L’Arme invisible – Les Habits Noirs – Tome IV

Chapitre 16Le manuscrit de Remy d’Arx

 

Lecoq prit le cahier et lut :

« Rapport à Son Excellence M. le gardedes Sceaux.

« Monsieur le ministre,

« Votre Excellence voudra bien m’excusersi je prends la liberté de lui soumettre une œuvre encoreinachevée : il y a urgence, le procès pendant devant la courd’assises de la Seine et que la voix publique désigne déjà sous letitre : Les Habits Noirs, me paraît de nature àégarer l’opinion et, ce qui est beaucoup plus grave, la justiceelle-même :

« J’ai abandonné l’instruction de cettecause qui m’était confiée et qui n’est qu’une ombre, pourm’attacher à la réalité.

« Les faits que je vais avoir l’honneurde porter à la connaissance du ministre, chef de la magistrature demon pays, sont considérables et j’ose réclamer toute son attention.Il s’agit des Habits Noirs, non point de ceux qui sont actuellementsous la main de la loi, mais des vrais Habits Noirs, c’est-à-dire,selon moi, de la plus dangereuse association de malfaiteurs qui aitexisté jamais.

« Votre Excellence ne vit pas dans lecercle où cette appellation est déjà populaire, etl’administration, qui serait à même de soulever le voile, sembleportée à penser qu’il s’agit d’une légende de faubourg, d’unehistoire à faire peur, comme il s’en fabrique dans les bas-fonds dela vie parisienne. M. le préfet de police, à qui je me suis adressétout d’abord, n’a certes pas transgressé à mon égard les règles dela courtoisie, mais son aide m’a manqué complètement, et j’ai crudeviner qu’il me prenait pour un rêveur.

« La raison de cette erreur estsimple ; et je la constate tout de suite, afin que VotreExcellence ne puisse tomber dans le même piège : les HabitsNoirs n’existent pas pour la justice ; ils n’ont jamaiscomparu devant elle ; la base même de leur organisation lesmet à l’abri du glaive de la loi.

« Voilà précisément ce qui paraîtinvraisemblable et ce que j’expliquerai avec clarté dans le coursdu présent travail.

« Une seule fois, à ma connaissance, etj’ai la prétention de connaître à peu près tout en cette matièrequi a occupé mes jours et mes nuits depuis que j’ai l’âge d’homme,une seule fois, le mystère de l’association courut un risquesérieux parce que trois de ses membres comparurent devant untribunal ; je fais allusion à l’affaire Quattrocavalli etconsorts, qui coûta la vie à mon père.

« Je place ici un court exposéhistorique :

« Le 30 août 1816, M. Mathieu d’Arx futnommé procureur général près de la cour royale d’Ajaccio ; aumois d’octobre de la même année, il porta la parole dans un procèsimportant où certains personnages haut placés dans l’arrondissementde Sartène se trouvaient impliqués.

« Le maire d’un chef-lieu de canton étaitaccusé de complicité dans un assassinat commis par les frèresQuattrocavalli, notoirement connus pour faire partie de la bandedes Veste Nere… »

Ici Lecoq s’interrompit et demanda :

– Que signifient ces marques au crayonrouge ?

– Cela veut dire : « Passe, »mon fils, répondit le colonel ; c’est la partie scientifiquedu travail. Nous savons tous notre histoire ancienne, et j’aimarqué les paragraphes que tu dois sauter ; sans cela nousresterions en séance jusqu’à demain.

Le rapport de Remy d’Arx donnait, en effet,des détails circonstanciés sur les Camorre de l’Italie dusud et sur l’origine des premiers Habits Noirs. Ces détails setrouvent consignés dans l’avant-propos de notre récit.

Lecoq tourna deux ou trois pages etcontinua :

« … Il y eut acquittement devant lespremiers juges. Sur l’appel du ministère public, la cause vintdevant la cour d’Ajaccio, où les frères Quattrocavalli furentacquittés pour la seconde fois, malgré un ensemble de preuves queVotre Excellence trouverait sans doute accablantes. Je tiens lespièces à sa disposition.

« Dans toute cette affaire, M. Mathieud’Arx s’était trouvé aux prises avec des difficultés d’une natureinexplicable.

« Deux jeunes gens de la ville deSartène, évidemment innocents à ses yeux, avaient été jetés dans lacause pour donner le change à l’instruction, et les preuvesfabriquées contre eux témoignaient d’une prodigieuse habileté.

« Le jury donnait à pleine course danscette fausse voie et l’opinion de la ville était sourdementtravaillée dans le même sens. On sentait là l’effort d’uneinfluence occulte, puis puissante, qui ne put manquer de faire surl’esprit de M. d’Arx une vive et durable impression.

« On ne peut dire qu’il devina dèsl’abord la vérité dans ses détails étranges et invraisemblables,mais il avait senti l’effet, il chercha la cause, et j’ai retrouvédans ses papiers des notes incomplètes qui semblaient être leséléments d’un rapport analogue à celui que j’ai l’honneur deprésenter aujourd’hui.

« Les notes dont je parle et que jepossède encore sont rares et tronquées ; je n’ai pu en effetque glaner après la moisson faite ; car, lors de lacatastrophe qui termina sa vie, le secrétaire de mon père fut violéet ses papiers, en grande partie, furent détruits.

« Quant au rapport lui-même, je doutequ’il soit parvenu jamais au garde des Sceaux de cetteépoque ; du moins n’en reste-t-il aucune trace auxarchives.

« Du mois de décembre 1816 au moisd’avril 1820, trois tentatives d’assassinat eurent lieu sur lapersonne de mon père, et le 22 juin de la même année, le plancherde son cabinet s’effondra pendant qu’il était assis à sonbureau.

« Il demanda et obtint son changement,non point pour fuir sa destinée ; car tous ceux de ma famillesavent que mon père était résigné à la mort violente qui bientôtdevait le frapper, mais au contraire pour suivre la guerre engagéeénergiquement, obstinément.

« Il pensait qu’une fois hors du pays deCorse, ses mouvements deviendraient plus libres et qu’il netrouverait plus les mêmes obstacles élevés entre lui et l’autoritécentrale.

« Dans le voyage qu’il fit de Marseille àToulouse, où il devait diriger le parquet, un coup de feu, tiréderrière une haie, brisa en plein jour la portière de sa chaise deposte.

« J’étais là, bien jeune encore, ainsique ma mère et ma sœur au berceau.

« Je fus mis au collège royal deToulouse. Aux vacances de 1822, je trouvai mon père vieilli devingt ans. Ma mère me dit, en pleurant, qu’à la suite d’un repasofficiel à la préfecture, mon père avait failli mourir et que,depuis lors, sa santé était perdue… »

La lecture du rapport fut interrompue ici parun petit rire sec qui venait du fauteuil de la présidence.

Le colonel tournait ses pouces ; il ditavec gaieté :

– Je m’en souviens de ce dîner, j’y étais.

Et il ajouta :

– Ah ! ah ! ce vieux Mathieu d’Arxavait la vie bien dure !

Lecoq poursuivit :

« … Le 14 juillet 1823, à neuf heures dumatin, on vint me chercher au collège. Le domestique qui m’emmenaitn’osa pas me dire quel affreux malheur était arrivé à la maison. Jetrouvai ma mère assise dans la salle à manger ; elle meregarda, mais elle ne me reconnut pas : elle était folle. Monpère avait été étouffé dans son lit, auprès duquel couchait mapetite sœur, qui avait alors trois ans et demi.

« Les assassins n’avaient pas vu d’abordl’enfant, qui s’était réveillée peut-être pendant la perpétrationdu crime et qui avait crié.

« Ils l’avaient enlevée – ou tuée.

« Je fus le premier à entrer dans lecabinet de mon père.

« Le bureau, le secrétaire, les casiers,tout était ravagé ; on avait aussi volé de l’argent, quoiquel’épargne bien modeste de l’austère magistrat ne pût être le butd’un semblable crime. Ma fortune actuelle m’est venue longtempsaprès et par la famille de ma mère.

« J’ai raconté en deux mots, monsieur leministre, ce dernier épisode d’une lugubre histoire, parce que lefait vous est connu ; il émut douloureusement la magistratureentière, et bien des gens prétendent que ce grand malheur est pourbeaucoup dans la bienveillance que me témoigne le pouvoir.

« Un pauvre homme, un ancien serviteur denotre famille, fut accusé, jugé, condamné et porta sa tête surl’échafaud. J’affirme sur l’honneur que ce pauvre homme étaitinnocent… »

– Ah çà ! s’écria rudement Corona, est-cepour entendre cette histoire, vieille comme le déluge, qu’on nous afait venir ici ?

– Le fait est, ajouta la comtesse de Clare,que cela ne nous regarde en rien.

Les autres semblaient partager cet avis. Lalecture de ce rapport annoncé comme si terrible laissaitl’auditoire indifférent et presque somnolent.

Le colonel promena à la ronde son regard félinoù brillait une petite pointe de causticité.

– Patience donc ! mes chers amours,dit-il ; l’aventure en elle-même vous est étrangère, car il nereste plus personne de ce temps-là, sauf l’Amitié, qui était monpetit domestique et qui a bien grandi depuis. Tout passe exceptémoi, et comme j’en ai usé de ces bons amis ! Patience !l’auteur du présent rapport a du sang corse dans les veines par samère, qui était une Adriani. Ceci est tout uniment une bonne petitevendetta. Moi, je ne le trouve pas trop mal stylé le rapport ;un peu sec peut-être, mais il fallait de la place pour ce qui vasuivre. J’espère que cela aura le don de vous plaire davantage.Nous allons bien le voir. Marche, l’Amitié, tu lis comme unange !

Au moment où Lecoq ouvrait la bouche pourobéir, le colonel l’arrêta.

– Un mot encore, mes bons chéris, dit-il, pourbien établir vis-à-vis de nous la situation de ce garçon-là :M. Remy d’Arx, qui est jeune et ardent, qui tient la loi dans samain comme un soldat brandit son épée, qui a du talent, desprotections et par-dessus le marché de l’argent. Nous avons tué sonpère et il le sait, sa mère est morte folle ; quant à sa sœur,ma foi ! ce détail m’échappe un peu, mais je crois qu’elledoit être bien loin si elle court toujours depuis le temps. Levoilà donc seul, nous lui avons pris tout ce qu’il aimait : nevous étonnez pas s’il a le diable au corps. J’ai dit.

Il fit signe à Lecoq, qui poursuivit aussitôtla lecture. « … Monsieur le ministre, je n’ajouterai rien aurécit de cette catastrophe. Mon adolescence fut triste ; jecherchai une consolation dans le travail ; j’achevai mesétudes, je fis mon droit et je fus reçu avocat en 1828.

« Je passai les vacances de cette annéedans une terre, à nous appartenant, aux environs d’Arcachon.C’était là que j’avais vu pour la dernière fois ma mère ; ellen’avait jamais recouvré la raison, mais dans sa folie, qui étaittranquille, elle s’était occupée à rassembler tout ce qui restaitdes papiers et livres de mon père.

« Je souffrais d’une maladie de langueur,les médecins m’avaient condamné, et je voyais arriver avec unesecrète joie le terme de mon existence. Les heures de ma solitudese passaient dans la bibliothèque, où ma mère avait amassé sonpieux trésor. Je me souviens que, par les fenêtres, je regardaisl’océan lointain par-dessus la jeune forêt des sapins qu’on avaitplantés pour assainir la lagune.

« Le choix d’une carrière à suivre merestait indifférent, ou plutôt je ne voulais point de carrière. Jelisais çà et là quelques ouvrages de droit, plus volontiers ceuxqui traitaient de matières criminelles, et surtout, VotreExcellence comprendra cet instinct, les passages qui touchaient auxerreurs judiciaires.

« En ce genre, la collection faite par mamère était riche, car Mathieu d’Arx, par des motifs analogues auxmiens, avait subi le même entraînement.

« Un soir que je parcourais le recueildes mémoires relatifs à la révision du procès Lesurques, j’arrivaià la fameuse consultation signée par Berryer le père, le professeurToullier, Pardessus et Dupin l’aîné. À la page qui contenait lanomenclature et l’étrange entassement des preuves accumulées par lehasard contre le prétendu assassin du courrier de Lyon, je cessaitout à coup de suivre le texte, parce que plusieurs lignes tracéesen marge par la main de mon père attirèrent violemment monattention.

« La note était ainsi conçue :

« À part le fait entièrement fortuit dela ressemblance entre l’innocent et le coupable, il y a ici unensemble de circonstances qui devait dérouter le juge. Je vois danscette cause le point de départ du système inventé par les VesteNere. Ce qui est ici l’œuvre du hasard tout seul fut reproduitvolontairement et avec intelligence dans l’affaire Quattrocavalli.Les Habits Noirs ont évidemment trouvé le moyen de CRÉER l’erreurjudiciaire, mais quelqu’un a désormais leur secret et Dieuveille… »

La voix de Lecoq s’était ralentie en lisant cepassage.

– Cela commence à chauffer, dit le colonel, etnotre Marguerite a ouvert ses beaux yeux.

– Dieu n’a pas bien veillé, répliqua lacomtesse de Clare, puisque l’homme est mort.

– Il a un héritier. Marchons, Toulonnais,marchons, mon fils.

« … Les médecins, continuait le mémoirede Remy d’Arx, avaient bien fait sans doute de me condamner, carils ne pouvaient prévoir la réaction extraordinaire que produisiten moi la lecture de ces lignes. Il me sembla qu’un bandeau tombaitde mes yeux et ce n’est pas assez dire : un sang nouveauvenait de se transfuser dans mes veines ; j’avais un but, jevoulais vivre, je vivais !

« Le soleil en se levant, le lendemainmatin, me trouva feuilletant les livres favoris de mon père.

« On avait bien détruit sacorrespondance, ses notes, ses manuscrits, mais on ne s’était pasdéfié des volumes de sa bibliothèque.

« Je passai trois jours et trois nuits àun travail ingrat, mais fiévreux ; je ne rassemblai paspeut-être la valeur de deux pages, mais c’en fut assez :j’avais l’héritage de mon père, et la pensée qui couvait en moi àl’état latent se formulait, je voulais non seulement venger monpère, mais poursuivre, mais traquer, mais écraser la monstrueuseassociation qui, faisant du crime une science exacte, le multipliepar lui-même, crée systématiquement l’erreur judiciaire et braveimpunément la loi en tenant magasin de sang innocent, toujours prêtà payer le sang de ses victimes. »

Le colonel hocha la tête et murmura enchatouillant le portrait de l’empereur de Russie sur sa boîted’or :

– Voilà une maîtresse phrase ! legaillard a de l’acquit et de la capacité. J’ai un peu collaboré,sans que ça paraisse. Va, l’Amitié.

« … Après dix ans d’un travail noninterrompu, je ne puis pas encore dire à Votre Excellence que jesois arrivé à un résultat décisif quant aux personnes, mais quantaux choses, je déclare connaître le secret des Habits Noirs commeles Habits Noirs eux-mêmes.

« J’ai été les chercher à leur point dedépart, en Corse ; j’ai suivi leur piste dans les diversescontrées de l’Europe, et je suis arrivé à cette certitude que leurmeilleure sauvegarde est l’invraisemblable même de leurmachiavélique combinaison.

« Nul ne veut croire à un pareil excès deperversité, et ils peuvent étendre sans cesse le cercle de leurhideuse industrie, abrités qu’ils sont derrière l’incrédulité mêmedes intelligents et des puissants…

« … Pour eux, la conception de tout crimeest double : Outre le courrier de Lyon qu’on dépouille etqu’on tue, il faut Lesurques pour payer la dette de l’échafaud.

« À l’instant même où Dubose a frappé enpleine sécurité, car sa fuite est préparée, Lesurques arrivefatalement sur le théâtre du crime.

« Il devait passer là, il ne pouvaitpasser ailleurs : un fil mystérieux l’a conduit, et dixtémoins, j’entends des témoins honorables, viendront affirmer aubesoin qu’il a quitté une affaire ou un plaisir pour se glisservers cet endroit maudit.

« Car la force des Habits Noirs n’est passeulement en eux-mêmes, et c’est un génie véritablement infernalqui tissa le voile dont ils se couvrent : leurs meilleurscomplices sont ceux qui ne les connaissent pas et qui auraienthorreur de leurs sanguinaires manœuvres.

« Ces complices d’un jour, d’une heure,d’une minute, c’est mon voisin, c’est mon ami, c’est moi, etveuillez me pardonner, monsieur le ministre, c’est vous peut-être,car ils se glissent partout, en haut et en bas, et nul ne peut direqu’il n’a jamais touché la main de l’un d’eux… »

Le colonel eut une petite explosion degaieté.

– Excusez-moi, mes amours, dit-il, cela mefait rire parce que la première fois que j’ai lu ce passage, jerevenais justement de dîner chez le ministre.

« … Voici donc Lesurques à son poste,continuait le rapport ; j’ai dit Lesurques pour biencaractériser le malheureux qu’on va jeter en proie à la vindictepublique. Lesurques ne sait pas sur quel terrain il marche, ilignore le piège tendu devant ses pas, il est au lieu précis où ilfaut être et cela suffit pour le perdre.

« On arrive, on le fouille, il a sur lui,à son insu, quelques papiers compromettants ; le pistoletfumant ou le couteau qui saigne encore sont à ses pieds ; laveille, il a fait quelque chose d’insignifiant qui tourne tout àcoup à mal : il s’est plaint de quelqu’un dans un instant demauvaise humeur, il a murmuré quelques menaces, ou bien encore il alaissé paraître un besoin d’argent, une inquiétude au sujet d’uneéchéance.

« Tout cela se groupe, tout celas’échafaude, tout cela l’entoure et le presse ; lavraisemblance naît, grandit, se change en certitude ; il estperdu, il le sent ; il est si victorieusement déguisé encoupable que, dans sa conscience épouvantée, il se dit : Sij’étais magistrat, si j’avais à juger un homme dans la position oùje suis, je le condamnerais !

« C’est là ce qu’ils appellent dans leurlangage l’arme invisible. Elle frappe coup pourcoup, autant de fois que l’arme de l’assassin ; elle blessed’une façon sûre, et par une combinaison qui est le comble dusacrilège, c’est la loi, toujours la loi qui achève ceux qu’elle ablessés.

« Mais l’arme invisible peuttuer aussi pour elle-même et remplacer les autres armes émousséesou insuffisantes.

« Il y a des gens cuirassés :Achille, l’invulnérable, ou Mithridate qui se joue des poisons.Contre eux les moyens matériels ne peuvent rien, il faut dégainerl’arme invisible qui passe à travers les mailles du plusdur acier. Les eaux du Styx elles-mêmes ne détournent pas sesatteintes, et Mithridate chercherait en vain un antidote au poisondiabolique qui l’a trempée.

« Celle-là c’est la parole, ou la penséeplus subtile encore, le soupçon, l’envie, l’ambition, la terreur,l’amour, que sais-je ? Ceux qui manient cette arme terrible etinévitable sont nombreux, ils ont de l’or, et le monde aveuglé sefait leur complice…

« … Ils ont l’ancienne organisation desCamorre qui rappelaient elles-mêmes les SaintesVehme et les associations secrètes de la Lombardie. Le grandmaître ou Père est entouré d’un sénat dont les membres s’appellentMaîtres ou frères de la Merci. Au-dessous de cet état-major, vientun corps d’officiers admis dans une certaine mesure àl’initiation : ce sont des voleurs actifs et intelligentsqu’on peut appeler au conseil quand les circonstancesl’exigent.

« Les maîtres portent alors le voilenoir ; excepté le Père et les membres du conseil, nul ne voitjamais leur visage.

« Au-dessous encore, il y a les soldatsou « simples », qui obéissent comme des machines,reçoivent le prix de leur sinistre ouvrage et ne connaissent aucunsecret.

« La loge centrale est à Paris ;elle peut se déplacer ; elle était à Londres lors de latentative hardie qui faillit ruiner les réserves de la Banqued’Angleterre.

« Quant un vol retentissant a été commiset qu’il faut laisser à l’émotion publique le temps de se calmer,la loge centrale disparaît et prend ses quartiers de repos enCorse. C’est en Corse peut-être que j’obtiendrai la suprêmeindication qui mettra enfin les Habits Noirs sous la main de lajustice.

« La loge centrale, pour le présent, oudu moins à la date de mes derniers renseignements, se compose duPère et de dix Maîtres. Je ne sais pas leurs noms ; lesaffiliés de qui j’ai acheté ou obtenu des révélations ne sont pasMaîtres et n’ont pu voir les Maîtres que sous le voile ; d’unautre côté, les employés supérieurs de la police, tout en neperdant jamais le respect dû à ma robe, se sont obstinés dans leurscepticisme et ne m’ont prêté qu’un secours illusoire.

« Mais si je n’ai pu conquérir ni lesportraits ni les noms des principaux Habits Noirs, lesrenseignements touchant leurs personnes ne me manquent pas tout àfait, et je sais du moins à peu près ce qu’ils sont.

« Le Père est un vieillard du plus grandâge, puissamment riche, faufilé dans le monde de la cour aussi bienque dans les salons du faubourg Saint-Germain. L’associationl’entoure d’un respect superstitieux. Son habileté tient de lasorcellerie ; on ferait un gros volume avec la sérieinterminable des crimes qu’il a ordonnés ou commis, tout enconservant au-dehors une renommée d’inattaquable honneur et presquede sainteté… »

– Mon article est assez flatteur, comme vousvoyez, mes enfants, dit benoîtement le colonel ; ne vous enétonnez pas trop, je l’ai retouché légèrement et j’espère que lesvôtres pourront aussi vous satisfaire. Je n’ai plus besoin de vousengager à écouter désormais, vous êtes, Dieu merci ! toutoreilles.

« … Un homme dont la vénération publiquecouronne les dernières années, reprenait le rapport, un ancien amide mon père, qui possède d’immenses propriétés en Corse, dans ledistrict même où les Habits Noirs ont eu très certainement et ontpeut-être encore leur lieu de refuge, le colonel Bozzo-Corona, abien voulu faire appel à ses souvenirs et me communiquer un certainnombre de légendes. Le chef des Habits Noirs ne serait autre que leplus célèbre des bandits italiens, devenu vieux. Au lieu de sefaire ermite, le diable des Calabres aurait au contraire agrandi lecercle de ses méfaits et abandonné le mousquet désormais trop lourdpour prendre l’arme infernale dont je parlais tout à l’heure.

« Auprès de lui est un coquin d’espècesecondaire, mais tout particulièrement dangereux, un échappé debagne, ancien domestique, ancien commis voyageur, actuellementagent d’affaires à Paris… »

Lecoq s’interrompit de lui-même et demandabrusquement :

– Est-ce que vous avez collaboré aussi à manotice, papa ?

– Non, répondit le colonel, j’ai laissé telquel ton article et celui de nos chers amis. Au jeu de cache-cachequ’il joue contre nous, Remy d’Arx est bien près de gagner :il brûle, et j’ai voulu que vous vissiez cela par vous-mêmes.

Lecoq continua sa lecture : il étaitpâle, et ses sourcils se fronçaient.

« … Je ne serais pas éloigné de croireque ce misérable touche à la police par quelque côté ; je n’aipoint à donner mon avis sur certaines alliances adultères, mais lerefus de concours de l’administration doit avoir une cause, et ilm’est arrivé parfois de la chercher. Je crains de l’avoir trouvée.J’espère aussi, car si j’ai deviné juste, avant huit jours j’auraiarraché le masque de cet homme… »

Après avoir lu cette dernière ligne, Lecoqdéposa le manuscrit sur la table et regarda le colonel en face.

– Papa, murmura-t-il, pour mon compte, je n’aipas besoin d’en voir davantage. Les autres liront, s’ils veulent,ce qui les concerne, moi j’ai mon affaire et j’attends vosexplications.

Le colonel lui adressa un petit signe de têtesouriant et prit à son tour le manuscrit.

– Autrefois, dit-il, je vous aurais lu undrame en cinq actes sans reprendre haleine, car j’ai joué lacomédie dans mon temps, et j’ai même chanté les ténors ; maismaintenant je m’enroue si vite ! On ne peut pas être et avoirété. L’article de l’Amitié vous semble-t-il bien touché, mestrésors ?

Les membres du conseil avaient changé de tenueet de physionomie ; tous étaient attentifs et Corona lui-mêmeécoutait avec une visible anxiété.

– Lecoq est percé à jour, dit lacomtesse ; évidemment ce Remy d’Arx n’a plus qu’à étendre lamain pour le saisir.

– Eh bien, chérie, répliqua le vieillard, tanotice est encore plus complète que celle de ce bon l’Amitié ;c’est une véritable photographie. L’abbé est peint en pied, ungendarme le reconnaîtrait ; le portrait de Corona est parlant,et quant à l’excellent Samuel, je lui conseille de se faireremplacer par un confrère si jamais Remy d’Arx le demande, car onl’a fait en vérité ressemblant comme les poires qui sont sur lesmurailles avec les favoris et le toupet de Louis-Philippe !mais le chef-d’œuvre c’est notre éminent professeur en droit, celuiqui nous taille des outils dans les cinq codes, celui qui, pour lapremière fois, nous a dit : « Il faut savoir jouer de laloi comme Paganini joue du violon ; quand on connaît lamanière de s’en servir, la loi est un instrument qui vole et quiassassine. »

– Et moi ? fit le prince, dont la voixtremblait. Mon coquin de rôle est un écriteau que j’ai audos : je suis le plus facile de tous à reconnaître.

– Aussi, répliqua le colonel, quand Remy d’Arxa eu la bonne idée de me confier son manuscrit, c’est à ton articleque j’ai couru le premier. Tu as du bonheur, mon fils, et nous demême ; car, depuis deux mois, tous les soirs, notre beau juged’instruction nous a vus ensemble à l’hôtel d’Ornans. Le moindresoupçon jeté sur toi lui donnait la clef de tout le reste, maisl’homme qui lui a fourni ses renseignements se trouve en retardd’une demi-année. À l’article Louis XVII, il n’y a qu’un seulmot : Mort.

– Nos bons amis, reprit-il sur un ton dejoyeuse humeur qui contrastait avec le trouble général, serontpeut-être bien aises de voir par eux-mêmes. Fais passer lemanuscrit, l’Amitié, afin que chacun lise son propre éloge.

Le mémoire alla de main en main. Un silence detriste augure régnait autour du tapis vert. Seul, le colonelgardait son air content ; il avait trempé sa plume dansl’encre et dessinait sur le papier blanc qui était devant lui desbonshommes très drôles, avec de petits corps et de grossestêtes.

Quand le mémoire eut fait le tour du cercle,il déposa sa plume.

– Eh bien, mes très bons, dit-il avec unetranquillité si provocante qu’un éclair d’irritation s’alluma danstous les yeux, je vous avais annoncé une séance curieuse, vous mem’accuserez pas de vous avoir manqué de parole. Que pensez-vous detout cela ?

– Nous sommes trahis, répondit le docteur endroit, c’est clair.

– Cet homme, ajouta la comtesse de Clare, estdésormais si près de nous qu’il pourrait nous toucher rien qu’enétendant la main.

– D’autant mieux, chérie, appuya le colonel,qu’il a le bras long. La préfecture de police le gêne bien un peuparce qu’elle n’aime pas les gens qui vont sur ses brisées ;elle est comme l’Académie qui refuse d’admettre tout ce qu’elle n’apas inventé ; mais le présent mémoire a précisément pour butde mettre au pas la préfecture.

Il prit le manuscrit et le retourna pourarriver d’un coup à la dernière page.

– En voici les conclusions, reprit-il ;elles sont logiques, précises, et il me paraît bien difficile quele ministre les repousse. Écoutez-moi cela :

« … Je demande donc à Votre Excellencel’aide directe du gouvernement. Il me faut des agents del’administration mais il me faut en même temps une liberté d’allurecomplète et une indépendance absolue, surtout en ce qui regarde lapréfecture de police.

« Je mets volontiers dans la balance monavenir professionnel tout entier ; si j’ai fait fausse route,je suis un impudent et un fou, je me condamne moi-même à laretraite.

« Si au contraire j’ai bien vu, je nesollicite rien, parce que je n’aurais rien fait qui ne soit dudevoir d’un magistrat.

« Que Votre Excellence m’accorde troischoses : un titre pour agir, le choix de mes agents, carteblanche vis-à-vis de la préfecture, et sous quinze jours, à daterd’aujourd’hui, je m’engage à mettre les clefs des Habits Noirs sousla main de la justice… »

– Il y a le marchef ! s’écriaCorona ; on nous menace de nous noyer dans un verre d’eau.Frappons les premiers et tout sera dit.

Le colonel feuilleta rapidement le cahier.

– Certes, certes, fit-il, c’est la premièreidée qui vient. Notre juge d’instruction n’est ni Achille niMithridate ; mais il y a un petit passage qui répond à cela…vous permettez ? J’ai vraiment un petit passage qui répond àcela… vous permettez ? J’ai vraiment peur d’abuser de votrecomplaisance : ce sera ma dernière citation.

Il lut :

« … Les Habits Noirs me connaissent, ilsm’entourent, je le sais et surtout je le sens ; c’est de monplein gré que je joue ainsi avec le feu. L’homme qui m’a fourni lesindications les plus sûres est un meurtrier, l’exécuteur deshautes-œuvres, l’assassin juré du grand conseil des HabitsNoirs… »

Il y eut un murmure de stupéfaction et le nomde Coyatier vint à toutes les lèvres.

Le colonel cligna de l’œil avec malice.

– À qui se fier ! murmura-t-il. Mon Dieu,oui, la plus lourde brute que j’ai rencontrée en ma vie, lemarchef, a eu une idée, peut-être deux : l’idée de s’amenderet celle de faire fortune, car ce diable de Remy sème l’argentcomme s’il avait les mines du Pérou dans sa poche. Mais laissez-moiachever.

« … D’un jour à l’autre je puis subir lesort de mon père ; seulement, moi, ils ne m’auront pas toutentier. J’ai pris mes précautions, mon œuvre me survivra. Leprésent mémoire est en effet copié à trois exemplaires, lesquelssont déposés en trois mains différentes et pareillement sûres. Aucas où il m’arriverait malheur, mes trois dépositaires se sontengagés à ne point laisser mourir mon entreprise, et leur premieracte devrait, être de faire tenir cet écrit auquel la mortdonnerait une gravité solennelle, d’abord à vous, monsieur leministre, en second lieu au duc d’Orléans, héritier de la couronne,en troisième lieu au roi lui-même… »

Le colonel ferma le cahier, le déposa sur latable et dit, en ramenant les revers de sa douillette sur sapoitrine frileuse :

– Vous le voyez, mes mignons, c’est simplecomme bonjour, un petit enfant comprendrait cela : tuer lecher garçon dans les circonstances où nous sommes, ce serait toutuniment mettre le feu à un baril de poudre.

Il se tut. Tous les membres du conseil avaientla tête basse. Lecoq, qui semblait le moins inquiet, dit :

– Voyons, papa, on n’est jamais perdu quand ona un maître tel que vous. Ne nous faites pas languir, soyez comme àl’ordinaire notre Providence : vous devez garder quelque bontour dans votre sac à malice.

– Pauvre sac et pauvre malice ! réponditle vieillard avec une modestie exagérée ; je compte bienplutôt sur vous, mes chers enfants, vous êtes dans la force del’âge, vous avez du talent, de la hardiesse, tout ce qu’il fautpour combattre, tandis que moi je baisse… vous me l’avez bien faitsentir quelquefois… et je n’avais pas besoin de vos avertissementspour voir que mon rôle était fini sur cette terre.

– Debout tout le monde ! ordonna Lecoq,du ton des officiers qui commandent l’exercice. Garde à vous !deux pas en avant ! genoux terre ! nous sommes enprésence de notre Dieu, il faut l’adorer !

– Railles-tu, Toulonnais ? demanda levieillard en lui lançant un regard si raide et si aigu, que lesyeux de Lecoq se baissèrent.

– Non, sur ma foi, balbutia-t-il ; etvoyez plutôt, vous êtes entouré de mains jointes.

– Père, ajouta humblement là comtesse deClare, vous aviez raison, nos têtes sont là, nous chancelons aubord d’un abîme, vous seul êtes capable de nous sauver,sauvez-nous !

Le colonel Bozzo se redressa et un instant soncrâne, poli comme un ivoire, domina tous les fronts inclinés.

– Ah ! ah ! fit-il, et sa voixretrouva des vibrations sonores, on a besoin de moi et de la cordede pendu que j’ai plein mes poches ? Il paraît que petitbonhomme vit encore. Du moment que le feu est à la maison, vousrevenez à moi, toujours à moi, parce que je suis toujours le plusfort à l’heure même où mon souffle va s’éteindre. Vous faites bien,vous feriez mieux de ne jamais oublier qui je suis et qui vousêtes. Je ne sais plus les noms de ceux qui s’asseyaient à votreplace voici dix ans ; vingt fois, le conseil s’est renouveléautour de moi ; les autres meurent, je vis !Jesuis l’âme et vous êtes les corps. Vous ne savez rien et je saistout. Vous aviez aux lèvres le sourire de l’ignorance incrédule enécoutant la lecture de cette page qui parle d’armeinvisible et de gens invulnérables ; pourtant nous voicien présence d’un homme que ni le fer ni le poison ne peuventattaquer. Contre celui-là il faut l’arme invisible :où est-elle ? qui de vous la connaît ? qui d’entre voussaurait l’aiguiser et la brandir ?

– Il n’y a que vous, père, répondit lacomtesse avec conviction.

Les autres ajoutèrent :

– Maître, il n’y a que vous.

Le vieillard sembla jouir un instant de sontriomphe, puis le feu de ses yeux s’éteignit et ses longuespaupières retombèrent comme un voile.

– Mes amis, poursuivit-il en reprenant sonaccent bénin, vous en saurez bientôt autant que moi ; il mereste si peu de jours ! C’est ma dernière affaire. Il n’y apoint de famille unie comme la nôtre ; vous êtes mes enfants,mes héritiers bien-aimés, et pensez-vous que j’aie attendu votreprière pour vous défendre ? non, je veillais sur vous et survotre fortune. Ce qui forme l’égide de votre ennemi, ce sont lestrois exemplaires de sa dénonciation, j’en possède un, j’aurai lesdeux autres ; mais d’ici là, soyez sans crainte. L’armeinvisible est sortie du fourreau ; elle a déjà touché lapoitrine de Remy d’Arx ; il vivra, puisque sa mort tropprompte vous tuerait ; mais il vivra enchaîné : je lui aigarrotté le cœur !

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer