à-tête avec M. d’Arx, est d’une force !…

– Comme tout ce qu’elle fait, chère amie, niplus ni moins. Elle va droit devant elle à la manière des sauvages,et c’est le plus court chemin si on en croit la géométrie.

« Ce qui vous semble une énormité ne serapas même remarqué, pour peu que vous laissiez aller les choses.

« Vous demandiez tout à l’heure :« Que va-t-elle faire ? » et moi je vousrépondais : « Je n’en sais rien » ; c’estl’exacte vérité, mais voulez-vous m’en croire ? Il n’y a riende tel que ces petites luronnes pour conduire leur barque dans despassages difficiles.

« Ne vous inquiétez de rien et préparezla corbeille en attendant.

Ils avaient regagné le salon. Le coloneltoucha du doigt l’épaule trapue du cousin de Saumur, qui avait dansson jeu six atouts, dont trois honneurs.

La marquise reprit la place qui luiappartenait légalement et gagna le trick, quoiqu’elle pûtentrevoir, à travers les châssis de la serre, Remy et Valentine engrande conférence derrière le yucca.

Aussitôt que le colonel fut libre, M. le baronde la Perrière, qui semblait l’attendre, vint à sa rencontre.

– Eh bien ! fit-il après l’avoirrespectueusement salué, tout va-t-il comme vous voulez,papa ?

– Tu sais, répondit le vieillard d’un air fat,je suis né coiffé, j’ai une chance de possédé et de la corde dependu dans toutes mes poches. Nous allons encore gagner cettepartie-là, haut la main, et ce sera ma dernière affaire.

– Dans cinquante ans, papa, répliqua Lecoq,nous parlerons de votre retraite. Ne me gardez pas rancune pour unmot ; les vrais maîtres de billard sont ceux qui jouent bienet qui réussissent pardessus le marché. Voilà qu’il se fait plus deminuit, avez-vous des ordres à me donner ?

– Après moi, l’Amitié, répondit le colonel ens’appuyant familièrement sur son épaule, tu es celui qui fait leplus de carambolages ; aussi tu me succéderas, je l’ai promis,je l’ai juré, je te le signerai quand tu voudras. J’ai oublié de tedemander qui tu avais choisi pour soigner le flagrant délit au n°6.

– Je me suis choisi moi-même, patron, répliquaLecoq ; quand il s’agit de vous seconder, je ne m’en fie qu’àmoi. Je vais de ce pas me mettre au lit, ici près, dans ma chambre,au troisième étage du n° 6, porte à porte avec M. Chopin, leprofesseur de musique, qui a une voix à réveiller tout le quartier.Comptez sur moi, au premier cri de M. Chopin toute la maison seradebout.

Le colonel lui prit la main et la serra.

– Mon bon chéri, lui dit-il avec émotion, tune sers pas un ingrat, et quand le moment sera venu, tu verras biensi ton vieux maître t’aimait d’une tendresse sincère.

Ils se séparèrent et Lecoq quitta l’hôteld’Ornans en se disant :

– Si on ne connaissait pas le vieux vampire,il serait capable de vous faire voir des étoiles en pleinmidi !

Valentine était entrée dans la serre d’un pasvif et résolu, elle avait marché droit à Remy d’Arx ; mais ilarrive souvent aux enfants de se monter la tête, de courirétourdiment à l’assaut d’une situation, sûrs qu’ils croient êtred’eux-mêmes, puis de s’arrêter tout à coup, manquant de paroles oude force.

Valentine était une enfant ; à la vue dujeune magistrat qui s’était levé à son approche et qui fixait surelle son regard profondément troublé, elle s’arrêta interdite etconfuse.

Il y avait de la fièvre dans les yeux deRemy ; on y lisait l’angoisse de sa longue attente, mais cequ’ils exprimaient surtout, c’était un indicible étonnement.

Ce fut cet étonnement même qui glaça letéméraire courage de Valentine.

Les mots qu’elle comptait prononcer ne luivenaient plus, et ils restèrent un instant vis-à-vis l’un del’autre, lui intrigué jusqu’à la détresse, elle cherchant en vainsa présence d’esprit qui la fuyait.

– J’aurais mieux fait de ne pas venir,dit-elle enfin ; vous allez me juger sévèrement,peut-être.

– Moi ! balbutia Remy, tandis que sesmains se joignaient malgré lui.

Il y avait un si profond amour dans ce gesteet dans cette simple parole que Valentine eut le cœur serré.

Elle tendit la main à Remy enmurmurant :

– J’avais tant de choses à vous dire !…je croyais que vous me méprisiez.

– Moi ! dit encore Remy d’une voix àpeine intelligible.

– Vous ne m’adressiez jamais la parole, il mesemblait que vous m’évitiez…

Remy fit un grand effort etrépondit :

– Vous ne vous trompiez pas,mademoiselle ; j’ai combattu tant que j’ai pu, avec énergie,avec désespoir !

– Pourquoi ? demanda-t-elledoucement.

Un délicieux regard se glissait entre sespaupières demi-closes. Remy répondit encore :

– Parce que, dès le premier moment, j’aideviné que le malheur de ma vie était là.

– Mais pourquoi ? répéta Valentine avecpétulance.

– Quelque chose me disait : Tu ne seraspas aimé.

– Et il n’y avait que cela ? murmuraValentine, qui eut presque un sourire. Parlez franc, n’y avait-ilque cela ?

Comme la réponse du jeune homme se faisaitattendre, elle ajouta impatiemment :

– Alors, vous ne m’aviez pasreconnue ?

Remy la considéra stupéfait.

– Je suis bien sûr de ne vous avoir jamaisvue, dit-il, avant ce soir où Mme la marquise d’Ornansme présenta à vous.

– Avant ! répéta Mlle deVillanove d’un accent étrange.

Puis, après un silence, elle ajouta toutbas :

– Mais depuis ?

Remy interrogeait laborieusement sessouvenirs.

– Quand on ne devine pas du premier coup,reprit-elle, d’un ton libéré, il faut renoncer. Je vais vous aider,monsieur d’Arx, d’autant que ce sera une occasion de payer madette : une jeune fille seule, la nuit, dans un quartierdésert…

– Sur le quai du Jardin des Plantes ! fitRemy, qui croyait rêver. Serait-il possible !

– Oui, sur le quai, le long du jardin. Lajeune fille portait un voile que les étudiants en goguettevoulaient lui arracher ; elle cherchait à rejoindre sa voiturequi l’attendait à quelques pas de là, mais les jeunes fous luibarraient le chemin. Un passant entendit ses cris par bonheur… etpar un plus grand bonheur, le passant était de ceux qui peuventêtre timides vis-à-vis d’une femme, mais qui deviennent des lionsen face du danger. Il tomba sur les insulteurs comme la foudre, etc’est à peine si la jeune inconnue, reconduite à sa voiture avecrespect, eut le temps de balbutier quelques mots dereconnaissance.

– Dois-je donc croire que c’était vous ?prononça tout bas Remy.

– Vous devez le croire, monsieur d’Arx,puisque du fond du cœur je vous remercie en vous donnant le droitde me demander pourquoi moi, Mlle de Villanove, j’ai eubesoin de votre secours, à cette heure et en ce lieu.

Remy porta la main qu’il tenait à seslèvres.

– Je douterais de moi-même, dit-il avant devous soupçonner. Rien ne vous forçait de faire allusion à unévénement qui était si loin de ma pensée.

– Vous vous trompez, repartit Valentine, dontla voix devint grave ; à mes yeux, la recherche d’un homme telque vous est un très grand honneur et un très grand bonheur. J’aivoulu vous apporter ma réponse moi-même pour vous dire nonseulement quel prix j’attacherais à votre amitié, mais encore pourvous expliquer les raisons d’un refus nécessaire qui me laisse dansl’âme un véritable regret.

Une pâleur mortelle couvrit le visage de Remy,qui porta la main à sa poitrine et dit :

– J’avais le pressentiment de monmalheur !

Il se laissa tomber sur un siège et Valentines’assit près de lui en ajoutant :

– Monsieur d’Arx, il m’est défendu d’êtrevotre femme.

Ceci fut dit d’un tel accent que le jeunemagistrat frémit en relevant sur elle des yeux épouvantés.

Mais le regard qu’elle lui rendit étaitlimpide comme ceux des anges.

– Oh ! fit-elle sans orgueil et avec unbon sourire, ce n’est pas cela ; je suis une honnête fille etje puis bien répondre que je serai un honnête femme, mais à partces deux points qui ne dépendent que de moi-même, tout ce qui meconcerne est problème et incertitude. Allez ! ne me regrettezpas ; mon passé, que vous connaîtrez, je le veux, aurait dequoi effrayer un homme dans votre position et tuerait peut-être sacarrière, son avenir…

– Un mot, un seul mot ! interrompit Remyavec une ferveur passionné, avez-vous dans le cœur un autreamour ?

– Oui, répondit Valentine.

Elle ajouta étourdiment :

– Sans cela je crois bien que je vous auraisaimé.

Remy courba la tête ; elle le regardad’un air triste, puis elle demanda :

– Voulez-vous que je sois votresœur ?

– Au nom de Dieu ! fit le jeune magistratd’une voix brisée, laissez-moi ! Ne voyez-vous pas comme jesouffre !

– Si fait, répliqua-t-elle, et je ressenscruellement votre blessure, mais il n’est pas en notre pouvoir denous séparer ainsi, monsieur d’Arx ; un lien que je ne sauraisdéfinir nous unit. Vous me connaîtrez demain, je vous l’aidit : je le veux. Moi, je vous connais à votre insu ; jesais à quelle œuvre de mystérieuse vengeance vous avez dépensévotre jeunesse : vous poursuivez les assassins de votrepère…

– Ah ! s’interrompit-elle, vous vouséveillez enfin : vous avez tressailli !

Leurs yeux se rencontrèrent encore unefois ; jamais Remy d’Arx ne l’avait admirée plus belle. Ellecontinua :

– Vous êtes un grand cœur, vous êtes unevaillante intelligence ; vous avez bien cherché, mais ilssavent fuir comme les Indiens sauvages en cachant la trace de leurspas. Qui sait ? Si pour vous je ne puis être l’amour,peut-être que je serais la vengeance.

Remy la contemplait ardemment.

– Les connaissez-vous donc ceux que jecherche ? demanda-t-il.

Elle répondit :

– J’en connais au moins un.

– Son nom ! s’écria le jeunemagistrat.

Elle mit un doigt sur ses lèvres.

– Pas ici, prononça-t-elle en baissant la voixjusqu’au murmure, nous en avons déjà trop dit dans cette maison oùles murailles écoutent. Il faut que je vous revoie demain ;voulez-vous m’accorder cette entrevue ?

– En quel lieu ? demanda Remy.

– Chez vous.

– Chez moi ! répéta le jeunemagistrat.

– Nous serons seuls, reprit Mlle deVillanove d’un ton résolu. À dater de six heures du soir, vousdéfendez votre porte.

– Vous le voyez, monsieur Remy d’Arx,ajouta-t-elle en se levant, tandis que son beau sourires’imprégnait de mélancolie ; je suis une étrange fille, etvous ne me regretterez pas longtemps. À demain soir ! jeserais chez vous à six heures.

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