L’Arme invisible – Les Habits Noirs – Tome IV

Chapitre 21La confession de Valentine

 

Il était deux heures du matin. Le colonelBozzo venait de se mettre au lit, et la belle comtesse Corona,empressée autour de lui, bordait sa couverture, comme on fait auxenfants, après avoir noué l’espèce de béguin qui lui emmitouflaitla figure.

Le vieillard grelottait un peu saisi par lefroid des draps, et sa coiffe tuyautée lui donnait l’air d’unevieille femme frileuse.

La chambre à coucher était simple jusqu’àl’austérité. Certes, ceux qui savaient que ce tremblant débrisétait le général en chef d’une armée d’assassins devaient sedemander quelle bizarre, quelle inexplicable manie le poussait àrépandre le sang pour conquérir de l’or.

De l’or ! il n’en pouvait rien faire,tout ce que l’or achète lui était superflu ; depuis bienlongtemps, les passions qu’on assouvit avec de l’or étaient mortesen lui. Il ne dépensait rien et les gages de son dernier domestiqueauraient suffi trois fois à son entretien.

– Mets du bois dans le feu, chérie, dit-il àla comtesse, c’est étonnant ce que je gaspille en chauffage, etnous ne sommes encore qu’au mois de septembre ! Y avait-ilbeaucoup de monde chez la marquise, cette nuit ?

– Comme à l’ordinaire, répondit Francesca,sauf Remy d’Arx, qui n’est pas venu. On l’attendait avec impatienceà cause de l’aventure d’hier matin.

– Hein ! fit le bonhomme, qui ramena sesdraps jusque sur son nez, voilà une histoire ! et dans unquartier ordinairement si tranquille.

– On vous regrettait bien aussi, bon père,continua Francesca. Il paraît que vous étiez présent àl’arrestation de ce malheureux.

– J’en suis encore tout ébranlé, répliqua lecolonel, et c’est pour cela que j’ai gardé la chambreaujourd’hui.

– On dit, reprit Francesca, que c’est un beaujeune homme.

– Grand et fort, oui, mais l’air tropeffronté.

– On dit que Valentine l’a reconnu ?

– Que veux-tu ? soupira le colonel, ilfaudra bien que le monde sache enfin le roman de sa jeunesse. C’estdésagréable, mais ça explique tout. Ce jeune malfaiteur a étésaltimbanque avec elle chez la dompteuse d’animaux féroces… Commentl’appelles-tu, celle-là ?

– Mme veuve Samayoux, père.

– C’est ça, Heureusement que notre Valentineest pourvue, maintenant. La marquise a-t-elle annoncé lemariage ?

– Oui, et tout le monde a fait de grandscompliments mais on en revenait toujours à l’assassinat de la ruede l’Oratoire. C’est très singulier, l’homme qu’on a tué était unvoleur et il avait dans une canne à pomme d’ivoire les diamants decette fille dont on parle tant, Carlotta Bernetti.

– Vraiment ! fit le colonel, les journauxen auront pour longtemps à radoter… Et que disait notreValentine ?

– Elle n’est venue que très tard.

– À quelle heure ?

– Entre onze heures et minuit.

– Et quelle air avait-elle ?

– Son air de tous les jours… un peu fatiguéepeut-être… Elle a été parfaite avec ceux qui lui faisaientcompliment sur son mariage. Sais-tu, père, elle a bien meilleurefaçon que toutes ces demoiselles qui n’ont pourtant pas été enpension chez la veuve Samayoux ?

– C’est une drôle de fillette, répliqua lecolonel. Va te coucher, mon ange ; j’ai sommeil.

La comtesse vint aussitôt l’embrasser et seretira en lui souhaitant la bonne nuit.

À peine avait-elle passé le seuil de la porteprincipale, qu’on gratta doucement au-dehors, derrière la tête dulit.

– Entre, l’Amitié, dit le colonel.

Une petite porte masquée s’ouvrit, et M. Lecoqparut.

– Dernières nouvelles ! s’écria-t-il enentrant, la grande scène du cachot à la Conciergerie a eu lieu,mais à trois personnages. Le Remy d’Arx en était ! Voyez-vouscela d’ici ? Cette Valentine est décidément une créature trèsoriginale. La scène n’a pas duré longtemps, mais elle a été sidramatique qu’en sortant notre beau juge d’instruction est tombéles quatre fers en l’air !

– Que s’est-il donc passé ? demanda lecolonel en mettant sa tête curieuse hors des couvertures.Raconte.

– Nous saurons cela plus tard, papa ; jevous répète seulement ce que j’ai ouï dire à la Conciergerie. On arelevé M. Remy d’Arx évanoui et Mlle de Villanove l’afait porter à bras jusqu’à sa voiture ; c’est doncGiovan-Battista qui a eu l’honneur de conduire les futurs époux aulogis du juge d’instruction. Celui-ci avait recouvré sessens ; quand on est arrivé, Mlle de Villanove n’apoint voulu qu’il eût d’autre bras que le sien pour monter chezlui ; elle l’a mis sur une chaise longue et ne s’estdéterminée à le quitter qu’après l’arrivée du médecin. Il étaitprès de onze heures quand elle a ordonné à Giovan-Battista deprendre le galop pour regagner l’hôtel d’Ornans.

– Et vers onze heures et demie, dit lecolonel, elle entrait en grande toilette dans le salon de lamarquise pour recevoir avec un calme éblouissant les compliments ausujet de son mariage. Une pareille enfant, dressée par moi dans letemps où j’avais encore du sang plein les veines, aurait fait unfameux sujet, sais-tu l’Amitié ?

– Oui, répondit Lecoq, elle a du chien, pasmal, mais maintenant que nous avons tout dit, papa, puisque vousvoilà couché, je vais aller, moi aussi, faire un petit somme.

– Non pas ! s’écria le vieillard, qui sesouleva sur le coude, nous n’avons pas tout dit, tu as oublié lerésultat de notre expédition d’hier soir, au greffe.

Il prit sous son traversin le rouleau depapier que Valentine avait remis à M. d’Arx. Lecoq fit lagrimace.

– Ce sera long, grommela-t-il, et ça ne pressepas.

– Ce sera l’affaire d’une demi-heure, tout auplus, répliqua le colonel, et ça presse beaucoup. J’ai idée quenous savons les trois quarts de ce qui est là-dedans, mais lequatrième quart peut être de la plus haute importance.

Il avait déroulé le cahier, qu’il tendait àLecoq.

– Je vais me mettre sur mon séant,poursuivit-il, tu vas relever un peu mes oreillers et bienm’arranger, comme autrefois, quand tu me faisais la lecture…Eh ! eh ! coquinet, tu as allongé depuis cetemps-là ! le petit domestique est devenu maître ; je nedonnerais pas ta part dans notre patrimoine pour la dot queLouis-Philippe a payée en mariant sa fille à un roi.

– Je le crois bien, fit Lecoq avec mépris, unmisérable million !

– Sans compter, acheva le colonel, que tu esmon seul héritier. Voyons, me voilà campé bien commodément, tu peuxcommencer, nous sauterons les choses inutiles.

Il se frotta les mains pendant que ses ridessouriaient fantastiquement entre les barbes de sa coiffe. Lecoq,assis au chevet du lit, se mit à feuilleter le cahier.

– Ça a l’air d’une confession générale,dit-il ; la demoiselle prend les choses de loin ; voyezsi cela vous amuse :

« Mon premier souvenir me montre àmoi-même tout enfant et bien triste dans la campagne de Rome, aumilieu d’une troupe de musiciens ambulants.

« J’entends mon premier souvenir précis,car j’en ai eu d’autres, depuis lors, qui remontaient au-delà decette époque…, »

– Tiens, tiens ! fit le colonel.

– Faut-il continuer ? demanda Lecoq.

– Parle-t-elle de cette seconde sorte desouvenirs ?

– Non, elle raconte sa vie parmi lespifferari.

– Alors, saute.

Lecoq tourna quelques feuillets avec unplaisir évident.

« … Mon nouveau maître, reprit-il encontinuant sa lecture, était un danseur de corde qui, dégoûté del’Italie, où il avait peine à gagner du pain noir, résolut depasser en France… »

– Saute le voyage, interrompit le colonel.

Même jeu de la part de Lecoq qui continua,lisant toujours : « … Je venais d’avoir treize ans, et lephysicien Sartorius m’avait dressée à feindre le sommeilmagnétique. J’avais aussi le don de seconde vue, et je m’essayais àla suspension aérienne. J’entendais dire autour de moi que jedevenais jolie ; mais on continuait à me battre… »

– Saute, cabri !

« … Une fois j’éprouvai une impressionsingulière : notre baraque était sur une grande place, nonloin du tribunal ; j’avais fini mes exercices et je mereposais à la fenêtre de notre maison roulante,

quand je vis sortir d’un hôtel une bonne quitenait par la main une petite fille de deux ou trois ans. C’esttout, mais je le répète, c’est très singulier : l’hôtel mesauta aux yeux en quelque sorte, il me sembla que je leconnaissais ; bien plus, il me sembla que cette petite fillec’était moi-même à une autre époque. J’essuyai, tout en colère, mesyeux qui s’étaient mouillés par suite d’une incompréhensibleémotion… »

– Tiens, tiens ! fit la seconde fois lecolonel.

– Est-ce qu’il faut continuer cebavardage ? demanda Lecoq en bâillant.

– Oui, répondit le colonel, si elle parleencore de la bonne et de la petite fille.

– La bonne tourne le coin de la place, ditLecoq, et mademoiselle Fleurette songe à autre chose.

– Alors, saute !

Lecoq feuilleta largement, et, tout enfeuilletant, il disait :

– La voilà qui est délivrée de Sartorius, sonphysicien ; elle entre chez la veuve Samayoux. Éloge assezlong bien senti de cette première dompteuse des principales coursde l’Europe…

– Nous savons cela, saute.

– Arrivée en la ville de Versailles du jeuneétudiant Maurice, qui veut se faire soldat et qui devientclown : idylle, bucolique et pastorale d’une entière blancheurentre ce jeune premier et cette ingénue qui a passé décidément àl’état de très jolie fille : six pages dont une tantepermettrait la lecture à sa nièce.

– Économise ton esprit, dit le colonel, etsaute ; nous devons brûler.

– Peut-être. Entrée en scène du colonelBozzo-Corona et de Mme la marquise d’Ornans, grandepéripétie dramatique et romanesque de l’héritière d’une noblefamille, enlevée autrefois par des bohémiens ou quelque chosed’approchant et retrouvée miraculeusement, grâce aux soins de laProvidence. La petite semble en vérité garder quelques doutes surl’authenticité de cette reconnaissance où manquent les actes del’état civil et même la simple croix de sa mère.

– Tu m’impatientes, l’Amitié, dit le bonhommed’un ton enfantin ; ne cherche pas de mots et finissons notrebesogne, j’ai sommeil.

Il s’interrompit pour regarder Lecoq, quis’était redressé sur sa chaise et dont les lèvres entrouvertesfaisaient entendre une sorte de long sifflement.

C’était une manière à lui d’exprimer lasurprise soudaine et profonde.

– Qu’as-tu donc ? demanda le vieillarddéjà effrayé.

Les yeux de Lecoq étaient fixés sur lepapier ; il ne riait plus, et son regard parcourait lemanuscrit avec avidité.

– Le diable m’emporte, prononça-t-il tout bas,je n’ai jamais vu de chance pareille à la vôtre, papa ! Sinous n’avions pas mis la main sur ces papiers, pour le coup lamaison sautait comme une poudrière !

– Et tu appelles cela de la chance,toi ?

– Dame ! au lieu de laisser l’objet surla table, M. d’Arx aurait bien pu l’emporter dans sa poche. Écoutezseulement :

« Mme Samayoux vint mechercher et me conduisit dans sa chambre où il y avait un hommetrès vieux et d’apparence respectable, avec une dame que je prisd’abord pour ma mère, car depuis deux ou trois jours, j’avaissurpris quelques mots et je m’attendais à un événementextraordinaire.

« Mme Samayoux me dit :« Fleurette, voici tes parents et tu vas nousquitter. »

« La dame me prit dans ses bras et mebaisa tendrement ; le vieillard tournait ses pouces enmurmurant : « Comme elle ressemble à notre pauvrecomtesse ! »

« Ce fut tout.

« On m’emmena ; je n’eus pas même letemps de dire adieu à Maurice… »

– Et que vois-tu de particulierlà-dedans ? demanda le colonel ; tu m’as faitpeur !

« … Quand je fus seule dans monappartement de l’hôtel d’Ornans, poursuivit Lecoq sans répondre, jeme souviens que je fermai les yeux pour regarder au-dedans demoi-même. Chose singulière, ce n’était pas à Maurice que jepensais ; je revoyais cet hôtel de la place du Tribunal, d’oùla bonne était sortie en tenant une petite fille par la main, et jeme disais : « C’est bien vrai, c’était moi. »

« Mes souvenirs essayaient de s’éveiller,mais si vagues et si changeants ! le moindre souffle lesbouleversait.

« J’étais bien sûre de n’avoir jamais vula dame ; le vieil homme, au contraire, avait produit sur moiune impression étrange : c’était comme l’écho affaibli d’uncri d’angoisse. Je torturais ma mémoire et je n’y trouvais rien,sinon une frayeur navrante et inexplicable… »

Le colonel sortit ses bras hors du lit etappuya sa tête embéguinée sur sa main, pour mieux écouter.

– Eh bien ! que fais-tu ?demanda-t-il en voyant Lecoq tourner deux ou trois pages.

– Je vais au plus important, réponditLecoq ; ce que je passe peut se résumer ainsi : votrebelle nièce avait vu le loup dans sa petite enfance, et la peurqu’elle avait eu d’être mangée lui donnait encore des frissons.Vous êtes bien fin, mais elle a du flair aussi, beaucoup de flair.Mme la marquise d’Ornans ne lui a jamais inspiré l’ombred’un doute ni d’une inquiétude, elle la sépare nettement de vousqui, au contraire, lui avez donné singulièrement à penser. Vousêtes bon, à ce qu’elle dit, vous êtes charmant, elle est à chaqueinstant sur le point de vous aimer, et si vous saviez comme toutcela est bien exprimé dans son petit poème ! Ah ! elle adu talent, cette enfant-là ! mais, en définitive, elle ne peutpas vous souffrir, et vous lui donnez la chair de poule, parce quevous ressemblez au loup qui eut le tort de lui montrer toutes sesdents sans la manger.

– Le fait est, soupira le vieillard, que j’aitoujours eu l’âme trop tendre.

Lecoq éclata de rire et lui envoya unbaiser.

– Arrivons au bouquet, dit-il brusquement, carvous croiriez que j’ai triché tout à l’heure en vous annonçant unegrosse surprise. Attention ! c’est la petite quiparle :

« … Je restai ainsi longtemps avec unvoile sur la vue, un voile que je ne pouvais soulever, et qui étaitjuste assez transparent pour irriter l’impuissance de ma mémoire.Voici bien peu de jours que le voile s’est déchiré ; lasemaine dernière, je suis venue chez le colonel Bozzo pour luisouhaiter sa fête ; son domestique le croyait dans soncabinet, où je suis entrée sans frapper, selon mon habitude.

« Le colonel ne devait pas être loin, carson grand fauteuil restait devant la tablette abaissée de sonsecrétaire.

« Pour l’attendre, je m’assis dans legrand fauteuil en me jouant ; j’étais à cent lieues depressentir quoi que ce soit.

« Ce fut le hasard que mes yeux tombèrentsur un manuscrit ouvert sur la tablette… »

Le colonel se frappa le front.

– Sangodémi ! murmura-t-il, j’étaisdescendu au salon pour laver la tête à ce coquin de Corona.

– Vous voyez, répliqua Lecoq, que ce n’est passeulement M. Remy d’Arx qui oublie ses papiers sur les tables.Papa, ce jour-là, vous n’aviez pas mis votre corde de pendu dansvotre poche.

Le colonel prit un accent plaintif pourmurmurer :

– Quand il m’arrive quelque chose demalheureux, vous triomphez. Au fond, vous me détestez tous… Est-cequ’elle parcourut le mémoire de Remy ?

– Je penche à croire qu’elle l’avala d’un boutà l’autre, voyez plutôt :

« … Les mots Habits Noirs, quisortaient soulignés au milieu de la page me frappèrent, macuriosité fut éveillée et je n’eus aucun scrupule, car je pensaiqu’il s’agissait de l’affaire pendante devant la cour d’assises etdont tout le monde s’occupe ; mais je ne fus pas plus tôtentrée dans la lecture de votre travail, Remy, que mon cœur seserra violemment ; il me sembla que je trouvais une clef àl’énigme vague de mes souvenirs. Remy, je les ai vus, ces hommes àmasques noirs. J’ai entendu leur terrible formule : Ilfait jour ! Ils étaient rassemblés je ne sais où, dans unlieu sombre, et moi, pauvre petite enfant qu’ils croyaientendormie, j’écoutais, je regardais.

« Il y en avait qui disaient :« Elle est trop jeune pour comprendre et pour sesouvenir. » D’autres répondaient : « La prudenceveut qu’elle meure ! »

« C’était de moi qu’on parlait.

« Le voile de celui qui était le maîtretomba… »

– Tu mens ! interrompit le colonel d’unevoix que la frayeur et la colère faisaient trembler ; il n’y apas cela ! Jamais je n’ai laissé tomber mon masque !

En même temps son bras maigre s’allongea avecune vigueur inattendue, et il arracha le manuscrit des mains deLecoq en repoussant celui-ci violemment.

Tout son corps s’agitait sous les couverturespendant qu’il approchait le papier de ses yeux.

Il lut en silence ; pendant qu’il lisait,ses sourcils d’abord froncés se détendirent peu à peu et un sourirevéritablement diabolique vint à ses lèvres.

– Est-ce que nous avons une idée, papa ?demanda Lecoq, qui suivait d’un œil curieux le changement de saphysionomie.

– Que veux-tu l’Amitié ? répliqua levieillard avec une humilité feinte évidemment, chacun de ces deuxchers enfants possède une moitié de notre secret ; enréunissant ce qu’ils savent, on forme un tout et nous sommes depauvres agneaux marqués pour la boucherie.

– Mais Remy d’Arx, repartit vivement Lecoq,n’a pas encore lu cela ; il suffit d’empêcher que Valentine etlui se trouvent ensemble.

– Puisqu’ils sont fiancés, l’Amitié !

– Fadaises ! il n’est plus l’heure decombiner ces petites comédies, il s’agit de sauver notre peau, etvoici mon avis : brûlons d’abord ce satané papier, ensuitenous nous occuperons du Remy d’Arx et de sa Valentine.

Le colonel caressa du regard le manuscritqu’il tenait à la main.

– Mon fils, dit-il doucement, parmi tous lesnôtres, tu es le plus intelligent et le plus capable ; moi, jeme fais si vieux, si vieux, que ma cervelle s’en va par morceaux.Je n’ai plus pour moi que ma chance, tu sais, ma chance de possédé.Ceci est dangereux, je l’avoue, très dangereux, mais tous lespoisons sont dans le même cas. Mets-toi bien en face de lasituation, qui n’a pas changé ; nous ne pouvons rien contreRemy d’Arx tant que nous n’avons pas les deux autres exemplaires deson mémoire. Ne m’interromps pas, je les aurai, j’en suis sûr, maisil faut le temps ; jusque-là, notre seule ressource est l’armeinvisible. Eh bien ! en trempant l’armeinvisibledans ce poison-là (il frappait sur le manuscrit),on tuerait un demi-cent de taureaux, mon bon. Or, nous n’avonsaffaire qu’à un juge d’instruction et à une petite demoiselle.

Lecoq et lui se regardèrent ; Lecoqbaissa les yeux le premier en murmurant :

– Je l’ai dit bien des fois : vous êtesle diable.

Le colonel sourit à ce compliment et glissa lerouleau de papier sous son traversin en disant :

– Il fera jour demain, mon bibi ; nousallons faire dodo, bonsoir !

– J’oubliais, dit-il, un renseignement qui m’aété fourni par M. Préault, le greffier. Le lieutenant Pagès et lejuge ont commencé par être une paire d’amis, hier, et un instant,Préault a cru que, malgré l’évidence, M. d’Arx allait accoucherd’une ordonnance de non-lieu. Ils avaient causé plus d’unedemi-heure, le lieutenant et son juge, sans savoir mutuellement àqui ils avaient l’honneur de parler. C’est tout à la fin del’interrogatoire que M. d’Arx a deviné qu’il était en face duparticulier de Valentine, et c’est seulement lorsqu’on a lu leprotocole du procès-verbal que le lieutenant a connu le nom de Remyd’Arx. M. Préault dit que leurs yeux lançaient des flammèches etqu’il n’a jamais vu deux hommes si près de s’entre-dévorer.

Le colonel avait remis sa tête surl’oreiller.

– Voilà ! fit-il d’une voix déjàendormie, il y a des gens qui ont toujours quinte et quatorze dansleur jeu. J’en connais plusieurs dans l’histoire : Alexandrele Grand, César, Charlemagne, Napoléon… et moi !

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