L’Arme invisible – Les Habits Noirs – Tome IV

Chapitre 8Souper à la baraque

 

Nous avons déjà entendu ce nom de Maurice, àl’estaminet de L’Épi-Scié, cabinet de l’entresol, dans la bouche dubandit Piquepuce, rendant ses comptes à Toulonnais-l’Amitié.

C’était vraiment un beau soldat que ceMaurice, et son uniforme de spahis lui allait à ravir.

Il pouvait avoir vingt-cinq ans, sa figureriante et hardie portait les traces du soleil africain sans avoirperdu pour cela sa délicatesse native : son teint avait brunijusqu’à prendre une nuance complètement bistrée, mais il n’avaitpoint grossi, et ces tons de cuivre mat allaient bien à la virilefinesse de ses traits.

Il avait le front haut sous ses cheveuxblonds, coupés ras ; son nez aquilin taillé selon de vives ettranchantes arêtes relevait ses narines à la moindre émotion ;sa bouche était ferme, nette, singulièrement douce dans le sourire,mais sévère aussi à l’occasion, et en quelque sorte rembrunie parla courbe énergique de son menton.

Ses yeux noirs brillaient et brûlaient,protégés par des cils soyeux comme ceux d’une femme, et c’est àpeine si le duvet de sa moustache naissante ombrageait suffisammentsa lèvre supérieure.

Il était grand, avec cela ; gracieux danssa taille souple et bien prise, dont les moindres mouvementsannonçaient une remarquable agilité.

– Je vous préviens, maman Léo, dit-il enrendant de bon cœur l’accolade de la dompteuse, que si vous meserrez comme cela, je reprends ma démission pour retourner enAfrique. Heureusement que les Arabes n’ont pas le poignet si bienattaché que vous, sans quoi je n’aurais pas le plaisir de vousrevoir.

– Car tu les as frottés de près, n’est-ce pas,mon Maurice ? s’écria la bonne femme, dont la voix était doucecomme un solo de clarinette ; j’ai lu tout ça sur lesjournaux. Et figure-toi, je ne te reconnaissais pas dans lespremiers temps : tu nous avais caché ton nom, méchant que tues !

– Dame ! fit Maurice, pour entrer dans lacage du tigre et gigoter sur le trapèze américain…

– Ah oui ! tu méprises bien l’étatmaintenant !

– Pas trop, puisque me voici chez vous, magrosse maman.

– C’est vrai. Mais ajouta-t-elle en soupirant,ce n’est pas pour moi que tu est chez moi, et tu voudrais déjà queje te parle d’elle, sans cœur !

Le jeune officier l’embrassa encore endisant :

– Vous êtes bonne comme du bon pain. Oui,pourquoi vous le cacherais-je, puisque vous le savez si bien ?je viens vous parler d’elle, je ne songe qu’à elle ; jel’aimais bien autrefois, n’est-ce pas ?

– Tu ne l’aimais que trop, fit Léocadie, dontla poitrine se souleva en un vaste soupir.

– Je l’aime cent fois plus maintenant ;je l’aime mille fois plus, et je viens à vous sans crainte, car moncœur me dit qu’elle ne m’a pas oubliée.

Mme Samayoux le regarda avecsurprise.

– Ton cœur ! répéta-t-elle ; tu n’asdonc pas reçu ma lettre ?

– Je n’ai rien reçu, répondit Maurice, je nesais rien d’elle, sinon ce que je savais lorsque j’ai quitté votremaison pour m’engager soldat, parce que je me trouvais séparéd’elle, parce que, et comme j’en avais le pressentiment, au lieud’appartenir à une pauvre famille, elle était l’enfant de parentsnobles et riches qui l’avaient recherchée, qui l’avaient retrouvéeet qui étaient venus la réclamer.

– Te voilà tout pâle, murmura Léocadie, rienqu’en pensant à elle. Comme tu l’aimes, Maurice ! Sans elle,dis, m’aurais-tu aimée un petit peu ?

– Maman Léo, répliqua gaiement le jeuneofficier, vous n’avez que ce défaut-là, mais il est gros. Voussavez bien que je vous aime comme un fils.

– Ne dis pas cela ! interrompit-elle enlui mettant la main sur la bouche, ça me vieillit,trésor !

– Comme un neveu…

– Avec ça que les neveux sont tendres !Non, comme un petit frère chéri, c’est réglé. As-tu faim ? tesouviens-tu de mes fricandeaux à l’oseille ? Moi, je n’ai pasoublié tes goûts, et dès que j’ai su que tu allais venir, je t’aimijoté une rouelle qui serait digne des dieux de la fable ;avec ça une jolie salade, du raisin de Fontainebleau, du fromage deBrie et ce petit Mâcon vieux, tu sais ?

– J’aurai peut-être faim, maman Léo, ditMaurice, car ne j’ai pas bien vécu depuis quelques jours, maisauparavant j’ai besoin de savoir. Ne me faites pas languir, je nevous en demande pas long, dites-moi ce qu’elle est, où elle est etsi elle m’aime encore.

Léocadie prit sa casserole et en vida lecontenu dans un plat.

– Nous allons donc pouvoir souper tout desuite, répondit-elle d’un air malin, car il ne me faudra pasbeaucoup de temps pour répondre à tes questions.

« Ce qu’elle est, elle est grandedemoiselle, nièce de duchesse ou marquise, je ne pourrais pas ledire au juste.

« Où elle est, je n’en sais rien, maiselle te l’apprendra elle-même.

« Si elle t’aime encore, oui, à la folie,car c’est de la folie dans la position où elle est que de quitterl’hôtel de sa tante, le soir, en fiacre, pour venir chezMme veuve Samayoux, tout exprès pour causer du maréchaldes logis Maurice Pagès.

– Elle a fait cela ! s’écria le jeuneofficier, qui se jeta à son cou.

– Oui, mon lieutenant, j’ai dit maréchal deslogis parce que la dernière fois qu’elle est venue, ni elle ni moinous ne savions que vous aviez l’épaulette. Peut-onservir ?

Maurice essuya la sueur de son front et dit enappuyant la main sur son cœur :

– Servez, maman Léo ; ceux qui prétendentque la joie coupe l’appétit sont des menteurs. À table ! jevais manger comme un de vos tigres !

En un clin d’œil le souper fut servi, etLéocadie, qui, une fois assise, tenait tout un côté de la table,commença prestement à découper.

– Voilà, fit-elle, c’est le morceau de gaucheque tu préfères. Chaque fois que je m’en servais une tranche, jepensais à toi et je me disais : Il n’en a peut-être pas de sibien rissolé là-bas, au fond des déserts. Le trouves-tubon ?

– Délicieux, repartit Maurice la bouchepleine.

– Eh bien ! pendant que tu manges, monchéri, tu me laisseras bien parler un peu de ce qui est le cadet detes soucis, c’est-à-dire de toi-même. Pourquoi as-tu donné tadémission, puisque tu n’avais pas reçu ma lettre qui te disait derevenir au galop ?

– Parce que je n’avais pas besoin de lettrepour avoir le diable au corps, maman ; je voulais la revoir àtout prix, je serais devenu enragé là-bas.

– C’est comme ça que j’ai toujours rêvé d’êtreidolâtrée ! soupira Mme Samayoux. Combien de tempsas-tu été officier ?

– Trois jours. Je n’avais tant travaillé quepour avoir mon grade, et je ne désirais mon grade que pour gagnerle droit de donner ma démission. Mes chefs m’en ont assez dit, etde sévères, mais j’aurais passé par-dessus le corps du maréchalpour revenir à Paris.

Léocadie lui versa un grand verre de vin.

– C’est étonnant, dit-elle, ça me fait plaisiret peine de t’entendre parler de même ! Et pourtant, je meraisonne, va ! Je suis un peu puissante pour toi, en plus del’âge qu’il y a de trop, tandis qu’avec la Fleurette vous ferez unevraie paire de jolis cœurs. Mais comme c’est ça, hein ? Donnersa démission au bout de trois jours, après avoir gagné son grade endeux ans ! sais-tu que pareille chose ne s’est jamaisvue ? Il n’y avait que Lamoricière pour être mis si souventque toi dans les rapports et dans les journaux ! Quand on semarie de même c’est bien plus court que de passer par l’École deSaumur. Ça te va un peu crânement, dis donc, cette tape de soleilque tu as sur les joues ! Moi, d’abord, les officiers blondsqui se basanent à Alger, j’en croquerais !

– Une autre tranche, maman, interrompitMaurice.

– Ah Cupidon ! va, s’écria-t-elle avec unfougueux élan d’enthousiasme, c’est une déesse de l’Olympe qu’ilfaudrait pour être digne de toi ! et j’en ai composé assez destrophes en vers sur l’ivresse de la tendresse d’amour au point dujour que je ne pouvais pas m’en guérir le cœur en ta faveur. Je vast’en chanter une petite, veux-tu ? Qu’est-ce que ça te fait,puisque tu manges ? On reparlera d’elle après, soistranquille.

Elle se leva impétueusement et prit dans lefilet qui servait de grenier la vieille guitare placée entre lespommes de terre et le parapluie. Pendant qu’elle en resserrait lescordes lâchées, Maurice dit sur un ton de la clémence :

– Chantez, maman, vous avez une fièrementjolie voix.

Ce fut comme un tonnerre langoureux qui éclatadans la petite cabine. Les yeux au ciel et le sein agité par unorage, Léocadie se mit à rugir, sur l’air fade d’une romance passéede mode, la poésie suivante, qui était due à sa propreinspiration :

Les lions et les tigres sont plus facilesà dompter

Que le jeune militaire dont mon âme ensoupire ;

Il est séduisant par toutes sesqualités,

Mais ça lui est égal que je souffre lemartyre.

– Bravo ! s’écria Maurice, c’eststylé !

– Tu ris, sans cœur ! réponditLéocadie ; n’empêche qu’il y a des gens qui s’y connaissent etqui m’ont dit qu’on aurait bien pu la faire imprimer chez lesmarchands de musique.

Elle reprit avec moins de vigueur, mais plusde sensibilité :

Ah ! puissent mes bêtes féroces unjour me dévorer

Plutôt que de continuer dans un pareilsupplice !

On ne souffre pas longtemps à êtremangé,

Et c’est pour toujours que mon bourreauest Maurice !

– Bravo ! bravo ! fit de nouveau lejeune officier, mais c’est assez pour une fois, maman : encoreune tranche.

– Je voudrais être à la place du fricandeau,puisqu’il a su te plaire, murmura Léocadie en mettant la main auplat, mais je ne veux pas me rendre à charge par mes plaintesmélancoliques. Assez de guitare, quoiqu’il y ait encore dix-neufcouplets, tous aussi soignés les uns que les autres, Je te disaisdonc, bibi, que dans les premiers temps je ne te reconnaissais passur les journaux à cause que tu nous avais dissimulé le nom de tafamille, mais tous ceux qui s’appellent Maurice me tirentl’œil ; quand je lus dans le Journal du Commerce lapremière diablerie du spahi Maurice Pagès, ça m’émoustilla ;quelques semaines après, nouveau tour de force ; le caporalMaurice Pagès avait ramené à lui tout seul un demi-quarteron deBéni Zoug-Zoug ; après ça fut une équipée du brigadier MauricePagès ! et des gibelottes d’Arabes, et des mirotons deKabyles ; tous fricassés par le même Maurice Pagès ! çam’agaçait, à la fin, mazette ! je me disais : siseulement mon petit agneau de Maurice… Jusqu’au moment où je reçusta première lettre signée Maurice Pagès, brigadier. Ah ! nomd’un chien ! j’ai nourri trois numéros à la loterie pendantquatorze ans, mais je n’aurais pas été si contente quand onm’aurait annoncé la sortie de mon terne !

Le jeune lieutenant lui tendit son verre videen disant :

– Puisque vous êtes la crème des femmes, mamanLéo !

– C’est bon ! La lettre ne parlait guèrede moi, mais elle bavardait beaucoup d’elle, et je ne pouvais pasrépondre à tes questions, puisqu’en ce temps-là je n’en savais pasplus long que toi.

– Et maintenant ?

– Maintenant, ça a changé. En es-tu aucafé ?

Maurice repoussa son assiette et mit sescoudes sur la table.

– Oui, maman, mais en double, s’il vous plaît.Ce que je veux, c’est mon vrai dessert.

Léocadie soupira bien un peu, mais elle allaitse résignant, car elle dit en posant devant lui la demi-tasse deporcelaine épaisse et le petit verre :

– On va te le donner, ton dessert, et on n’enmourra qu’à sa dernière heure, sais-tu ? C’est le caillou quel’âme de ce garçon-là, pour tout ce qui me concernepersonnellement.

– Et pourtant, continua-t-elle en laissantcouler par-dessus les bords de la tasse un abondant bain de pied,il y en a d’autres qui ne me trouvent pas encore trop déchirée etje ne parle pas du premier venu, non ! Ça m’est permis dechoisir, si je veux, entre un pompier gradé, un savant du Jardindes Plantes qu’est gardien des bêtes et un petit de l’entrepôt àlunettes vertes, dans les trois-six.

« Tout le monde ne méprise pasMme Samayoux, monseigneur, faut que vous sachiez ça.

« Cherche voir un brin d’étoupe sous soncorset et tous ses cheveux tiennent sur sa tête, ah mais ! etses couleurs ne sont pas au fond du pot au rouge !

« Quant à ses moyens de ressource,vois-tu, la baraque est toute neuve, la renommée est vieille ;le grand tableau vient d’être repiqué, le tigre va comme un charmeà la suite de ce qu’on lui a percé un cautère, et depuis ton départle lion n’a perdu que trois dents.

« J’ai une autruche mâle qui faitl’admiration des amateurs, et mon ours blanc des mers polairesexcite la jalousie du gouvernement.

« As-tu confiance dans les fonds publics,toi ? Moi, pas. J’aime mieux mon saint-frusquin dans mapaillasse. Mais, jour de Dieu ! quand je voudrai j’aurai desrentes. Je te dis tout cela, mon mignon, parce qu’il vaut mieuxfaire envie que pitié.

« On ne t’offrait pas des lambris dorés,c’est vrai ; on n’a pas des équipages tout reluisants, desdiamants, des perles ni des cachemires, mais…

Elle s’interrompit brusquement et donna unmaître coup de poing sur la table.

– Mais tu ne m’écoutes seulement pas !reprit-elle, et je ne suis qu’une imbécile. C’est drôle, comme leschoses du sentiment ça se cheville dans votre cœur ! N-i ni,c’est fini ; tu as humé ton café, fait ta risette, amour, onva te donner le sucre de la fin.

Elle lampa d’une seule gorgée son verre à vinà demi plein d’eau-de-vie et continua plustranquillement :

– Voilà l’histoire : c’était trois ouquatre jours après ta première lettre ; j’étais toute seuledans ma chambre, quoiqu’il ne manque pas de gens pour me tenircompagnie : – Toc ! toc ! – Entrez ! Qu’est-cequi entra ?

« Tu t’en doutes bien : une robe detaffetas noir, un chapeau de velours noir, un voile de dentellenoire, mais là, plein la main et si épais de broderie qu’on nevoyait pas la frimousse.

« – Qu’est-ce que c’est ?

« – C’est moi, répondit une petite voixdouce qui me fit penser à toi tout de suite, car je lui gardaisrancune à cette enfant-là, c’est sûr. Mais va-t’en voir si c’estpossible de ne pas l’aimer !

« – Vous qui ? que je demandaipourtant.

« Elle se jeta à mon cou et m’embrassacomme pour du pain. – Ma bonne madame Samayoux ! –Fleurette ! – Où est-il ? que fait-il ? m’a-t-iloubliée ?…

Maurice, immobile, retenait son souffle.

– Juste les mêmes questions que toi, continuaMme Samayoux, et si tu savais comme tu as l’air innocentà écouter tout cela ! Un jocrisse, quoi !

– Allez ! maman, vengez-vous, ditMaurice, qui avait les yeux humides, mais parlez, je vous enconjure, parlez !

– Parlez, bonne Léocadie, parlez ! répétaMme Samayoux en flûtant sa voix autant que cela étaitpossible à la puissance de ses poumons : la minette disaitcela aussi, car vous êtes aussi nigauds l’un que l’autre.

« Je parlais, parbleu ! je savaisque j’allais lui faire deuil, et ça rend méchant la jalousie.

« Elle ne connaissait rien de rien, ellete croyait encore à la baraque. Au premier mot, la voilà partie àpleurer comme une Madeleine. Oh ! mais elle pleurait, ellesanglotait ! si bien que je la pris dans mes bras, ni plus nimoins qu’un petit enfant, et que je la calmai à force de baisers,en lui disant : Allons, allons, l’Alger n’est pas au bout dumonde.

« – Et si on me le tuait !s’écria-t-elle.

« – Dame, que je répondis, ne pouvant paspartager entièrement tous ces enfantillages-là, ça fait partie deson état pour le quart d’heure, mais jusqu’à présent ce n’est paslui qu’on tue, c’est lui qui massacre les autres.

« – Il est donc bien brave, Maurice, monpauvre Maurice !… et un tas de bêtises pareilles, quoi !nous sommes toutes les mêmes, celles qui pèsent 50 kilos, comme tadonzelle, et celles qu’ont du poids comme moi, marquant 237 livresà la dernière de Saint-Cloud. Est-ce que tu fumerais quelque choseavec plaisir ?

– Mais ça ne peut pas être tout ! s’écriaMaurice. Maman Léo, ma bonne Léo, ne me cachez rien, je vous enprie !

– Il n’y a pas égoïstes comme leshommes ! gronda la dompteuse. Tu bois du lait doux, toi,gourmand, et tu ne t’aperçois seulement pas que ça se change pourmoi en vinaigre. Eh bien ! le reste, parbleu ! ça sedevine assez, à savoir qu’elle est là-bas comme un bijou dans ducoton, mais que les aises de l’opulence ne suffisent pas aubonheur. Faut que l’âme ait ce que son cœur désire. Et qu’elle n’ypouvait plus résister, et que, bravant tous les périls, elle avaitquitté le domicile de sa duchesse ou baronne pour monter dans unsapin et venir à la découverte…

– Mais a-t-elle bien dit qu’ellem’aimait ? insista le jeune lieutenant.

– Jusqu’à la mort ! répondit noblementMme Samayoux, et que ça ne se terminerait qu’à sondernier soupir !

– Quel ange vous faites, maman ! murmuraMaurice. Mais, voyons, elle n’a pas été sans vous donner quelquesrenseignements sur elle-même ?

– J’ai assez demandé, bibi, ça me tenait desavoir les détails, car je n’avais plus entendu parler de riendepuis que le vieux monsieur était venu, tu te souviens, celuiqu’on appelait le colonel et qui avait l’air d’une momie d’Egypte àressorts. Je n’ai pas à me plaindre de lui, bien sûr ; enemmenant Fleurette, dont il avait tous les papiers dans sa poche,il me fit un mignon cadeau, mais ça, c’est de l’histoire ancienne.Je vas te dire en bref tout ce que la petite m’a dit, et tu serasaussi savant que moi : elle s’appelle maintenant Valentine deson petit nom…

– Valentine ! répéta Maurice, dont lavoix était une caresse.

– Ça te plaît, c’est bon, Fanfan. Elle estheureuse ; si elle voulait, elle n’aurait qu’à choisir, pourle bon motif, parmi un tas de jeunes marquis, tous avec tilburys,chevaux de courses, maison à la ville et à la campagne. Sa duchesseest riche comme un puits, son colonel ne compte que par millions,et elle m’a parlé d’un prince, qui est son parrain ou approchant,destiné à remplacer Louis-Philippe en cas que les événements s’ymontrent favorables. Ah ! pour bavarde, elle est bavarde, lapetite, et agitée, ne tenant pas en place, et ayant toujours l’airde penser à je ne sais quoi ; tantôt les yeux allumés commedes lampions, tantôt l’air abattu, la mine fatiguée, qu’on diraitqu’il vient de lui arriver un grand malheur d’accident… Mais tevoilà aussi tout défait, amour ! qu’est-ce qui techiffonne ?

– Si elle est si riche que cela… murmuraMaurice.

– Ah ! ah ! voilà le hic,pas vrai ? tout n’ira pas sur des roulettes.

Maurice resta un instant silencieux, puis ilreprit :

– Vous m’aviez parlé d’une lettre ?

– Elle est en route pour Oran, répliquaMme Samayoux, ta dernière résidence, et si ça peut teremettre du cœur au ventre, je vas te dire que la petite ne doutede rien ; c’est elle qui m’avait dicté la lettre où je tedonnais avis qu’il fallait revenir tout de suite, au grand galop.Elle était encore plus détraquée qu’à l’ordinaire, ce jour-là, lapetite ; jamais je ne l’avais vue si pâle, et j’aurais juréqu’elle avait peur.

– Peur de quoi ? demanda vivementMaurice.

– Elle ne m’a pas fait sa confession,bijou ; mais je ne suis pas plus bête qu’un autre, pasvrai ? J’ai vu une pièce au théâtre de l’Ambigu, dans lestemps, pleine de dangers et de mystères. Il s’en passe de drôles,dans ce Paris. Après tout, nous ne sommes pas ici au greffe avec unpropre à rien qui prend des notes pour vous faire du tort par lasuite : ça m’a semblé qu’en t’écrivant de revenir, elle avaitenvie d’avoir quelqu’un pour la défendre.

Un monde de pensées se pressait dans lacervelle du jeune lieutenant ; la connaissance qu’il pouvaitavoir de la vie parisienne ne s’étendait pas très loin, mais ilavait du bon sens et il demanda :

– À quel genre de péril peut être exposée unejeune fille dans sa position ?

– Cherche ! répliqua Léocadie. Je nepouvais pas lui arracher les paroles avec des tenailles, disdonc ! Tu en sauras plus long si elle se déboutonne avec toi,mais c’est déjà bien assez drôle l’histoire de ces gens qui sontvenus la chercher ici. Est-ce que tu te souviens d’un flâneur quirôdait autour de la baraque, voici deux ans à peu près, versl’époque, justement, où la petite nous quitta : quelque chosecomme un vieil étudiant ou clerc d’huissier sans ouvrage, qui avaitun drôle de nom : Piquepuce ?

– Oui, répondit Maurice, je me le rappellevaguement, mais que nous importe celui-là ?

– Ce n’est peut-être rien, fit la dompteuse,qui songeait, mais j’ai martel en tête, et jour de Dieu ! jene voudrais pas qu’il t’arrivât malheur.

« Ce Piquepuce est revenuaujourd’hui ; je n’y ai pas vu de malice sur le moment, etj’ai trouvé tout simple qu’il m’invite à prendre le petit noir. Ons’était connus, pas vrai, en société, et le particulier a la paroleagréable. Des compliments par-ci, des politesses par-là. Mais ça merevient à présent parce que je te vois : c’est sûr qu’il étaitlà pour me tirer les vers du nez.

« Il m’a parlé du temps, et c’était lebon temps, où Fleurette et toi vous ameniez à la baraque lameilleure compagnie de la capitale. Et qu’est-il devenu, lepetit ? et qu’est-elle devenue, la petite ? et ci etlà.

« Moi, je croyais que c’était pourcauser, mais maintenant que j’y pense, l’idée me passe que j’aitrop causé. Quand je lui ai dit à la bonne franquette votrehistoire à tous les deux, depuis tes victoires et conquêtes enAlgérie, jusqu’aux escapades de la fillette qui court en fiacrependant qu’on la croit dans son lit, ses yeux brillaient comme deschandelles.

– Je ne crois pas, repartit Maurice, qui nepartageait à aucun degré les inquiétudes de la veuve Samayoux, jene crois pas que le nommé Piquepuce fréquente de très près le mondeoù vit maintenant notre Fleurette ; d’ailleurs, vous n’avez pului dire son vrai nom puisque vous ne le savez pas.

– C’est bon, grommela Léocadie, tant mieux sije me trompe, mais chacun a sa manière de voir ; j’auraismieux fait de me couper la langue avant de lui dire que tu étaisrevenu, que la fillette raffole de toi et que je t’attendais cesoir.

De tout cela Maurice n’écouta qu’une seulephrase. Il se leva triomphant et s’écria :

– Elle raffole de moi ! voilà tout ce quim’intéresse ! Il se fait tard, maman Léo, et je demeure aubout du monde. Avant que je vous dise au revoir, vous avez encoreun renseignement à me donner, le plus important de tous : oùpourrais-je la rencontrer ?

– Ici, répondit la dompteuse d’un airdistrait.

– Quand ? Léocadie resta muette.

Elle se versa de l’eau-de-vie, mais ellerepoussa son verre sans le boire.

– Quand elle viendra, parbleu !répondit-elle enfin avec mauvaise humeur.

– Vient-elle souvent ? demanda Mauricequi souriait, car il attribuait cette petite colère à un accès dejalousie.

– Oui, oui, répliqua Mme Samayouxdu même ton, elle est encore venue hier, disant qu’elle allaitt’écrire elle-même puisque tu ne répondais pas.

– Et elle reviendra ?

– Demain.

– Alors, s’écria le jeune lieutenantjoyeusement, c’est demain que je la reverrai.

Mme Samayoux réponditsèchement :

– Non, pas demain.

– Pourquoi ? fit Maurice toujoursgaiement.

Mais il perdit son sourire au premier mot dela dompteuse qui dit avec brusquerie :

– Parce qu’elle ne serait pas prévenue. Moi,petit, je t’ai parlé franc, je t’ai dit qu’elle t’aimait, je lecrois, j’en suis sûre, mais nous autres femmes, vois-tu, depuis letemps de la mère Eve…

Elle s’interrompit et ajouta :

– En un mot, comme en mille, la Fleurettevient demain, c’est vrai, mais elle ne vient pas pour toi.

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