L’Arme invisible – Les Habits Noirs – Tome IV

Chapitre 5La demande en mariage

 

C’était un repos entre deux quadrilles, etquelques groupes rentraient dans la serre. Le colonel saisit aupassage Marie de Tresme et une autre jeune fille pour s’appuyerpaternellement sur leurs bras.

– La danse vous a-t-elle fait oublier lesHabits Noirs, demanda-t-il, chers enfants ?

– Mais pas du tout ! répliqua la blondeMarie, et nous venions rôder autour de M. Remy d’Arx pour tâcher desurprendre quelque intéressant secret… car, ajouta-t-ellemalicieusement, je suis bien sûre que, depuis le temps, ils causentHabits Noirs tous deux, lui et Mme lacomtesse !

Le colonel lui caressa la joue et dit enélevant la voix :

– Remy, mon enfant, voici deux charmantsdémons qui accusent la petite Fanchette du crimed’accaparement.

La belle comtesse se retourna aussitôt,souriante, mais Remy rougit comme si on lui eût adressé un reprochesérieux.

– N’est-ce pas, s’écria Mlle deTresme avec sa candeur effrontée, que vous causiez de MackLabussière, de Mayliand et du comte de Castres ?

– Non, répondit Francesca Corona sans perdreson sourire ; il s’agissait entre nous de choses beaucoup plusintéressantes, et je vous demande bien pardon, mes chères belles,si je vous enlève mon bon père, mais nous avons à lui confier ungrand secret.

– Allons ! dit Marie en quittant le brasdu colonel, nous n’en saurons rien. Ah ! que je voudrais êtrede Saumur !

– Pourquoi cela ? fit bonnement lecolonel.

– Parce que toutes les demoiselles de Saumuront la Gazette des Tribunaux sur leur table de nuit.

Elle ajouta pendant que tout le monderiait :

– Ou bien je voudrais être comme Valentine,que la curiosité ne démange jamais, parce qu’elle a autre chose entête.

Elle s’enfuit, décochant son regard entre lesdeux yeux de Remy d’Arx comme un trait de Parthe.

– Voyons ce grand secret, dit le colonel, quisemblait enchanté.

Il triomphait en lui-même pensant :

– Lecoq est le plus fort, mais il ne me va pasà la cheville. Il appelle cela jouer de bonheur ! moi, je disque c’est bien joué, voilà la différence !

Remy avait pris les deux mains de lacomtesse.

– Je vous en supplie, madame, murmura-t-ilavec une fatigue découragée ; j’ai mis à nu pour vous, quiêtes ma meilleure amie, le fond même de mon cœur ; j’avaisbesoin de me confesser un peu, mais cet effort m’a brisé et je sensqu’il ne faudrait point aujourd’hui toucher davantage à mablessure.

Dans le regard du colonel il y avait unepetite pointe de sarcasme, émoussée par un attendrissement bienmarqué.

– Voilà un grave magistrat, prononça-t-ilentre haut et bas, voilà le plus savant et le plus clairvoyant denos jeunes jurisconsultes. Je voudrais gager qu’il sera conseillerdans un an, et que, vers sa quarantième année, il s’éveillera unmatin garde des Sceaux. Mais ! sangodémi ! quand il nes’agit plus du Code civil ou des Pandectes, il perd la têtevolontiers, et c’est bien l’amoureux le plus poltron que j’aierencontré de ma vie !

– Bon père ! fit la comtesse avecreproche.

– Vous ne savez pas… commença Remy d’Arx.

– Je sais, interrompit le colonel, que je neveux rien savoir. Je n’aime pas forcer la confiance de mes amis ettoutes ces histoires-là ne sont plus guère de mon âge.

« Parlons d’autre chose, s’il vousplaît ; Remy, mon cher enfant, j’ai lu d’un bout à l’autre leremarquable travail que vous m’avez confié.

« Pour moi, qui connais le pays de Corseet qui ai pour ainsi dire été le témoin des faits présentés parvous, je suis très vivement frappé de votre discussion et de vosconclusions ; mais si je me mets au point de vue du ministreet même du public, faut-il l’avouer ? j’ai peur que l’ensembledes faits ne soit pas pris au sérieux à cause de je ne sais quellecouleur romanesque…

La comtesse fit un geste de francheimpatience.

– Bon père, dit-elle, je te jure que leministre et le public nous importent bien peu en ce moment.

– Laisse, mon enfant, répliqua le colonelpresque sévèrement, tu vois bien que M. Remy d’Arx écoute.

Le jeune juge d’instruction écoutait, eneffet ; il avait les yeux baissés et un rouge vif remplaçaitla pâleur habituelle de sa joue.

– Je vous remercie, mon excellent et cher ami,répondit-il ; j’ai voulu avoir sur ce travail les conseils devotre expérience. Les faits sont d’une exactitude rigoureuse ;ils empruntent au procès qui va se juger devant la cour d’assisesde la Seine un intérêt d’actualité. Je suis déterminé à soumettremon mémoire à qui de droit ; ne fût-ce que pour empêcher lajustice de s’égarer dans une fausse voie. Il n’y a pas un seulHabit-Noir dans la bande qui porte ce nom, et voulez-voussavoir ? la grande, la terrible association de malfaiteurs queje me suis donné la mission de poursuivre profitera certainement dece quiproquo judiciaire.

– Si vous craignez cela, repartit vivement lecolonel, pourquoi n’avez-vous pas retenu l’instruction qui vousavait été confiée ?

– J’ai eu tort, peut-être, dit Remy d’un airpensif, mais je ne trouvais rien là de ce que cherchais. C’est unebande peu nombreuse de coquins vulgaires qui ne connaît ni lesstatuts, ni le mot d’ordre des frères de la Merci. Je sens que jesuis sur la piste, et que chaque pas me rapproche d’un butardemment poursuivi, je n’ai pas voulu me détourner de maroute.

– Avez-vous quelque fait nouveau ?demanda plus tranquillement le colonel, depuis que vous m’avezremis votre mémoire ?

– J’ai reçu les lettres attendues de Sartènes,répondit le jeune juge d’instruction ; je ferai le voyage, etdussé-je m’introduire moi-même dans cette caverne…

Le colonel hocha la tête.

– De deux choses l’une, fit-il avec froideur,ou il y a là-bas un repaire de loups, ou il n’y en a pas ;s’il n’y en a pas, rien à faire ; s’il y en a, le plus mauvaismoyen de prendre les loups est de se fourrer dans leur gueule.

– Je n’ai pas tout dit, ajouta Remyd’Arx ; demain, je dois recevoir la visite d’unrévélateur.

– Au sujet des bandits de la Corse ?

– Au sujet des bandits de Paris.

Un observateur très attentif eût peut-êtreremarqué un certain mouvement de révolte parmi les mille rides quise croisaient sur le visage du colonel, mais ce fut l’affaire d’uneseconde et il répéta d’une voix parfaitement calme :

– Demain ! ah ! ah !demain ! voici qui prend une tournure, Croyez-moi, cherenfant, ne négligez aucune précaution et soyez bien armé lors decette entrevue. Pour ce qui regarde votre travail, je vous prie deme le laisser encore un jour ou deux ; j’ai déjà pris quelquesnotes qui pourront vous êtes utiles ; ma connaissance complètedu pays donnera une certaine valeur à mon témoignage, surtoutauprès de Son Excellence, qui était inspecteur des prisons sous lerègne de Charles X et qui, lors de sa dernière tournée, voulut bienaccepter ma modeste hospitalité au château de Bozzo. À mon âge,vous le savez, les souvenirs ne se présentent plus en foule. Ilsreviennent un à un et je les écris à mesure.

Remy ouvrait la bouche pour rendre grâce denouveau en acceptant volontiers le délai proposé lorsque lacomtesse Corona, dont les ongles roses battaient la générale surles vitres de la serre, se retourna et dit avec une véritableexplosion de colère :

– Ah ça ! quel jeu jouons-nous ici ?M. d’Arx s’est-il moqué de moi quand il m’a parlé pendant deuxheures… deux heures d’horloge ! de son martyre, de sescraintes, de ses espoirs, de son amour enfin qui s’exhalait enparoles embaumées, douces et pures comme un chant derossignol ?

– Au nom du ciel !… balbutia le jeunemagistrat.

– Il n’y a pas de ciel qui tienne ! ouplutôt le ciel est bleu comme votre flamme, et il faut que j’en aiele cœur net. Vous seriez capable de recommencer demain et je neveux pas faire tous les jours pareille dépense de tendre pitié.

– Ne vous insurgez pas, bon père,ajouta-t-elle en tendant son front au baiser du colonel, vous avezdit le vrai mot : ce grand homme est poltron comme un lièvre.Il a saisi aux cheveux votre conversation d’Habits Noirs, debandits, de cavernes, de mémoire à consulter, tout exprès pourm’empêcher d’entrer en matière, mais on ne nous donne pas le changeainsi, et je crois avoir mérité suffisamment un premier prix depatience. Je vous déclare donc, bon père, que notre bel ami iciprésent, se meurt du mal d’amour, qu’il n’y a pas besoin des HabitsNoirs pour l’exterminer, et que, si vous refusez de lui venir enaide, nous n’avons plus qu’à porter son deuil.

Remy d’Arx avait baissé la tête et gardait lesilence ; il était facile de voir combien cette façon légèrede parler lui était blessante et douloureuse.

– Voyons, voyons, dit le colonel, tu n’as pasl’habitude d’être cruelle ainsi, Fanchette.

– Je suis cruelle, repartit la comtesse, parceque je veux être cruelle ; il ne faut pas qu’un médecin aitl’âme trop sensible. Nous avons un malade qu’il faut guérir à toutprix ; tout ce que je peux faire, c’est d’abréger l’opération,en vous disant du premier coup que Remy aime éperdumentMlle de Villanove, et que, si vous ne la lui donnez pas,il compte bel et bien mourir de chagrin.

– Valentine ! murmura le vieillard, quijouait l’étonnement au naturel ; comment ! il s’agit deValentine et notre ami ne m’a rien dit ?

Remy d’Arx leva sur lui un regard de détresse,pendant que Francesca reprenait haleine.

– Il ne vous dira rien, continua-t-elle ensaisissant les deux mains du jeune magistrat, qu’elle serraaffectueusement entre les siennes ; il tremble defièvre ; il fait pitié.

– Ah ! c’est un grand amour, mon père,continua-t-elle d’une voix changée ; j’aurais voulu que vouspussiez l’entendre tout à l’heure, la passion s’épandait hors deson âme comme un flot d’éloquence et de poésie. Il était si beauque je pleurais, si ridicule que je riais comme unefolle !

Une larme roula sur sa joue tandis qu’ellepoursuivait :

– Un homme fort ! le plus fort peut-êtrede ceux que j’ai rencontrés et admirés. Je viens de le voir timideplus qu’une jeune fille, irrésolu plus qu’un enfant et radotantparmi de sublimes élans le fade cantique de Céladon. Deuxheures ! je vous le dis, deux heures ! Il me semblait queje ne l’avais jamais vu : il était beau comme unarchange ; sa voix avait des vibrations de harpe. Quelpoète ! et quel collégien monté en graine !… ami, biencher ami, pardonnez-moi, je me venge d’avoir été trop puissammentémue.

Elle se tourna vers le colonel et acheva encontenant un profond soupir :

– Il y en a qui sont heureuses ! notreValentine sera bien aimée.

Personne n’était là pour souligner le côtécomique de la situation. Le colonel calculait son jeu froidement,tout en se donnant l’air de gagner l’émotion contagieuse quisoulevait le sein de Francesca ; Remy tournait vers eux et àla dérobée un regard timide et déjà reconnaissant. Le colonelrompit le premier le silence.

– Ah ! pauvre bichette, dit-il enatteignant son mouchoir pour essuyer ses yeux secs, tu n’as pas eubeaucoup de bonheur en ménage, c’est vrai. Si, aussi bien, jet’avais donné une perle comme ce cher Remy !… Mais voyons,voyons, nous n’avons pas le sens commun, mes trésors. Ce n’est pasen pleurnichant qu’on arrange les affaires ; Moi, d’abord, cemariage-là m’enchanterait : Remy et Valentine ! les deuxchers enfants gagneraient tous deux, du même coup, un gros lot à laloterie de l’avenir. Quel joli couple et quelle bonne maison aussi,car ils sont riches tous les deux ; je connais, à l’égard deValentine, les intentions de Mme d’Ornans et d’une autrepersonne, qu’il est inutile de nommer… Parlons peu et parlonsbien : notre bon Remy s’est-il déclaré vis-à-vis de la jeunepersonne ?

– Oh ! fit le jeune magistrat,jamais !

– Mais regardez-le donc ! s’écria lacomtesse, et ne lui faites pas semblable question ! c’est àmoi qu’il adresse ses déclarations : des paroles qui brûlentet qui attendriraient une tigresse.

– C’est que, fit le colonel, ce n’est pas lamême chose. A-t-il au moins quelque donnée sur l’état du cœur denotre Valentine ?

– Si j’avais eu la moindre espérance… commençaRemy d’un ton désolé.

– C’est la peine du talion, interrompitFrancesca ; pauvre M. d’Arx ! vous avez tenu en votre vietant de gens sur la sellette ; voilà qu’on vous fait subir àvotre tour un interrogatoire.

– C’est moi qu’il faut interroger, père, sereprit-elle, je vais prêter serment, si on veut, pour dire qu’enmon âme et conscience, devant Dieu et devant les hommes, il neserait pas impossible que la chère enfant eût tourné ses beaux yeuxdu côté de l’accusé.

– Par pitié, madame, ne raillez pas, suppliaRemy, dont la détresse était au comble.

– Vous n’avez pas la parole, repartit gaiementFrancesca. Père, je me suis aperçue plus d’une fois que vous aviezla vue admirablement perçante…

– Pour mon âge, rectifia le colonel, il estvrai que je me passe encore de lunettes.

– Interrogez vos souvenirs, n’avez-vous pasremarqué souvent que Valentine devenait toute rêveuse quand M. Remyd’Arx tient au salon le dé de la conversation ?

Le colonel eut son petit rire débonnaire.

– Pauvre Minette, dit-il, voilà où ma vuefaiblit. Quoi que tu en dises, je n’ai plus les yeux qu’il fautpour voir ces choses-là, et je suis en vérité fort embarrassé, carje me trouve entre deux opinions contraires : tu vois tout enrose, le pauvre Remy voit tout en noir, il faut un tiers arbitrepour vous départager ; choisissons-le. Que diriez-vous de lamarquise ou de Valentine elle-même ?

La comtesse se jeta à son cou et lui donna unretentissant baiser.

– Il n’y a rien au monde de si charmant quetoi, père, bon père, s’écria-t-elle. Puisque tu es avec nous, labataille est gagnée. À genoux, Remy, et remerciez votresauveur !

– Folle que tu es ! dit le colonel ;tu est seule à te réjouir ; tu vois bien que Remy garde lesilence.

Un instant ils restèrent muets tous lestrois ; puis la comtesse reprit, essayant en vain de garder sagaieté :

– Il n’y a pas dans l’univers entier deuxhommes comme celui-là. Il aime tant que sa torture même lui estchère, et qu’il a peur de regretter le tourment de sonincertitude.

– Tout cela est fort joli, déclara le colonel,et j’ai peut-être été ainsi il y a soixante-dix ans ; maisj’avoue que je ne m’en souviens plus. Je demande purement etsimplement à M. d’Arx s’il lui convient que je porte la parole ensa faveur.

– Colonel, répliqua Remy d’Arx, qui seredressa et dont la voix se raffermit, je connais votre amitiédévouée, j’en suis profondément reconnaissant ; je sais dureste que je ne pourrais choisir un meilleur avocat que vous ;faites donc pour le mieux et recevez mes remerciements à l’avance.Vous m’accusez à bon droit de lâcheté ; j’aurais voulu, je leconfesse, retarder ce moment où mon arrêt va être prononcé, l’arrêtde ma vie ou de ma mort. Quoi qu’il arrive, ne me trompez point, jevous prie, et que la réponse de Mlle de Villanove mesoit transmise dans les termes mêmes où elle aura été prononcée.J’attendrai ici ; je désire être seul.

La comtesse ainsi congédiée prit le bras deson grand-père et l’entraîna vers le salon.

Elle tourna encore un regard vers Remy d’Arx,qui s’était assis derrière la touffe de yucca, la tête entre sesmains, et ce fut avec une ardente, une jalouse admiration qu’ellemurmura :

– On peut donc être aimée ainsi !

Le colonel était de ces comédiens qui nes’oublient jamais en scène et jouent jusque dans la coulisse.

– Que va dire la marquise ? murmura-t-il,comme s’il se fût parlé à lui-même.

– Oh ! père, s’écria Francesca, lamarquise est préparée, la marquise va être enchantée ; danstoute cette affaire-là, il n’y a que toi de surpris.

– Et tu sais, ajouta-t-elle, c’est bien vrai,ce que je disais tout à l’heure : cette chère Valentine estsuspendue aux lèvres de M. d’Arx dès qu’il cause. Quand il parlaitl’autre soir de cette mystérieuse association, qui me fait peurparce qu’elle ressemble à des choses vagues dont je me souviens ouque j’ai rêvées au temps où nous habitions en Corse, elle dévoraitses moindres mots. Je ne suis pas la seule pour m’être aperçue decela : ces demoiselles en chuchotent et en rient.

– Ah ! fit le colonel d’un air distrait,ces demoiselles ! voilà qui est grave. Quelle singulière choseque l’âge ! moi je n’ai rien vu du tout.

Le salon était rempli et le petit bals’agitait gaiement.

Valentine, animée par la danse, resplendissaitde beauté.

La marquise venait de gagner trois robs auwhist ; elle céda ses cartes au cousin de Saumur parce que lecolonel lui avait dit à l’oreille :

– Madame, je désirerais vous parler enparticulier sur-le-champ.

Le colonel lui offrit son bras, et ils sedirigèrent vers le boudoir, dont la porte s’ouvrait vis-à-vis de laserre.

– Est-ce qu’il s’est déclaré ? demanda lamarquise.

– Formellement.

– Alors, nous parlerons à la chère petite dèsdemain.

– Nous lui parlerons dès ce soir.

– Comment ! ce soir, s’écriaMme d’Ornans.

– Chère madame, répondit le colonel Bozzo, quis’était assis dans son attitude favorite, les jambes croisées l’unesur l’autre, et qui tournait déjà ses pouces, vous n’avez pas idéede cette passion-là ; le feu est à la maison.

– En vérité ! fit la marquise en riant,le superbe Hippolyte a trouvé son Aricie ?

– Qu’y a-t-il donc ? demanda Valentine enpassant le seuil du boudoir. Francesca m’a enlevé mon cavalier aumoment où nous allions entamer un cotillon ; elle m’a dit quej’étais attendue ici pour une communication importante.

Elle souligna ce mot et vint s’asseoir sur untabouret, entre la marquise et le colonel.

Ceux-ci souriaient tous les deux. Ce fut lamarquise qui prit la parole.

– Tu es une charmante enfant, dit-elle, ont’adore ; mais ceux qui t’aiment le mieux ne savent pastoujours sur quel pied danser avec toi. Le mieux est de te diretout uniment qu’il s’agit de te marier.

– Bravo ! murmura le colonel, voilà de ladiplomatie !

Valentine resta un peu interdite, puis elledit :

– Déjà, belle maman ? Je pensais bien quecela viendrait un jour où l’autre, mais je croyais avoir encore dutemps devant moi.

Puis elle ajouta avec une pétulance pleine decâlinerie :

– Est-ce que vous voulez me faire du chagrin àvous deux, voyons ! Je suis heureuse ici, ma chère tante estpour moi la meilleure des mères…

Elle prit une des mains de la marquise,qu’elle baisa, et demanda, certaine de sa réponse :

– Est-ce que vous ne voulez plus de moi, bellemaman ?

Le colonel atteignit sa petite boîte d’or eten tapota le couvercle d’un air pensif.

– Voici cette bonne marquise qui a déjà lalarme à l’œil, dit-il. Après le jeune chat, la jeune fille estl’animal le plus gracieux de la création. Alors, minette, tu neveux pas te marier ?

– Moi, dit Valentine, je n’ai pas beaucoupréfléchi à cela. Quel est celui de vos petits gentilshommes qui m’afait l’honneur de demander ma main ? car, en définitive, onpeut accepter l’un et refuser l’autre.

– C’est trop juste, dit la marquise, dont lesyeux mouillés riaient. Tu raisonnes comme un ange ! Il y en adonc au moins un parmi eux que tu accepterais sansrépugnance ?

– Pour danser, répliqua Valentine, j’enconnais trois ou quatre qui ne sont pas maladroits, mais pourépouser…

Elle s’arrêta et son regard, qui allait toutpétillant d’espièglerie du colonel à la marquise, se voilasoudain.

– Il y en a un qui ne danse pas,commença-t-elle à voix basse. Celui-là…

Elle s’interrompit encore et resta touterêveuse. La marquise se pencha et attira le front de la charmanteenfant jusqu’à ses lèvres.

– Si c’était M. Remy d’Arx ? lui dit-elledans un baiser.

Valentine éprouva comme un choc. Ses jouesdevinrent plus pâles que la bastide brodée de sa collerette.

Elle garda un instant le silence ; sesyeux baissés restaient cloués au sol.

– Eh bien ! fit le colonel, tu ne répondspas, minette ?

La marquise, déjà triomphante,murmura :

– Comme nous avions bien deviné !

Le sein de Valentine bondit, malgré le visibleet violent effort qu’elle faisait pour en contenir lesbattements ; elle releva sur la marquise ses yeux hardis oùbrillait un éclat sombre.

– Qu’est-ce que vous aviez deviné mamère ? demanda-t-elle presque rudement.

La marquise se tut, étonnée et offensée. Lecolonel ouvrit sa boîte d’or et grommela entre ses dents :

– Drôle de fillette ! drôle defillette !

Valentine attendit un instant, puis, d’un tonsérieux et rassis :

– Il faut me pardonner, madame, dit-elle, jen’ai point voulu vous manquer de respect. Vous savez bien que jevous aime comme si vous étiez véritablement ma mère.

Pour la seconde fois, la marquise l’attiracontre son cœur, pendant que le colonel humait quelques grains detabac d’un air songeur.

– Ils s’aimeront trop, dit-il enricanant ; dans ce petit ménage-là les baisers auront desdents et les caresses des griffes.

Valentine eut un froncement de sourcil qui setermina en sourire. Elle retrouva l’exquise douceur de sa voix pourdire tout bas :

– Bon ami, si vous pouviez voir le fond de monâme, vous ne vous moqueriez pas de moi.

Puis elle ajouta plus bas encore :

– Est-ce bien vrai ? M. Remy d’Arx a-t-ilréellement demandé ma main ?

– C’est bien vrai, chérie, répliqua lamarquise ; as-tu pu croire qu’il fût possible de plaisantersur un pareil sujet ? Veux-tu réfléchir, te consulter ?Veux-tu un jour, deux jours ?

– Non, dit Valentine, qui se leva toutedroite, je n’ai pas à me consulter, je suis décidée.

Ces mots furent prononcés d’un tel accent queMme d’Ornans regarda le colonel avec inquiétude.Celui-ci n’avait jamais été plus calme.

– Eh bien ! trésor, dit-il, si tu esdécidée, donne-nous ta réponse, pour que nous puissions latransmettre à ce cher ami, qui attend.

– Ah ! fit Valentine, dont uneinexplicable émotion étouffait la voix, M. Remy d’Arx attend maréponse ?

Elle hésita, puis elle partit comme un trait,disant :

– Je vais la lui porter moi-même.

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