L’Arme invisible – Les Habits Noirs – Tome IV

Chapitre 14Le réveil

 

Le jour naissait. C’était encore dans lachambre de Mlle de Villanove, qu’on avait portée sur sonlit.

Valentine n’avait point encore recouvré sessens.

Le Dr Samuel, un très habile médecin que lecolonel avait introduit depuis peu à l’hôtel d’Ornans, avaitdéclaré tout de suite que la crise pouvait être longue.

Autour du lit de Valentine, dont la tête pâlese renversait dans les masses de ses grands cheveux, le colonel, ledocteur et Mmela marquise étaient réunis.

Le docteur, debout auprès du chevet,accomplissait les devoirs de sa profession ; le colonel et lamarquise, assis un peu à l’écart, causaient tout bas.

La bonne dame semblait arrivée au dernierdegré de l’agitation, tandis que le colonel, modérément ému,regardait le portrait de l’empereur de Russie sur le couvercle desa boîte d’or.

– Voilà plus de quatre heures qu’elle est sansconnaissance, disait Mme d’Ornans. Un évanouissement decette durée ne peut manquer d’être dangereux.

– Vous êtes bien la meilleure des femmes,répondit le colonel.

– Oh ! cela ne m’empêche pas d’être encolère, ou plutôt désolée, car le passé de la pauvre petite donnaità craindre quelque aventure de ce genre-là – j’entends pour lacondition du jeune homme, petit officier, commis ou autre. Maiscomment croire !… Tenez, mon ami, dès qu’elle va reprendre sessens, je me mettrai au lit pour vingt-quatre heures, pour huitjours peut-être, car je me connais, après un pareil ébranlement jevais être très malade.

– Cela regarde notre ami Samuel, répliqua lecolonel.

– Et vous n’en donnez que cela, mon cherBozzo ? Vous devenez un tantinet égoïste.

– Je l’ai toujours été, belle dame, seulementje m’arrange de manière à ce que mes amis ne s’en aperçoivent pastrop.

La marquise lui tendit une main encoreblanchette qu’il approcha galamment de ses lèvres.

– Eh bien ! docteur, reprit-elle, quedites-vous ?

– C’est une syncope nerveuse d’une certainegravité, repartit le médecin ; le rapprochement tétanique desmâchoires n’a pas permis l’ingestion d’une quantité suffisante demédicament. Néanmoins l’antispasmodique que j’ai distribué commenceà produire son effet ; le pouls est toujours extrêmementfaible ; mais les intermittences s’amoindrissent. Il y a dumoins mal.

– Et vous ne voyez pas de danger ?

– Aucun danger, à moins que les mêmes causes,amenant un effet analogue…

– En résumé, interrompit le colonel, ilfaudrait du calme, n’est-ce pas ?

– Beaucoup de calme.

– Et comment procurer du calme à la pauvreenfant ! dit la marquise avec soupir. Cela ne se vend pas dansles pharmacies.

Le colonel mit un doigt sur sa bouche etmurmura :

– Belle dame, le docteur ne sait rien, sinonce qu’il m’a plu de lui dire ; il est inutile de le mettre aufait, d’autant que M. Remy d’Arx est aussi son client.

– Est-ce que vous espérez encore quelque chosede ce côté-là ? demanda Mme d’Ornans.

– Comment ! si j’espère ! ne vousai-je pas recommandé la corbeille ?

– Mais, après ce qui s’est passé ?…

Le colonel entrouvrit sa boîte d’or et lareferma sans y rien prendre, ce qu’il faisait souvent, ennemi qu’ilétait de tout excès.

– Je suis un singulier égoïste,murmura-t-il ; je n’ai jamais très bien fait mes propresaffaires, mais quand il s’agit des affaires des autres, j’avoue quej’y mets une certaine coquetterie.

– Mlle de Villanove, disait en cemoment le docteur insistant sur la question du calme nécessaire,n’est pas exposée à éprouver souvent des émotions semblables àcelle de cette nuit : on n’arrête pas tous les jours desassassins à l’hôtel d’Ornans.

– C’est vrai, c’est vrai, fit la marquise,Dieu merci !

Puis elle ajouta pour le colonel :

– Mlle de Villanove ! la fillede ma sœur ! un assassin ! J’ai beau faire, il m’arrive àchaque instant de croire que tout cela est un rêve. Je fais la partdes circonstances et du terrible malheur qui transplanta sajeunesse si loin du lieu de sa naissance, si loin du cercle où sesprotecteurs naturels auraient pu veiller sur elle. Nous avions àcraindre, je ne le nie pas, des chagrins de plus d’une sorte ;j’ai tremblé quelquefois, quand j’étais toute seule et que jeréfléchissais, de voir arriver un beau matin quelque brave garçontournant son chapeau entre ses doigts et demandant, d’un airtimide, après mademoiselle Fleurette…

– Les grandes dames ont une manière charmantede dire ces horreurs-là, murmura le colonel, qui croisa ses jambesmaigres l’une sur l’autre pour se renverser dans son fauteuil.

– Horreurs, en effet ! répéta lamarquise. Mais alors, comment caractériser ce qui nousarrive ? C’est tellement en dehors des accidents, descatastrophes même qui se peuvent prévoir…

– Cela rentre dans l’impossible, belle dame,interrompit le colonel, et voilà précisément ce qui nous sauve.

Le regard de la marquise l’interrogea.

– C’est vous-même qui m’avez dit…commença-t-elle.

– Certes, certes, interrompit pour la secondefois le vieillard, je vous ai dit la vérité, comme toujours, lapure vérité. J’avais été témoin, et la pauvre enfant, c’estcertain, à la vue du personnage, n’a caché ni son désespoir ni sonamour ; mais je le répète, il y a des choses impossibles. Unpetit employé du commerce, un ouvrier, un saltimbanque même, étantdonné le caractère résolu de votre chère nièce, nous aurait misdans un embarras inextricable, mais celui-ci…

– Mon Dieu ! mon Dieu ! fitMme d’Ornans qui eut un frémissement nerveux, unassassin !

– Il n’y a pas à dire, fit le colonel encomprimant un bâillement léger, c’est épouvantable, mais celatranche la question, et la loi va se charger elle-même de supprimernotre embarras.

La marquise poussa un gros soupir.

– Et que pensera le monde ? dit-elled’une voix gémissante ; le prince, qui avait la bonté de luiporter tant d’intérêt, va savoir cela, et tous nos amis, et toutParis…

– Ta, ta, ta ! fit le colonel avec unemauvaise humeur non dissimulée ; n’exagérons rien.L’invraisemblance d’un pareil roman, le mariage avec un hommehonorable, vont donner un éclatant démenti à des rumeurs que lamalveillance seule peut colporter.

La main de la marquise lui coupa la parole ense posant sur son bras.

– Un homme honorable ! répéta-t-elle toutbas.

– Douteriez-vous de M. d’Arx ?

– Non, au contraire, mais à cause de l’estimesingulière que je fais de lui, je me demande s’il nous est permisen conscience de l’engager dans une semblable union.

Pour le coup, les jambes du colonel sedécroisèrent.

– Ah çà, chère madame, s’écria-t-il avec unecolère admirablement jouée, allez-vous plaider contre votre proprenièce ? et vais-je être soupçonné, moi, d’attirer mon meilleurami dans un piège ? Jusqu’à présent vous m’aviez faitl’honneur d’avoir quelque confiance en moi, vous m’accordiez enoutre une certaine sagacité et je vous ai entendu dire souvent quemoi seul au monde je connaissais bien Mlle deVillanove.

– Ma confiance n’a pas diminué, voulut dire lamarquise, mais…

– Permettez ! il y a un raisonnement biensimple que vous auriez dû faire, chère madame. Vous auriez pu vousdire, puisque vous me faites la grâce de me regarder comme ungalant homme, que si je persiste à marier votre nièce avec ce jeunehomme, non seulement honorable, mais respectable, qui est pour moiun fils, un fils bien-aimé, c’est qu’il y a en moi je ne dirai pasl’espérance, mais la certitude de faire son bonheur au moyen decette union.

En toute occasion, Mme d’Ornanssubissait énergiquement l’empire de cette intelligence trèssupérieure à la sienne.

– Que Dieu vous entende ! dit-ellepourtant ; je suis habituée à vous croire, mais ne meserait-il pas possible d’interroger cette enfant quand elle varevenir à elle ? Je voudrais savoir le fond même de sapensée.

– C’est tout naturel, chère madame ;répliqua le colonel, qui se leva et prit son chapeau ; mais,en ce cas, je vous offre ma démission et j’ai bien l’honneur devous saluer.

– Mais pourquoi ? fit la marquise,étonnée ; quelle mouche vous pique !

– Je travaille seul, bonne amie, réponditdélibérément le vieillard, ou je ne travaille pas du tout. Je medéclare trop vieux pour traîner votre voiture si vous vous amusezvous-même à mettre des bâtons dans les roues. Vous connaissez lemoyen préconisé par La Cuisinière bourgeoise pour faire uncivet : il faut d’abord un lièvre ; eh bien ! pourfaire un mariage, il faut une épousée. Le docteur, qui ne trouvepeut-être pas très poli notre aparté prolongé, vient de nous direque le salut de Mlle de Villanove était au prix d’uncalme absolu, et votre première idée est de l’interroger, de latourmenter plutôt. Quelque bonté, quelque délicatesse que vousmettiez dans votre interrogatoire, ne voyez-vous pas d’icil’émotion revenue, le trouble, le choc des souvenirs imprudemmentréveillés !…

Il avait élevé la voix et tourné furtivementson regard vers le Dr Samuel.

Celui-ci était homme sans doute à comprendrela signification d’un coup d’œil, car il agita les mains d’un aireffrayé et dit :

– Pas si haut, je vous en prie ! nousarrivons à l’instant critique.

– Vous voyez, madame, reprit le colonel, quibaissa aussitôt la voix jusqu’au murmure.

Il ajouta en prenant la main de lamarquise :

– Nous ne nous brouillons pas pour cela, maisvoici mon dernier mot : lequel de nous deux va seretirer ? Je ne veux de vous sous aucun prétexte au chevet deValentine en ce moment dangereux où elle reprendra ses sens.

– Je m’en vais, dit précipitammentMme d’Ornans, gardez-nous tout votre intérêt, bien cherami, nous en avons grand besoin.

Il lui offrit son bras et la reconduisitjusqu’à la porte.

– Et mettez vos inquiétudes de côté, chèremadame, dit-il en arrivant au seuil : puisque j’ai carteblanche, je réponds de tout. Voyons, vous aviez l’intention de vousreposer un peu, je vous accorde quatre heures de bon sommeil,jusqu’à midi ; mais après votre déjeuner qu’on attelle etvoyagez tout l’après-midi pour la corbeille.

– Parlez-vous donc sérieusement ? demandala marquise, incrédule et triste.

Le colonel lui baisa la main enrépétant :

– La corbeille ! Toutes affairescessantes, la corbeille, la corbeille !

Il rentra et referma la porte.

Le Dr Samuel, quittant le lit de Valentine,vint à lui aussitôt.

C’était un homme de cinquante ans à peu près,très pâle, le nez busqué, la bouche rentrée, l’œil terne, le crâneravagé.

Les veilles laborieuses produisent parfois lemême résultat physique que l’inconduite.

Il y a des savants usés par le travail quiressemblent aux invalides de l’orgueil.

Le docteur devait sa clientèle noble aucolonel, qui avait eu d’abord de la peine à l’ancrer dans uncertain monde ; mais désormais sa réputation était bienétablie, et la confiance que lui témoignait M. de Saint-Louis avaitconsacré son succès.

– On l’éveillera quand on voudra, dit-il trèsbas, mais s’il valait mieux qu’elle ne s’éveillât point, tout sepasserait le plus naturellement du monde.

Le colonel haussa les épaules etdemanda :

– Est-ce vrai que dans l’état où elle est onpeut entendre et comprendre ?

– On cite des cas variés qui établiraient lepour et le contre, répondit le médecin, mais vous voyez que jeparle très bas. S’éveillera-t-elle ou faut-il qu’elle dormetoujours ?

– Ma parole, fit le colonel, on dirait quenous passons notre vie à rêver plaies et bosses ! Nous net’avons pourtant pas encore acheté beaucoup de mort aux rats, vieuxSamuel !

– Comme elle est héritière de la marquise…commença le docteur.

– Vous êtes tous de bons petits enfants,interrompit le colonel, mais vous n’avez pas inventé lapoudre : pas plus Lecoq que les autres, avec ses grands airs,et quand il me faudra choisir mon successeur, c’est toi que jeprendrai, mon fils, tu peux compter là-dessus. Soigne bien cettejeune personne-là, entends-tu ; elle vaut pour nous trois ouquatre fois l’héritage de la marquise.

– Un joli denier, alors, fit le docteur.

– Dix fois, vingt fois l’héritage de lamarquise ! poursuivit le colonel.

Il atteignit sa montre.

– Voilà huit heures qui vont sonner ;continua-t-il ; à dix heures juste, le conseil se réunira chezmoi. Ne manque pas d’y venir ; tu apprendras des chosescurieuses. Et maintenant, éveille-moi cette enfant-là avecprécaution ; tu sais que tu me réponds d’elle !

Valentine était toujours immobile comme unebelle statue couchée.

Le docteur se rapprocha d’elle, mais au lieude lui donner le médicament qu’il avait administré jusqu’ici, iltira de sa poche un flacon et versa quelques gouttes de son contenudans une petite cuiller.

D’un geste familier à ceux de sa profession,deux de ses doigts pesèrent sur les joues de la malade, dont labouche s’entrouvit.

Ses dents, plus blanches que l’ivoire, étaientserrées ; une légère pression opérée sur les narines leur fitfaire un mouvement dont le docteur profita pour passer le bout dela cuiller.

Cela fait, il remit toutes choses en place etattendit.

Le colonel l’imita.

Il s’était assis de nouveau, mais plus près dulit, et son œil placide regardait la charmante malade, tandis queses pouces tournaient.

Après trois ou quatre minutes écoulées, ledocteur se pencha jusque sur le visage de Valentine ; ildéboucha de nouveau son flacon et le lui fit respirer.

– Voilà ! dit-il en se relevant.

Presque au même instant, un soupir faiblepassa entre les lèvres de la jeune fille, puis la couverture montaet redescendit parce que son sein commençait à battre.

Le docteur regarda le colonel.

– Est-il nécessaire que vous restiezici ? demanda ce dernier.

– Je vous l’ai dit, répliqua Samuel, uneémotion nouvelle pourrait déterminer un nouvel accident. Je puisattendre dans une pièce voisine.

Le colonel lui montra la porte, mais il ne lelaissa pas sortir sans ajouter :

– À dix heures, rue Thérèse, soyez exact. Cesera curieux, très curieux.

La porte s’ouvrit et se referma.

Le colonel était seul avec Mlle deVillanove, qui reprenait lentement ses sens. Il rapprocha sonfauteuil du chevet et s’établit en homme qui veut avoir toutes sesaises.

Les yeux de la jeune fille s’ouvrirent, maisils semblaient privés de la faculté de voir.

– Au théâtre, pensa le colonel, dans de bonnesoccasions comme celle-ci, elles disent généralement :« Où suis-je ? Que s’est-il passé ? » et autresfaridondaines. Je voudrais abréger les préliminaires.Voyons !

Il eut une petite toux sèche qui fixa sur luiles regards de Mlle de Villanove ; elle fitaussitôt un effort pour se dresser sur son séant, mais elle neput.

– Comment vous trouvez-vous, ma bonnechérie ? demanda le colonel du ton le plus affectueux.

Valentine jeta ses yeux égarés tout autour dela chambre.

– Oui, oui, prononça doucement le bonhomme, iln’y a pas à dire, c’est une mauvaise affaire.

– Là ! murmura Valentine, dont le doigtconvulsif se tendit, c’est là !

Elle montrait l’endroit où naguère Maurices’était tenu debout les bras croisés sur sa poitrine.

– C’est là, en effet, répéta le colonel, c’estlà qu’il a dit : « Fleurette ! » et que vousavez répondu : « Maurice ! » en ajoutantd’autres paroles également imprudentes dans votre situation.

Valentine se couvrit le visage de sesmains.

– Malheureusement, reprit le colonel, il yavait des témoins. Mais vos amis sont riches, ma belle petite, etavec de l’argent on étouffe bien des cancans.

– Je n’ai rien à cacher ! s’écriaMlle de Villanove, qui montra son visage fier et presqueprovocant.

– Certes, certes, on dit ces choses-là dans lepremier moment, mais en fin de compte…

Valentine l’interrompit et demanda :

– Monsieur, êtes-vous chargé dem’interroger ? Ce ne sera pas long : je l’aime et jel’aimerai toujours.

– Pour ce qui me regarde, répliqua le coloneltrès doucement, il ne me déplaît pas de vous entendre parlerainsi ; c’est du cœur, de la générosité ; je ne détestepas ces défauts-là. Mais, voyez-vous bonne petite, le cœur, lagénérosité, la folie même, ne servent à rien quand il s’agit d’unhomme placé dans la position de ce pauvre diable.

– Il est innocent ! s’écriaimpétueusement Valentine.

– Pourquoi vous fâcher, mon ange ?repartit le colonel ; moi je ne demande pas mieux qu’il soitinnocent, c’est un joli jeune homme, mais voilà ! lesapparences lui tournent diantrement le dos : un gaillard,pauvre comme Job, car on n’a pas trouvé tout à fait la monnaie d’unlouis dans sa poche, amoureux d’une jeune personne qui passe à tortou à raison pour être millionnaire, un homme assassiné, non pas lepremier venu, mais un receleur ou un voleur qui avait en sapossession les diamants de la fameuse Carlotta Bernetti : jolicoup de filet ! je ne sais plus combien de centaines de millefrancs ! Flagrant délit avec cela, ou quelque chose qui yressemble comme deux gouttes d’eau, car on a suivi le meurtrier àla trace, on l’a arrêté sans l’avoir perdu de vue et n’ayant pasencore eu le temps de laver ses habits ni ses mains, où il y avaitdu sang.

La tête de Valentine retomba surl’oreiller.

– Ça va être encore une cause célèbre,poursuivit le colonel ; il en pleut et je crois…

Il s’arrêta et glissa entre ses paupièresdemi-closes un regard vers Valentine.

– Oui, continua-t-il, ce sera le côté vraimentromanesque de ce procès. Je crois que notre ami, M. d’Arx, serachargé de l’instruction.

Valentine était redevenue aussi pâle qu’avantde reprendre ses sens.

– En thèse générale, poursuivit le colonel,paisible comme si de rien n’eût été, je n’aime pas les mariagesforcés ; j’en ai eu dans ma famille un bien funesteexemple : ma fille, qui était pourtant une digne créature,pesa un peu sur notre pauvre chère Fanchette, ma petite-fille, lorsde son union avec son cousin le comte Corona… Certes, avec lamarquise, nous n’avons rien à craindre de semblable, et d’ailleurscomment comparer Remy d’Arx à un mauvais sujet comme mon neveuCorona ; Remy d’Arx est la perle des hommes, et je ne saispoint de dévouements dont il ne soit capable.

Il s’arrêta de nouveau. Valentine étaitimmobile, et muette, et froide comme une statue.

– Mon Dieu, poursuivit encore le vieillard,j’ai vu en ma vie des aventures plus extraordinaires. Il y a biendes orages menaçants qui n’éclatent pas. Il faut que je retourneauprès de la marquise, presque aussi bouleversée, presque aussimalheureuse que vous, ma pauvre enfant. Je n’ai pas besoin de vousdire quel coup terrible elle a reçu, mais en vous quittant, jevoudrais vous laisser dans une situation d’esprit plus calme.

Il se leva et prit la main de Mllede Villanove, qui eut à ce contact un sourd frémissement.

– Il y a une chose certaine et consolante pourvous, dit-il avec un accent de bienveillante onction, c’est quevous êtes entourée de bons cœurs, de cœurs dévoués. À votre âge, onse met parfois dans l’esprit des idées de révolte. Réfléchissez,pensez à ceux qui vous aiment, à ceux que votre malheur réduiraitau désespoir.

Il s’inclina sur le front de Valentine, qu’ilbaisa. C’était un front de marbre. La jeune fille ne fit pas unmouvement, ne prononça pas une parole. En gagnant la porte à paslents, le colonel se disait :

– Drôle de fillette ! je suis sûr qu’ellea déjà son idée.

Avant de franchir le seul, il lui envoyaencore un baiser avec ces mots :

– Du calme ! on veille sur vous et onvous aime.

Dans le corridor, il y avait une soubrette quis’éloignait précipitamment et qui avait tout l’air d’avoir écouté àla porte.

– Suzon ! appela le colonel à voix basse,Sidonie ! viens çà, Marion !

La soubrette revint sur ses pas endisant :

– Victoire, s’il vous plaît, monsieur lecolonel.

– Victoire, soit ! Dis-moi, et ne menspas, est-ce toi qui vas chercher le fiacre, les soirs oùMlle de Villanove sort par la petite porte dujardin ?

Victoire joignit les mains et voulut serécrier.

– Bon, fit le colonel, c’est toi, je m’endoutais. Eh bien, ma fille, si Mlle de Villanove envoiepar hasard chercher une voiture ce soir…

– Dans l’état où elle est, y pensez-vous,grand Dieu !

– Oui, dans l’état où elle est.

– Je me garderais bien… commença Victoire.

– De refuser, interrompit le colonel ; tuaurais raison, il faut obéir à ses maîtres.

Il lui glissa une couple de louis dans lamain, et comme Victoire le regardait, stupéfaite, ilajouta :

– Hélas ! ma fille, à l’âge que j’ai, ona tout vu, et l’on ne sait plus être sévère.

– Est-ce possible, s’écria la soubrette, qu’ily ait des gens si bons que cela ? Qu’est-ce que vousm’ordonnez, monsieur le colonel ?

– D’amener une voiture à notre belle chérie,mais non pas la première venue. Je protège un certain cocher donttu trouveras le fiacre ici près, un peu en dehors de la station.Pour être bien sûre de ne pas te tromper, tu lui diras… Car tuparles un peu italien, n’est-ce pas ?

– Mademoiselle ne m’aurait pas prise sanscela.

– Tu diras au cocher :« Giovan-Battista. » C’est son nom.

– Et il me répondra ?

– Le tien, qui est charmant comme toi :« Vittoria. »

Il lui caressa doucement le menton et ilsrestèrent un instant à se regarder en souriant.

– Maintenant, reprit le colonel, va délivrerle DrSamuel, qui attend ici près ; dis-luiqu’il fasse une petite visite à notre belle chérie et surtout, tuentends bien, dis-lui de ne pas manquer au rendez-vous qu’il saitbien : dix heures sonnant. Ce sera curieux. Dis-lui que cesera très curieux.

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