L’Arme invisible – Les Habits Noirs – Tome IV

Chapitre 20Cadeau de noces

 

Il n’y avait pas la moindre nuance de méprisdans l’accent de Valentine ; elle disait vrai dans toute laforce du terme, c’était un marché qu’elle proposait.

Elle agissait de bonne foi, sans scrupule nifausse honte ; d’autres auraient certainement tourné laquestion de façon à la rendre plus acceptable, mais Valentineagissait selon sa nature, qui était de marcher tout droit.

C’était une singulière fille et son âme avaitl’héroïque beauté de son visage.

Quelle que fût sa naissance, car aucunecertitude n’existait à cet égard et nous verrons qu’elle doutaitelle-même de son droit à porter le nom de Villanove, ce devait êtreun sang froid et fier qui coulait dans ses veines.

Au fond des campagnes, il y a de ces sérénitésque rien n’arrête ni ne détourne ; il y en a aussi dans lesvilles.

Les flatteurs du peuple affirment que lesmansardes en sont pleines les flatteurs des puissants n’osent pasprétendre qu’elles encombrent les boudoirs.

Elles existent, voilà le vrai ; on en avu, mais elles sont rares en bas comme en haut.

Valentine n’était à proprement parler ni duboudoir ni de la mansarde.

Le milieu misérable où son enfance et sajeunesse s’étaient passées ne participe en effet ni de l’un ni del’autre.

Cette population de la foire dont elle faisaitpartie autrefois sans lui ressembler en rien l’avait admirée etentourée.

Le monde noble où elle était entrée en sortantde là, Sans transition aucune, l’avait examinée en vain de sonregard le plus sévère et le plus perçant : rien ne restait enelle qui décelât le long voyage qu’elle avait fait dans le pays dessaltimbanques.

Elle ne ressemblait pas plus, il est vrai, àses charmantes compagnes de salon qu’elle n’avait ressemblé à sespauvres amies de la baraque, mais elle restait si digne et sidécente dans sa libre originalité, que le grand monde de l’hôteld’Ornans, comme le petit monde de la foire, l’entourait etl’admirait.

Elle était elle-même, elle agissait suivantson impulsion propre, elle ne demandait conseil qu’à son goûtexquis pour les choses frivoles, pour les choses sérieuses qu’à saconscience.

Dans la conjoncture bizarre où elle setrouvait aujourd’hui, étant donné le but qu’elle voulait atteindre,peut-être eût-il mieux valu s’y prendre autrement, mais elle nesavait qu’une route, elle la suivait.

Remy d’Arx était aussi un solitaire et sa voies’écartait pareillement des sentiers battus : néanmoins ilcôtoyait de trop près la vie commune pour n’être point surpris etoffensé par la brutalité apparente de cette offre, qui, au fond,exauçait son plus ardent, son unique désir.

Nous l’avons dit, il n’y avait aucun méprisdans l’accent de Valentine ; mais sa proposition mêmeimpliquait un mépris si terrible que Remy d’Arx resta commepétrifié.

Sa passion, qui était sa vie même, subissaitune sorte d’écrasement.

À l’heure où, par un miracle, l’abîme quirendait pour lui l’espoir impossible se comblait tout à coup, ladernière lueur d’espoir s’éteignait en lui.

Son orgueil, humilié profondément, essayait dese révolter contre cet amour qui n’était plus rien sinon unemortelle angoisse, mais qui grandissait par la douleur même et quile tenait terrassé comme la main d’un géant.

Dans la vaillance naïve de son sacrifice,Valentine répéta sa question.

Sa voix n’avait rien perdu de son inflexionsonore et tranquille.

Le sang monta aux joues de Remy d’Arx, il fiteffort pour parler ; ses yeux s’injectèrent.

En ce moment un fougueux élan de haine passaau travers de son amour.

La beauté de Valentine prenait pour lui desrayonnements surhumains qui insultaient à son supplice, quienvenimaient son martyre.

Une immense colère bouillonnait en lui ;ce fut une pensée de vengeance qui rompit son mutisme et cetteparole s’étrangla dans sa gorge :

– J’accepte !

Valentine pâlit, mais elle sourit.

– C’est bien, murmura-t-elle, vous avezconfiance en moi et je vous remercie.

– À quand la noce ? demanda brusquementRemy.

Son accent essayait d’être sarcastique.

– Quand vous voudrez, monsieur d’Arx, réponditValentine, dont les yeux se baissèrent pour la première fois.

– Le plus tôt sera le mieux, n’est-cepas ? murmura le juge entre ses dents serrées.

Valentine répliqua :

– Je vous ai peut-être fâché : vous ditescela comme on raille ou comme on menace.

Remy essuya la sueur de son front.

– Railler ! dit-il en se parlant àlui-même, je puis bien me railler, c’est la dernièreressource ; mais menacer, fi donc ! je suis esclave etvous êtes reine.

Son regard devint suppliant, et ilajouta :

– Écoutez ! l’excès de la souffrance rendméchant, j’ai senti cela tout à l’heure ; j’aurais voulu vousfaire un peu de mal, tant mon cœur était atrocement broyé.

Le regard de Valentine s’attrista, mais ellegarda le silence.

– Répondez, continua Remy d’Arx, vous qui nesavez pas mentir, dites-moi quelle arrière-pensée est en vous.

– Je n’ai pas d’arrière-pensée, prononça toutbas Mlle de Villanove ; quand j’aurai sauvé l’hommeque j’aime et quand je l’aurai vengé, tout sera dit entre lui etmoi. J’ai pesé ma tâche et je l’accomplirai. Je suis sûre demoi-même.

– Et l’homme qui aura accepté votre sacrifice,prononça timidement Remy, que lui donnerez-vous ?

– Pour le présent, je lui donne ma foi ;pour l’avenir… Elle hésita.

– Pour l’avenir, répéta Remy.

Et comme elle tardait à répondre, ils’agenouilla devant elle, disant toute sa passionrevenue :

– Oh ! Valentine, Valentine ! vousn’êtes pas comme les autres femmes, et qu’ai-je de commun avec lesautres hommes ? Si le monde était pris pour juge, il mecondamnerait à refuser ; mais savent-ils, ceux du monde, ceque c’est qu’un grand, un irrésistible amour ? Je suisentraîné par une force qui me subjugue, j’ai essayé decombattre ; chacun de mes efforts attise le feu qui meconsume. Je vous aime à un point que nul ne saurait dire ;vous êtes ma conscience, vous êtes mon honneur ; hors de vous,dans cette vie comme dans l’autre, il n’y a rien pour moi. Je senssi bien que mon existence entière serait consacrée à votrebonheur ! Vous avez parlé d’avenir, Valentine, je sens si bienque je vous rendrais la plus heureuse des femmes, si vous m’aimiezdans l’avenir, et que je vous donnerais le ciel sur la terre !Ce n’est pas un rêve, non, l’amour appelle l’amour ; à forcede vous adorer, je fléchirai votre cœur. Jusque-là, je vous lejure, Valentine, et voilà comment j’accepte, je resterai près devous respectant vos regrets, consolant vos douleurs comme un frère…et je mourrai ainsi, je vous le jure encore, patient, résigné, sile jour ne vient pas où vos lèvres, d’elles-mêmes, s’abaisserontvers celles de votre mari prosterné.

Une larme tremblait aux cils deValentine ; elle dit pour la première fois :

– Monsieur d’Arx, je vous remercie.

Puis, changeant de ton et rappelant son beausourire, elle ajouta :

– Nous sommes des fiancés ; je vais vousdemander mon cadeau de noces.

– Parlez ! s’écria Remy, dussiez-voussouhaiter l’impossible !…

Elle le prit par la main et le releva.

– Monsieur d’Arx, dit-elle, je veux voirMaurice pour la dernière fois. Ce fut comme un poids de glace quitomba sur le cœur du juge.

– Ah ! fit-il amèrement, j’aurais dûm’attendre à cela ! vous répondez à mon défi, vous me demandezl’impossible !

Elle répéta sans rien perdre de sa douceur,mais avec fermeté :

– Il faut que je voie Maurice.

Remy ne pouvait plus pâlir, mais ses traits sedécomposèrent.

– Vous savez bien, dit-il très bas, car sacolère contenue lui taisait peur à lui-même, vous savez bien que jene puis vous refuser. Plus tard… demain…

– Aujourd’hui, interrompit Valentine, cesoir.

– À cette heure de nuit ! se récria Remy,je ne connais pas d’exemple…

Elle l’interrompit encore et dit :

– Monsieur d’Arx, vous êtes juged’instruction ; à l’égard de l’accusé que la loi vous livre,votre pouvoir n’a point de bornes.

Remy courba la tête ; le souffles’embarrassait dans sa poitrine. Après un instant, il saisitbrusquement la lampe et dit :

– Vous le voulez, suivez-moi.

Il prit le chemin de la porte. Valentinemarchait derrière lui. Comme il atteignait le seuil, deux motstombèrent de ses lèvres, peut-être à son insu :

– L’arme invisible !prononça-t-il.

Valentine l’avait rejoint, elle prit sonbras.

– Vous chancelez, monsieur d’Arx,dit-elle ; appuyez-vous sur moi. Oui, l’arme invisible vous afrappé comme elle me frappa. Il semblerait que, même avant labénédiction qui doit nous unir, Dieu avait créé entre nous un lienfatal.

– J’ai lu, continua-t-elle, répondant àl’interrogation muette de Remy, ces pages où se résume le travailde toute votre vie, vous avez bien fait d’en tirer troisexemplaires. Sait-on à qui se fier ici-bas ? Je vous aiapporté moi aussi ma confession, lisez-la. Chacun de nous, vous leverrez, connaît une moitié du sombre secret ; c’est pour celaque nous partageons les coups de l’arme invisible.

Remy ne demandait pas mieux que de trouver unobstacle sur la route où il marchait malgré lui ; il s’étaitarrêté.

– Vous trouverez dans l’écrit qui est là survotre table, poursuivit Valentine, l’explication de mes paroles.Désormais, la source dangereuse où vous puisiez vos renseignementsest tarie. J’ai eu peur pour vous, monsieur Remy d’Arx, à dater decette rencontre nocturne qui me fit votre obligée. Je savais tropbien quelle était la puissance de l’association à laquelles’attaquait votre courage, j’ai voulu voir celui qu’ils appellentle marchef.

– Vous avez vu Coyatier, s’écria le juge,vous !

– Je l’ai vu et vous ne le verrez plus. Cettenuit, le sang a été répandu…

– Ce serait lui !… balbutia Remy.

– Oh ! dit Mlle de Villanove,sans la précaution que vous avez prise de mettre en trois mainsdifférentes les exemplaires de votre mémoire, on n’aurait pas eubesoin contre vous de l’arme invisible. Coyatier aurait suffi… Carvous êtes riche, monsieur d’Arx, mais Coyatier a une chaîne autourdu cou, et si prodigue que vous ayez été, les Habits Noirs auraientpu centupler votre enchère.

– Expliquez-vous… voulut dire Remy.

– Marchons, répliqua la jeune fille, tout cecin’ajoute rien à la certitude que vous avez de l’innocence deMaurice : Coyatier a disparu après la besogne faite, mais nele regrettez pas, il vous avait tout dit. Les choses qu’il nepouvait vous apprendre parce qu’il ne les savait pas, l’écrit quiest là vous les révélera.

Elle se retourna et son doigt tendu montra latable où était le rouleau de papier.

Puis elle entraîna Remy vers le corridor.

Au moment où la porte de l’antichambre serefermait sur eux, l’autre porte, celle par où le greffier Préaultétait sorti après l’interrogatoire, s’ouvrit sans bruit.

Le cabinet du juge d’instruction n’était pluséclairé que par une vague lueur venant de la lanterne qui brûlaitdans la cour.

Deux hommes entrèrent à pas de loup.

– Drôle de fillette ! dit l’un d’eux,elle le retourne comme un goujon dans la poêle. Il faudra donnerune gratification à Giovan-Battista, sais-tu ?

– Nous jouons avec le feu, papa, réponditl’autre homme, on n’est pas bien ici pour causer, ça sent la courd’assises.

Tout en parlant, sa main tâtait la table etfinit par trouver le rouleau de papier déposé par Valentine.

– Voilà l’objet, dit-il, filons… Mais, de partous les diables, que faites-vous là papa ?

Celui qui avait parlé le premier s’étaitinstallé dans le fauteuil de Remy d’Arx. Il dit avec ce petit riresénile que nous avons entendu si souvent :

– Une coquinette comme cela vaut deux ou troisdouzaines de Coyatier, hé ! l’Amitié ?… Et alors ce cherRemy t’a fait demander à la 2e division ?

– Il faudrait avoir trente-six noms, réponditLecoq en haussant les épaules ; la veuve Samayoux aurabavardé. Vous vous tirerez peut-être encore de cette affaire-là etnous aussi, patron ; mais la corde est bien tendue désormais,et je crois que le meilleur serait de liquider, puisque nous sommesriches.

Le colonel se leva.

– Mon fils, répondit-il, nous avons du tempsdevant nous ; quand on fait des équipées comme celles-ci, onn’a que trente ans. Sangodémi ! je suis tout aise d’avoirpénétré dans le sanctuaire de la justice. Allons-nous-en par oùnous sommes venus ; la préfecture est aussi un bien joliséjour, et il fait bon avoir des amis partout.

Ils sortirent. On aurait pu entendre cesderniers mots prononcés par le colonel pendant qu’ils traversaientle bureau du greffier :

– Drôle de fillette !… Ah !j’oubliais de te dire une chose qui a son importance : Je suissur la trace des deux exemplaires du fameux mémoire. Il fautquelquefois aider un peu l’arme invisible. Eh ! l’Amitié, àqui servira la corbeille de noces ? on ne pourra pas dire queje n’ai pas mené rondement ma dernière affaire !

Remy d’Arx et Valentine suivaient lescorridors solitaires ; ils ne rencontrèrent pas une âme depuisle parquet jusqu’à l’escalier descendant à la Conciergerie. Laroute était courte, elle leur parut bien longue ; Remy allaitd’un pas pénible, et plus d’une fois il fut obligé des’arrêter.

Désormais ils gardaient tous les deux lesilence.

Le premier guichetier qu’ils rencontrèrentvint à eux vivement, mais il se détourna en portant la main à sacasquette quand il reconnut le juge.

À la pistole, Remy ordonna qu’on lui ouvrît lacellule du lieutenant Pagès. Cet ordre fut reçu avec étonnement,mais ne souleva aucune objection : les magistrats chargésd’instruire les affaires criminelles exercent là-bas, enconcurrence avec le ministère public, un pouvoir absolu ; leurresponsabilité dégage de plein droit celle des employés del’administration, quel que soit le grade de ces derniers.

C’était la présence de Valentine qui excitaitl’étonnement, c’était aussi la détresse visible qui se lisait surles traits du juge.

Quand le porte-clefs fit jouer la serrure,Valentine fut obligée de soutenir Remy, qui semblait prêt à setrouver mal.

– Courage, monsieur d’Arx, lui dit-elle, voussouffrez ; mais pour cet instant de souffrance, moi, je vousdonne toute ma vie.

Ils entrèrent.

Au bruit que fit la porte, Maurice, qui étaitcouché sur son lit, releva la tête indolemment.

Il bondit à la vue de Valentine et s’élançavers elle, mais l’aspect de Remy l’arrêta stupéfait.

– Ensemble ! murmura-t-il.

Remy était resté près du seuil et s’appuyait àla porte refermée.

Valentine aurait voulu se retenirpeut-être ; elle ne put, son cœur l’entraîna ; ellecourut à la rencontre de Maurice et lui jeta ses deux bras autourdu cou en sanglotant.

Ils se tinrent ainsi embrassés pendant touteune minute qui fut pour Remy plus longue qu’un siècle.

Le transport de sa jalousie furieuse maisimpuissante lui montait au cerveau ; il avait passé sous lerevers de son habit, pour s’empêcher de rugir, sa main quiensanglantait sa poitrine.

En même temps, son oreille se tendaitavidement pour saisir la moindre parole prononcée ; mais il nesurprit que ces mots qui restèrent sans réponse :

– Maurice, M. d’Arx connaît toninnocence ; il a promis de te sauver.

Valentine, il est vrai, avait ajouté toutbas :

– Je t’aime, ne me juge pas ; je suis àtoi, je ne serai qu’à toi.

Il y eut entre eux une dernière étreinteéchangée, et leurs bouches se rencontrèrent en un baiser rapidecomme l’éclair. Puis Valentine se dégagea et revint vers le juge endisant :

– Sortons, je souffre plus que vous.

Elle repassa le seuil la première.

Remy, au lieu de la suivre, fit un pas vers leprisonnier.

– Lieutenant Pagès, lui dit-il d’une voixlente et qui allait se brisant à chaque mot, vous êtes innocent, jele crois ; vous serez sauvé, je le promets ;Mme Remy d’Arx ne vous a point trompé.

– Mme Remy d’Arx ! répétaMaurice, qui recula comme si la foudre l’eût frappé.

Les lèvres blêmes du juge eurent un sourire.Au fond de son agonie, il triomphait.

– Elle m’appartient, dit-il encore ; jel’ai achetée, je vous épargne l’échafaud, mais c’est pour avoir lechoix des armes, et vous ne me devez rien. Le lendemain du jour oùvous serez libre, je vous tuerai.

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