L’Arme invisible – Les Habits Noirs – Tome IV

Chapitre 11L’assassinat

 

À ce nom que le hasard lui jetait comme unécho de sa haine, Maurice resta immobile.

Il sembla qu’une force inconnue clouait sespieds au sol.

À l’appel du valet, un élégant coupé quitta lafile des équipages et monta le chemin pavé qui traversait letrottoir pour entrer dans la cour de l’hôtel.

Un instant encore, Maurice demeura immobile,puis il pensa :

– Je suis trop éloigné, je ne le verrai pas.Et d’un bond il gagna la porte cochère.

Le coupé, après avoir pris son maître auperron, redescendait la pente au petit pas. Les deux portièresétaient fermées, car la nuit se faisait froide à cette heurematinale.

– Gare, dit le cocher à Maurice, qui barraitla route. Maurice s’écarta aussitôt, mais si peu que la roue lefrôla en passant. Il tendit la tête avidement et son regard seheurta contre la glace de la portière, troublée par l’humidité dela nuit.

Sans savoir ce qu’il faisait peut-être, ilsuivit la voiture, dont son coude effleurait le panneau.

– Gare ! dit encore le cocher au momentde tourner pour prendre la chaussée.

Il enleva ses chevaux.

Maurice se mit à courir en redescendantl’avenue, puis il fut pris de honte et revint sur ses pas.

– Je suis fou ! pensa-t-il.

L’équipage roulait vers la place de laConcorde. Maurice s’arrêta rue de l’Oratoire devant la porte dunuméro 6. Ses tempes étaient baignées de sueur et son cœur révoltél’étouffait à force de battre. Il se disait :

– Non, je ne suis pas fou, je donnerai de monsang pour l’avoir vu, et pour le reconnaître entre mille, fût-ce aubout du monde !

Il frappa.

Le portier vint le regarder à travers un petitguichet grillé.

– Ah ! fit-il, voici lecommencement ! c’est l’officier d’Afrique qui a pris le numéro17, au second sur le derrière, et ce sera comme ça tous lesjours !

Il tira le cordon.

– Les locataires de M. Chopin ! dit-il,les élèves de M. Chopin ! de l’ouvrage en masse ! maispour des profits, cherche ! Est-ce que c’est votre habitude derentrer à ces heures-là, mon officier ?

Maurice, qui ne l’entendait même pas, passasans répondre.

– Bon ! continua le concierge, au moinsen voici un qui est poli ! un va-nu-pieds de zéphir quiamènera on ne sait pas qui dans la maison ! Avec ça quel’autre, son voisin de carré, a une mine de revenant deBrest ! Et deux nouveaux élèves, ce soir, pour M.Chopin : un furet qui s’est glissé… où donc que j’ai vu cettefigure-là ? et une manière d’ours que je n’ai pas oséseulement lui dire qu’il n’avait pas une tournure à apprendre lamusique !… Je ne l’ai pas vu ressortir, l’ours mal léché…n’empêche que j’en ai par-dessus les oreilles de M. Chopin et deses chalands ; je le dirai au propriétaire. Il n’y aurait riend’étonnant qu’avec un va-et-vient de camarades comme ça, un malheurarriverait dans la maison.

Il se retourna vivement au moment d’entrerdans sa loge, parce qu’une voix se faisait entendre du côté de lacour.

C’était Maurice qui se promenait de long enlarge, les bras croisés, la tête baissée, et qui disait :

– Il est riche, il est beau, je le hais,oh ! je le hais !

– Après qui donc que vous en avez ?demanda le concierge, qui avait entendu seulement ces derniersmots.

Maurice disparut dans l’allée du second corpsde logis et le concierge referma sa loge en murmurant :

– Des sauvages, je vous dis ! faudraqu’on fasse maison nette ou bien il arrivera quelque chose.

Maurice avait monté précipitamment les deuxétages qui menaient à sa chambre. Il voulut mettre la clef dans laserrure, mais sa main tremblait et il ne pouvait trouver letrou.

Le carré, qui n’avait point de fenêtres, étaittrès obscur ; une lueur passait entre le seuil et la porte duvoisin.

Maurice y gratta et demanda :

– Puisque vous êtes encore éveillé,voulez-vous me donner de la lumière ?

Il n’eut point de réponse.

Il crut entendre le bruit d’une bougie qu’onsouffle et la lueur disparut.

À force de tâtonner, il finit par trouver laserrure, et comme il était harassé de fatigue, il se jeta touthabillé sur son lit, sans même allumer sa lampe.

La lassitude de son corps n’était rien auprèsde celle de son esprit.

Chaque fois qu’il voulait réfléchir, sa penséele fuyait douloureusement et son intelligence était commemeurtrie.

Aussitôt étendu sur sa couche, il tomba dansun sommeil pénible, coupé par de fréquents et brusques réveils.

Quand il ouvrait les yeux ainsi, il voyait unrayon de lune découpant sur la muraille qui lui faisait face lesfeuilles tremblantes d’un arbre à moitié dépouillé.

Quand il refermait les yeux, une figuresurgissait dans la nuit, toujours la même : le visage de cethomme qu’il n’avait jamais vu, mais que son imagination luimontrait fier et beau, de cet homme dont il avait appris le nomdepuis quelques heures et qui était son ennemi mortel.

Une fois, il se releva sur le coude enfrottant ses paupières.

La lueur qu’il avait remarquée, en arrivantsous la porte du voisin inhospitalier, brillait maintenant àtravers les planches mal jointes de la cloison de droite, verslaquelle le rayon de lune inclinait lentement.

Le numéro 18 avait rallumé sa bougie.

Maurice, dont la tête était de plus en plusfaible, eut une fantaisie d’enfant ; il souhaita de voir àtravers les planches qui était cet homme et ce qu’il faisait.

Mais il aurait fallu quitter son lit, où sonanéantissement le clouait.

Sa nuque lourde retomba sur le traversin et ils’endormit cette fois, pour tout de bon.

Il eut un rêve fiévreux et absurde. Des voixpassaient autour de ses oreilles qui chuchotaient le nom de Remyd’Arx.

Dans une chambre aux somptueuses tentures,Fleurette était toute seule, le front dans ses mains ; ellepleurait.

Puis c’était un long corridor qui menait àcette chambre et dans lequel un homme marchait à pas de loup.

Maurice entendait le craquement du parquet etFleurette l’entendait aussi, car elle tournait vers la porte unregard épouvanté.

Deux coups sonnèrent à une horloge. Mauricesavait bien que c’était deux heures de la nuit.

Et il se disait : Je ne rêve pas puisquej’ai entendu une heure dans les Champs-Élysées.

Le plancher cessa de craquer, mais le bruit detrois petits coups frappés à la porte vint distinctement àl’oreille de Maurice.

Fleurette se levait, tremblante, pour allerouvrir, quand le rêve tourna tout à coup.

Une voix d’homme inquiète et contenuedemanda :

– Qui est là ?

Et une autre voix réponditau-dehors :

– C’est moi, le bijoutier.

Les gens qui dorment avec la fièvre jugentleurs songes et cherchent presque toujours à repousser loin d’euxces extravagantes illusions.

Maurice se retourna sur son lit aveccolère.

Mais le rêve s’obstinait.

Une clef grinça dans une serrure et les gondsd’une porte qui s’ouvrait crièrent.

Il n’y eut aucune parole échangée entre celuiqui ouvrait ainsi sa porte et le nouveau venu ; pourtantMaurice, galvanisé, se mit sur son séant et tendit avidementl’oreille.

Il ne dormait plus.

Une plainte sourde et dont il connaissait bienla lugubre intonation avait mis un frisson d’horreur dans sesveines.

Plus d’une fois, en Afrique, il avait entenduce râle court et rauque de l’homme qui tombe pour ne plus serelever.

Etait-ce encore le rêve ?

Maurice écoutait, haletant. La lueur brillaittoujours à travers les planches de la cloison.

Un pas lourd et qui semblait ne point sepresser traversa la chambre du voisin ; une fenêtre futouverte. Maurice se glissa hors de son lit et demanda :

– Voisin, qu’avez-vous donc ?

On ne répondit pas.

Mais un bruit de feuillages froissés se fitau-dehors, tandis qu’une seconde plainte plus faible dressait lescheveux sur la tête de Maurice.

La lune avait marché.

Le rayon éclairait maintenant une porte decommunication située au centre de la cloison de droite du lit queMaurice venait de quitter.

Il y eut de l’autre côté de cette porte ungrand soupir, puis tout se tut, sauf un bruit de pas qui montait dujardin.

Maurice s’élança vers la porte decommunication et en toucha la serrure, dans laquelle un morceau defer se trouvait engagé.

En même temps ses pieds rencontrèrent sur lecarreau un autre objet qui le fit trébucher.

Quant à la serrure, on ne peut pas direqu’elle s’ouvrit, ce serait trop peu : elle tombalittéralement désemparée et disloquée, laissant la porte ouverte àdemi.

En foire, on connaît beaucoup de choses, etMaurice avait été pendant deux ans de la foire.

L’objet contre lequel son pied venait deheurter était une pince en acier.

Maurice pouvait donner un nom technique à latige de fer engagée dans la serrure : c’était ce que lesvoleurs nomment un « monseigneur ».

Une idée rapide comme l’éclair lui traversa lecerveau ; il se demanda :

– Est-ce que tous ces préparatifs étaient pourmoi, et l’assassin s’est-il trompé de victime ?

Car sans avoir vu encore l’intérieur de lachambre voisine, il savait être à deux pas d’un hommeassassiné.

Ce n’était pas l’heure des réflexions ;il poussa la porte et se trouva en présence du malheureux HansSpiegel, le juif allemand qui était venu, la veille au soir, dansl’arrière-boutique de la rue Dupuis, proposer au faux revendeurKœnig les diamants de Carlotta Bernetti, cachés dans une canne àpomme d’ivoire.

Hans Spiegel avait encore à la main unpistolet à deux coups tout armé.

Une trace bleuâtre qu’il portait autour dupoignet disait pourquoi il n’avait pas pu s’en servir. Il étaitcouché de tout son long, la nuque sur le carreau, les deux brasétendus ; il avait au nœud de la gorge une effrayanteblessure, large de quatre doigts, et qui avait rendu déjà une marede sang.

On l’avait tué comme on égorge un bœuf, et ilétait mort en poussant le gémissement unique du bœuf qu’on égorge.Le couteau du boucher était encore là.

La lutte avait été si courte et si décisiveque la chambre ne présentait aucune trace de désordre. La canne àpomme d’ivoire manquait, mais Maurice en ignorait l’existence.

La plupart des officiers qui n’ont pas gagnéleur grade à courir les villes de garnison savent juger et mêmepanser une blessure.

Maurice avait vu d’un seul regard que le coupporté par le malfaiteur inconnu était mortel ; mais il est unsentiment souverainement humain qui entraîne l’homme de cœur àtenter l’impossible et à essayer les secours lors même que lessecours sont devenus inutiles.

On peut se tromper, d’ailleurs, et lesmédecins eux-mêmes ne se dispensent point de ce suprême effort, quiest l’acquit de la conscience.

Maurice s’agenouilla auprès du blessé, ou,pour mieux dire, du cadavre et se mit en devoir de bander laplaie.

Il n’en eut pas le temps. Des pas quisemblaient nombreux et précipités se firent entendre dansl’escalier, puis dans le corridor.

La première impression de Maurice fut unesorte de soulagement, car c’était de l’aide qui lui venait ou toutau moins une décharge pour sa responsabilité ; mais comme ilse levait pour ouvrir la porte extérieure et introduire lui-mêmeles nouveaux arrivants, il s’arrêta stupéfait, comme si la foudrefût tombée à ses pieds.

Une voix effarée disait sur lecarré :

– Comment n’avez-vous pas entendu ? lepauvre juif a crié plus de dix fois au secours avant detomber ; il disait : « Grâce, lieutenant ! quevous ai-je fait ? »

– Le juif avait donc de l’argent ?demanda une autre voix.

Et un troisième dit :

– Le portier ne l’a pas mâché, il s’est écriétout de suite : « Ça ne m’étonne pas ! J’avais biendit qu’il y aurait un malheur dans la maison ! Quandl’Africain est rentré cette nuit, il avait l’air de tout ce qu’onvoudra. Je lui ai parlé, il ne m’a pas seulement répondu, et ilétait là dans la cour qui gesticulait comme un fou et quiradotait : « Je le hais, ainsi je le hais ! c’estplus fort que moi, faut que je fasse la fin de cethomme-là ! »

C’était faux, mais il y avait quelque chose devrai.

Encore une fois le pâle visage de Remy d’Arxpassa devant les yeux de Maurice, et vaguement il se souvintd’avoir pensé tout haut bien des fois cette nuit : « Quene suis-je en face de lui l’épée à la main ! je le hais,oh ! je le hais ! »

Mais le reste, mais ces prétendus cris ausecours poussés par un homme qui était tombé en laissant échapper àpeine un gémissement, et ces paroles à coup sûr inventées :« Lieutenant, que vous ai-je fait ? ayez pitié demoi ! »

Maurice était sorti d’un rêve insensé pourentrer dans un cauchemar plus épouvantable et plus fou.

Sa raison chancelait ; il y avait commeune paralysie sur ses membres et sur son intelligence. Pourtant,une idée essayait de se faire jour en lui, l’idée d’un complotinouï, dirigé par des gens qu’il ne connaissait pas contre saliberté, contre sa vie peut-être.

Ces choses sont longues à raconter, mais ellesse succédaient plus rapides que l’éclair.

Deux minutes ne s’étaient pas écoulées depuisle réveil de Maurice, et ce qui va suivre dura à peine quelquessecondes.

La première voix qui avait parlé dans lecorridor reprit :

– Moi, je ne dormais pas, j’ai entendu lecommencement. L’officier du numéro 17 a d’abord forcé la porte decommunication et brisé la serrure. Au premier cri j’ai éveillé M.Chopin. Quand nous sommes descendus chez le concierge, ça devaitêtre fini.

– Oui, dit une honnête voix qui devaitappartenir au maître de musique, on n’entendait plus rien.

– Le portier est parti dare-dare pour lebureau de police, et les trois garçons du boulanger qui étaientencore après le four font faction dans les terrains, là-bas, devantla petite porte du jardin de l’hôtel d’Ornans. Il est pincé commeun rat dans une ratière, le lieutenant !

Maurice appuya ses deux mains contre sonfront.

Il avait donné en sa vie des preuves debravoure indomptable.

Au milieu de cette armée d’Afrique, basée surles prodiges d’intrépidité, il passait pour un des plusintrépides ; on l’avait vu courir à la mort en riant, et nuln’avait poussé plus loin que lui cette furie française qui s’exalteaux ardentes ivresses de l’épée.

Il avait peur aujourd’hui, horriblementpeur ; une sueur glacée inondait ses tempes et ses jambeschancelantes grelottaient sous lui.

Chaque parole prononcée était désormais uncoup de massue.

On disait vrai de l’autre côté de laporte : il se sentait pris au piège et restait comme écrasésous la conscience de sa perte certaine.

L’idée lui était bien venue de s’élancerau-dehors et de crier : « Mensonge ! c’est un autrequi a tué ; moi je suis venu pour porter secours. »

Mais son trouble, remarqué par le concierge,mais ces paroles échappées à sa colère, mais cette porte fracturée,cette serrure forcée !.…

Et par-dessus tout, l’ensemble des précautionsprises par ses ennemis invisibles : la pince d’acier, lafausse clef : l’évidence d’une conspiration tramée contrelui !

Tout l’écrasait, tout lui manquait ; iln’avait plus ni paroles, ni force, et ses mains frémissantes qui sepromenaient sur son crâne faisaient bruire ses cheveuxhérissés.

– Le commissaire ! cria-t-on dansl’escalier, voilà le commissaire !

Maurice jeta tout autour de lui un regard dedétresse. Plusieurs voix dirent à la fois :

– Monsieur le commissaire, on n’a pas vouluouvrir avant votre arrivée.

La main de Maurice, qui tremblait comme celled’un centenaire, poussa doucement le verrou à l’intérieur de lachambre de Spiegel.

Il respira, content de cette frêle barrièremise entre lui et ses persécuteurs.

Des pas nouveaux retentirent sur le carré etl’on frappa.

– Ouvrez, au nom de la loi ! fut-ildit.

Maurice recula de plusieurs pas. Deux larmesvinrent à sa paupière. Il regarda son uniforme où il y avait dusang, car il avait essayé de relever le cadavre.

La sommation légale fut répétée pour laseconde fois, et en même temps on attaqua du dehors, non seulementla serrure du numéro 18, mais encore celle du numéro 17 : sapropre chambre à lui, Maurice.

Il se souvint de l’avoir fermée, par hasard,en rentrant.

Dans la position où il était, éloigné le pluspossible de la porte, un vent froid tombait sur son crâne. Il seretourna et leva les yeux ; la fenêtre ouverte était au-dessusde lui.

Toutes les voix parlaient ensemble sur lecarré parce qu’on donnait des détails au commissaire.

– Fuir, c’est avouer ! pensa Maurice.

– Nous avons un juge d’instruction, dit lecommissaire, qui mène les choses un peu à rebrousse-poil. Oncroirait qu’il cherche des innocents au lieu de faire la chasse auxcoupables. Mais si votre Africain est là comme vous le dites, jeconstaterai tout uniment le flagrant délit, et du diable si lebourreau ne s’en mêle pas, cette fois !

Maurice se redressa de son haut. On avait faitla troisième sommation, et la porte du numéro 17, cédant à unepesée, s’ouvrait avec bruit.

D’un saut Maurice atteignit l’appui de lacroisée, qui était très élevé au-dessus du sol, et disparut.

En ce moment même les gens du corridorfaisaient irruption dans les deux chambres, dont la première étaitvide ; la seconde ne contenait que le cadavre du juifassassiné.

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