L’Arme invisible – Les Habits Noirs – Tome IV

Chapitre 18L’interrogatoire

 

Remy d’Arx et Maurice étaient assis maintenanten face l’un de l’autre. Maurice parlait ; Remy, penché surles pièces éparses du dossier, écoutait attentivement et prenaitdes notes.

Ce n’était plus l’homme de tout àl’heure ; quelque chose de son ancienne passion se réveillaiten lui, et, pour un instant, il redevenait lui-même.

Sur son ordre, Maurice avait commencé le récitdétaillé de sa vie depuis son départ d’Angoulême jusqu’à son retourd’Afrique.

Tout en l’écoutant, Remy consultait les piècesde l’instruction et semblait comparer les dires du jeune lieutenantaux renseignements recueillis par la police.

Elle était profonde et peut-être mortelle, lablessure que lui avait faite l’arme invisible, la main quiavait porté le coup était exercée : elle avait frappé en pleincœur. Mais les plaies de l’âme sont comme celles du corps, et telremède qui n’a pas la puissance de guérir peut du moins calmer lafièvre et produire une trêve.

Ainsi en était-il de Remy d’Arx qui oubliaitun moment son angoisse et se redressait, ravivé par une diversioninattendue.

Le lévrier mourant bondit encore si on luimontre la trace du cerf ; Remy venait de tomber à l’improvistesur la piste de ceux qui avaient tué son père.

Les Habits Noirs étaient là, il lesentait ; le sang corse, rallumé tout à coup, bouillonnaitdans ses veines comme aux jours de sa jeunesse.

Ses narines dilatées tremblaient, son œilbrûlait.

Quand Maurice aborda cet épisode de sonhistoire où, se trompant de porte, il était entré dans une baraquede saltimbanques au lieu d’aller coucher à la caserne, Remyl’arrêta du geste et prit à la main celui des trois rapports quin’avait pas de signature.

– Voici un travail admirablement fait,murmura-t-il, trop bien fait ; cela tient du miracle. Le crimea été commis ce matin, et ce soir nous avons au dossier quelquechose qui pourrait être intitulé : « Les mémoires del’accusé ». J’y trouve tout ce que vous me dites, lieutenantPagès, avec des détails encore plus intimes sur MmeVeuve Samayoux, votre patronne, et sur cette jeune fille quiportait le nom de Fleurette. On a dû interroger un de vos amis, unami pour qui vous n’aviez rien de caché.

– Je me connais de bons camarades au régiment,répliqua Maurice, mais je n’ai jamais confié mes affaires àpersonne.

– Alors, demanda le juge, qui avait aux lèvresun sourire presque triomphant, comment expliquer cettemerveille ? La police mérite rarement qu’on l’accuse d’êtretrop habile. En quelques heures, il a fallu rassembler lesrenseignements que voici, et qui, en vérité, semblent avoir étédonnés, par vous-même, tant leur exactitude est complète ; ila fallu, en outre, rédiger ce rapport, le mettre au net et ledéposer à la préfecture, qui l’a fait parvenir ici avant monarrivée. Il y a des sortes d’encres qui sèchent très vite, je lesais, mais l’écriture de ce document ne semble pas toutefraîche ; on dirait que la nuit a passé sur cette copie.

Pendant qu’il parlait, Maurice le regardaitavec étonnement.

– Monsieur le juge, dit-il d’une voix trèsémue, cherchez-vous donc vraiment à me trouver innocent ?

– Je cherche les coupables, répliqua Remyd’Arx, qui fixa sur lui ses yeux perçants ; vous ne lesconnaissez pas encore, et pourtant vous allez m’aider à lestrouver. Monsieur Pagès, cette pièce était fabriquée d’avance.

– Vous croiriez !… s’écria le jeunelieutenant stupéfait.

– J’en suis sûr. Ils sont arrivés à ce pointd’habileté qu’ils dépassent quelquefois le but, et la perfection deleur œuvre devient une signature. Je reconnais, moi qui vous parle,tout ce qui sort de cette terrible fabrique.

Les yeux de Maurice interrogeaient etlaissaient percer une vague inquiétude.

– Soyez tranquille, dit Remy, répondant à ceregard, j’ai tout mon sang-froid, et vous comprendrez bientôt lesens de mes paroles. Tout était préparé, je vous le répète ;on rédigeait ce rapport à l’heure même où un autre acteur, jouantdans la même comédie, profitait de votre absence pour briser chezvous une serrure et laisser dans votre chambre deux de ces outilsqui n’appartiennent qu’aux voleurs de profession.

La bouche de Maurice resta béante un instant,puis il balbutia :

– Je ne vous ai rien dit de tout cela ;comment le savez-vous ?

Le juge d’instruction sourit encore etpoursuivit au lieu de répondre :

– Qui a pu fournir ces renseignements survotre vie passée ? Cherchez bien, il est impossible que vousne trouviez pas un moyen de me mettre sur la trace.

– Je n’ai pas besoin de chercher, répliquaMaurice, frappé soudain d’un trait de lumière ; hier au soir,j’ai vu la veuve Samayoux, mon ancienne patronne.

Évidemment, interrompit Remy, ce doit êtreelle. Maurice secoua la tête.

– Vous vous trompez, monsieur le juge,dit-il : celle-là est le plus honnête cœur qui soit au monde.Sa tête, par exemple, n’est pas de si bonne qualité ; elle m’aavoué elle-même qu’on était venu, qu’on avait tourné autour d’elleet qu’on l’avait fait causer à mon sujet.

– Depuis peu ?

– Hier, dans la matinée.

– Vous voyez bien ! s’écria le magistrat,qui battit des mains comme pour applaudir. Vous a-t-elle dit le nomde celui qui a tourné autour d’elle ?

– Elle a prononcé deux noms, repartit Maurice,et je ne sais plus lequel des deux se rapporte à ce détail :Piquepuce et Lecoq.

Remy ouvrit avec vivacité sa redingote et pritdans sa poche un carnet, qu’il consulta en répétant :

– Piquepuce… Lecoq !

Il tira brusquement le cordon de la sonnettequi pendait au-dessus de son bureau.

– Lecoq ! dit-il tout bas pour lapremière fois.

Il ajouta, en s’adressant au garçon quiaccourait, appelé par son coup de sonnette :

– Passez sur-le-champ à la préfecture et ditesau chef de la 2e division que j’ai besoin de l’agent Lecoq. Vousentendez : sur-le-champ !

Le garçon partit ; Remy resta pensif.

Maurice croyait bien faire un de ces rêvestroublés où les incidents bizarres se mêlent et s’entassent pourfatiguer le sommeil des fiévreux.

Les corridors du Palais communiquent avec ceuxde la préfecture ; le garçon envoyé en exprès revint au boutde quelques minutes et dit :

– Monsieur le chef de la 2e division demandeun ordre écrit.

Remy haussa les épaules avec colère, et saplume grinça sur le papier.

– Sur-le-champ ! répéta-t-il encore enremettant un pli au garçon ; le refus de M. le chef dedivision serait à ses risques et périls.

Il se leva, et en attendant le retour de sonenvoyé, il arpenta la chambre à grands pas.

Maurice, qui n’osait l’interroger, l’entendaitmurmurer :

– L’administration… la plaie ! L’obstacleéternel !

Remy d’Arx s’arrêta devant la porte pourécouter les pas de son messager dans le corridor et reçut des mainsdu garçon un pli pareil au sien.

Le contenu de ce pli était ainsi :

« Il n’y a ni dans mon service général,ni dans le service de la sûreté, aucun agent du nom deLecoq. »

Remy froissa la lettre violemment et lajeta ; mais, se ravisant aussitôt, la reprit pour la serrerdans son carnet, qu’il remit dans sa poche.

Puis il s’assit de nouveau devant sa table etdit à Maurice :

– Vous n’avez plus rien à m’apprendre. Lerapport de ce Lecoq est exact et je l’ai lu. Vous quittâtes laFrance à une heure de désespoir ; vous emportiez avec vous uncher souvenir. En Afrique, vous avez joué follement votre vie pourgagner l’épaule, et vous ne souhaitiez l’épaulette que pour avoirle droit de donner votre démission. Vous êtes revenu ; celleque vous aimez est noble et riche, je n’ai pas besoin de savoirquelle était votre espérance : vous êtes aimé, cela suffitpour justifier votre retour. Mon opinion est fixée. Je vaisrappeler mon greffier pour que mes demandes et vos réponses soientconsignées selon le vœu de la loi, c’est désormais une simpleformalité. Vous êtes innocent, lieutenant Pagès, j’en ai lacertitude absolue, et vous n’avez plus rien à craindre.

Maurice voulut remercier, mais le juge luiimposa silence en montrant la porte qui s’ouvrait.

M. Préault reprit sa place à la petitetable ; il était manifestement de très mauvaise humeur.

L’interrogatoire de Maurice ne contenait rienqui ne soit déjà connu de nous, M. Préault, qui était un vieux ratde Palais, ne cacha point, en transcrivant les réponses de Maurice,la complète incrédulité qu’elles faisaient naître en lui.

Quand le jeune lieutenant parla del’effraction pratiquée à l’avance, du monseigneur et de la pinceintroduits chez lui à son insu, le greffier ne put réprimer unpetit accès de ricanement.

Maurice poursuivit :

– Ce fut justement la réunion de toutes cescirconstances qui me donna ou plutôt qui m’imposa la pensée defuir. Je sentais le piège tendu, je voyais la trappe qui allaitretomber sur ma tête ; les paroles que j’entendais au-dehorsétaient accablantes, elles m’ôtaient jusqu’à la volonté de medéfendre. On disait : « L’assassin est là ! »et j’y étais, et comme j’avais essayé de secourir mon malheureuxvoisin, son sang couvrait mes mains et mes habits. Le concierge dela maison allait répétant une phrase terrible, réellement prononcéepar moi et qui se rapportait à un tout autre ordre d’idées, maiselle venait en aide à l’échafaudage des indices qu’on avaitentassés autour de moi et semblait compléter l’évidence.

« J’aurais dû rester, je le sais, etattendre le danger de pied ferme ; c’est mon métier de soldat.Fuir, c’est crier : je suis coupable ; mais j’avais étéfrappé à l’improviste, nul éclair n’avait précédé ce coup defoudre. Une seule chose m’occupait, je dois le dire : c’étaitla conscience de mon apparente culpabilité. Mes jambes tremblaient,mon regard se voila, et j’entendis autour de mes oreilles unmurmure horrible qui était le bruit de la foule rassemblée autourde l’échafaud.

« J’eus peur jusqu’à perdre la raison. Aumoment où ceux du corridor entraient à la fois par la porte dunuméro 17, qui était ma chambre, et par la porte du numéro 18, oùle cadavre gisait, j’étais fou. Je sautai sur l’appui de la fenêtresans dessein arrêté ; je pense que mon envie était de melaisser tomber dans le jardin, mais mon pied rencontra les barreauxd’un treillage où des plantes grimpantes s’enlaçaient.

« Rompu comme je le suis à tous lesexercices gymnastiques, je n’eus aucune peine à suivre ce cheminaérien, et en quelques secondes j’atteignis un grand arbre, oùj’essayai d’abord de me cacher.

« Mais il y avait déjà du monde dans lejardin. Par où ces gens étaient-ils entrés ? Quefaisaient-ils ? Le drame où je venais d’être acteur avaitpassé, rapide comme la pensée ; j’affirme que dix minutes nes’étaient pas écoulées entre le premier cri de la victime et lemoment présent. Ces gens étaient donc là d’avance ; le piègeavait donc été tendu au-dehors comme au-dedans.

– Notez bien cela, monsieur Préault, n’oubliezrien, dit le juge, qui venait de prendre dans le dossier un planfiguratif et qui le déployait devant lui sur la table.

– Où est l’arbre ? demanda-t-il ens’adressant à Maurice.

– Ici, répondit le jeune lieutenant, qui posason doigt sur le papier. De là, je voyais ceux qui couraient dansle jardin et ceux qui se pressaient déjà aux fenêtres. On m’avaitaperçu aux rayons de la lune, car tous criaient à la fois :« Regardez ! le voici ! nous letenons ! »

Maurice passa la main sur son front oùperlaient des gouttes de sueur froide.

Les yeux de Remy, qui s’étaient fixés d’abordsur la partie du plan indiquant le chemin suivi par l’accusé,embrassaient en ce moment l’ensemble du dessin.

Le plan formait un angle droit dont un descôtés portait pour légende : Rue de l’Oratoire ;l’autre : Avenue des Champs-Élysées.

– Mais, murmura Remy d’Arx avec étonnement,c’est l’hôtel d’Ornans qui est là.

– Parbleu ! fit le greffier.

Il ajouta à part lui :

– Voilà comme on étudie les pièces ! Letraitement de ces gaillards-là n’est pas difficile à gagner.

Une curiosité nouvelle semblait s’éveillerchez le juge, et il écoutait désormais avec un redoublementd’attention.

– Fuir ! continua Maurice, il n’y avaitplus en moi que la misérable idée de fuir ! J’étais entouré detrois côtés, mon regard se tourna vers le quatrième et je vis unegrande maison tout auprès de moi. Deux croisées restaient éclairéesau milieu de la façade sombre ; à travers la mousseline desrideaux, je distinguais la forme d’une femme agenouillée quipriait.

« À la suite des deux fenêtres éclairéeset sur le même balcon, une troisième croisée restaitentrouverte…

– L’appartement de Valentine ! pensa lejuge.

Le greffier se disait :

– Ça a l’air de l’amuser. À la place del’accusé, je demanderais un verre d’eau sucrée.

– Ce que j’espérais, poursuivit Maurice, je nesaurais le dire. Les femmes ont parfois pitié ; j’avais unechance sur mille de trouver passage au travers de cette maison etde gagner les Champs-Elysées. Je choisis la branche qui serapprochait le plus de la maison, je la suivis avec précaution, etje me laissai tomber sur le balcon à la vue de tous ceux quiétaient en bas.

« Je les entendais ; ilsdisaient : « Frappez à la porte du grand salon !qu’on fasse le tour par la rue de l’Oratoire pour aller prévenir leconcierge ! une échelle ! ce sera plus tôtfait. »

« Je poussai la fenêtre entrouverte, quiétait celle d’un cabinet, juste au moment où la jeune femme quej’avais vue agenouillée s’élançait hors de sa chambre, effrayée parle bruit. Elle avait entendu sans doute répéter bien des foisau-dehors le mot assassin ; à ma vue, elle se rejeta dans lachambre en poussant un grand cri.

« Certes, ceux du jardin n’avaient pas eule temps de faire le tour par les Champs-Elysées, et pourtant uneporte s’ouvrit donnant passage à des gens qui disaient aussi :« L’assassin, l’assassin ! »

« Elle me montra du doigt, celle en quij’espérais ; elle s’écria : « Le voici ! »et je fus entouré, car on avait trouvé une échelle, et les gens dujardin entraient par le cabinet.

« Je regardai alors cette jeune fille quim’avait livré et mon cœur cessa de battre ; je ne prononçaiqu’un mot : Fleurette !

– Fleurette ! répéta le juge qui retenaitson souffle et dont le visage était devenu livide.

– Elle me reconnut aussi, poursuivit Mauriced’une voix altérée, car elle prononça mon nom et vint tomber dansmes bras.

– Dans vos bras ! répéta encore Remyd’Arx.

Ses yeux étaient baissés, ses lèvrescontractées. Maurice ne prenait point garde au changement de saphysionomie, car l’émotion l’aveuglait.

– Quelle position, demanda le juge avecégarement, cette fleurette occupe-t-elle à l’hôtel d’Ornans ?est-elle au service de la marquise ou au service de Mllede Villanove ?

Maurice répondit :

– Cette fleurette est MlleValentine de Villanove elle-même.

Il y eut un grand silence. Le greffier regardatour à tour les deux interlocuteurs et s’écria :

– Monsieur le juge se trouve mal !

Remy d’Arx avait, en effet, chancelé sur sonsiège.

– Ce n’est rien, dit-il.

Et faisant sur lui-même un effort terrible, ilajouta :

– Lieutenant Pagès, avez-vous toutdit ?

– Tout, répliqua Maurice absorbé enlui-même.

– Alors, monsieur le greffier, prononçapéniblement Remy, donnez à l’accusé lecture de soninterrogatoire.

Tout en rassemblant ses feuilles et enassurant ses lunettes, M. Préault se demandait :

– Que diable y a-t-il donc ?

Il commença :

« Le vendredi, 22 septembre 1838, enprésence de M. le juge d’instruction Remy d’Arx, acomparu… »

Mais il n’acheva pas, parce que, à ce nom deRemy d’Arx, Maurice s’était levé tout debout.

D’un mouvement pareil qui ne dépendait pointde sa volonté, le jeune magistrat repoussa son siège et se dressade sa hauteur.

Il y eut entre leurs regards un chocsinistre.

Pas une parole ne fut prononcée.

Maurice se rassit le premier ; Remy d’Arxl’imita, disant :

– Greffier, poursuivez votre lecture.

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