Le Livre de mon ami

II – LE PERE LE BEAU

On trouve dans les Mémoires de Henri Heine desportraits d’une réalité frappante, qu’enveloppe pourtant une sortede poésie. Tel est le portrait de Simon de Geldern, oncle du poète.« C’était, dit Henri Heine, un original de l’extérieur le plushumble et aussi le plus bizarre, une petite figure placide, unvisage pâle et sévère, dont le nez avait une rectitude grecque,bien qu’il fût assurément d’un tiers plus long que les Grecsn’avaient l’habitude de porter leur nez… Il allait toujours vêtud’après une mode surannée, portait des culottes courtes, des bas desoie blancs, des souliers à boucle, et, selon l’ancienne coutume,une queue assez longue. Lorsque ce petit bonhomme trottait à pasmenus à travers les rues, sa queue sautillait d’une épaule surl’autre, faisait des cabrioles de toute sorte, et semblait semoquer de son propre maître derrière son dos. » Ce bonhommeavait l’âme la plus magnanime, et sa petite redingote, terminée enqueue de bergeronnette, enveloppait le dernier des chevaliers. Cechevalier, toutefois, ne fut point errant. Il resta chez lui àDüsseldorf, dans L’Arche de Noé. « C’est le nom que portait lapetite maison patrimoniale, à cause de l’arche que l’on voyaitjoliment sculptée sur la porte et peinte en couleurs voyantes. Là,il put s’adonner sans repos à tous ses goûts, à tous sesenfantillages d’érudition, à sa bibliomanie et à sa raged’écrivailler, principalement dans les gazettes politiques et lesrevues obscures. » C’est par le zèle du bien public que lepauvre Simon de Geldem était poussé à écrire. Il y peinaitbeaucoup. Penser seulement lui coûtait des efforts désespérés. Ilse servait d’un vieux style roide qu’on lui avait enseigné dans lesécoles de jésuites.

« Ce fut justement cet oncle, nous ditHenri Heine, qui exerça une grande influence sur la culture de monesprit, et auquel, sur ce point, je suis infiniment redevable. Sidifférente que fût notre manière de voir, ses aspirationslittéraires, pitoyables d’ailleurs, contribuèrent peut-être àéveiller en moi le désir d’écrire. » La figure du vieux Geldemm’en rappelle une autre qui, n’existant, celle-là, que par mespropres souvenirs, semblera pâle et sans charme. À la vérité, jen’en saurai jamais faire un de ces portraits à la fois fantastiqueset vrais dont Rembrandt et Heine eurent le secret. C’estdommage ! l’original méritait un savant peintre.

Oui, j’eus aussi mon Simon de Geldem pourm’inspirer dès l’enfance l’amour des choses de l’esprit et la folied’écrire. Il se nommait Le Beau ; c’est peut-être à lui que jedois de barbouiller, depuis quinze ans, du papier avec mes rêves.Je ne sais si je peux l’en remercier. Du moins, il n’inspira à sonélève qu’une manie innocente comme la sienne.

Sa manie était de faire des catalogues. Ilcataloguait, cataloguait. Je l’admirais, et, à dix ans, je trouvaisplus beau de faire des catalogues que de gagner des batailles. Jeme suis, depuis, un peu gâté le jugement ; mais, au fond, jen’ai pas changé d’avis autant qu’on pourrait croire. Le père LeBeau, comme on l’appelait, me semble encore digne de louanges etd’envie, et, si parfois il m’arrive de sourire en pensant à cevieil ami, ma gaieté est tout affectueuse et tout attendrie.

Le père Le Beau était fort vieux quand j’étaisfort jeune ; ce qui nous permit de nous entendre très bienensemble.

Tout en lui m’inspirait une curiositéconfiante. Ses lunettes chaussées au bout du nez qu’il avait groset rond, son visage rose et plein, ses gilets à fleurs, sa grandedouillette dont les poches béantes regorgeaient de bouquins, sapersonne entière vous avait une bonhomie relevée par un grain defolie. Il se coiffait d’un chapeau bas à grands bords autourdesquels ses cheveux blancs s’enroulaient comme le chèvrefeuilleaux balustrades des terrasses. Tout ce qu’il disait était simple,court, varié, en images, ainsi qu’un conte d’enfant. Il étaitnaturellement puéril, et m’amusait sans s’efforcer en rien. Grandami de mes parents et voyant en moi un petit garçon intelligent ettranquille, il m’encourageait à l’aller voir dans sa maison, où iln’était guère visité que par les rats.

C’était une vieille maison, bâtie de côté surune rue étroite et monstrueuse qui mène au Jardin des plantes, etoù je pense qu’alors tous les fabricants de bouchons et tous lestonneliers de Paris étaient réunis. On y sentait une odeur de boucet de futailles que je n’oublierai de ma vie.

On traversait, conduit par Nanon, la vieilleservante, un petit jardin de curé ; on montait le perron etl’on entrait dans le logis le plus extraordinaire. Des momiesrangées tout le long de l’antichambre vous faisaient accueil ;une d’elles était renfermée dans sa gaine dorée, d’autres n’avaientplus que des linges noircis autour de leurs corps desséchés ;une enfin, dégagée de ses bandelettes, regardait avec des yeuxd’émail et montrait ses dents blanches.

L’escalier n’était pas moins effrayant :des chaînes, des carcans, des clefs de prison plus grosses que lebras pendaient aux murs.

Le père Le Beau était de force à mettre, commeBouvard, un vieux gibet dans sa collection. Il possédait du moinsl’échelle de Latude et une douzaine de belles poires d’angoisse.Les quatre pièces de son logis ne différaient point les unes desautres ; des livres y montaient jusqu’au plafond et couvraientles planches pêle-mêle avec des cartes, des médailles, des armures,des drapeaux, des toiles enfumées et des morceaux mutilés devieille sculpture en bois ou en pierre. Il y avait là, sur unetable boiteuse et sur un coffre vermoulu, des montagnes de faïencespeintes.

Tout ce qui peut se pendre pendait du plafonddans des attitudes lamentables. En ce musée chaotique, les objetsse confondaient sous une même poussière, et ne semblaient tenir quepar les innombrables fils dont les araignées les enveloppaient.

Le père Le Beau, qui entendait à sa façon laconservation des œuvres d’art, défendait à Nanon de balayer lesplanchers. Le plus curieux, c’est que tout dans ce fouillis avaitune figure ou triste ou moqueuse et vous regardait méchamment. J’yvoyais un peuple enchanté de malins esprits.

Le père Le Beau se tenait d’ordinaire dans sachambre à coucher, qui était aussi encombrée que les autres, maisnon point aussi poudreuse ; car la vieille servante avait, parexception, licence d’y promener le plumeau et le balai. Une longuetable couverte de petits morceaux de carton en occupait lamoitié.

Mon vieil ami, en robe de chambre à ramages etcoiffé d’un bonnet de nuit, travaillait devant cette table avectoute la joie d’un cœur simple. Il cataloguait. Et moi, les yeuxgrands ouverts, retenant mon souffle, je l’admirais. Il cataloguaitsurtout les livres et les médailles. Il s’aidait d’une loupe etcouvrait ses fiches d’une petite écriture régulière et serrée. Jen’imaginais pas qu’on pût se livrer à une occupation plus belle. Jeme trompais. Il se trouva un imprimeur pour imprimer le cataloguedu père Le Beau, et je vis alors mon ami corriger les épreuves. Ilmettait des signes mystérieux en marge des placards. Pour le coup,je compris que c’était la plus belle occupation du monde et jedemeurai stupide d’admiration.

Peu à peu, l’audace me vint et je me promisd’avoir aussi un jour des épreuves à corriger. Ce vœu n’a point étéexaucé. Je le regrette médiocrement, ayant reconnu, dans lecommerce d’un homme de lettres de mes amis, qu’on se lasse de tout,même de corriger des épreuves. Il n’en est pas moins vrai que monvieil ami détermina ma vocation.

Par le spectacle peu commun de sonameublement, il accoutuma mon esprit d’enfant aux formes ancienneset rares, le tourna vers le passé et lui donna des curiositésingénieuses ; par l’exemple d’un labeur intellectuelrégulièrement accompli sans peine et sans inquiétude, il me donnadès l’enfance l’envie de travailler à m’instruire. C’est grâce àlui enfin que je suis devenu en mon particulier grand liseur, zéléglossateur de textes anciens et que je griffonne des mémoires quine seront point imprimés.

J’avais douze ans, quand mourut doucement cevieillard aimable et singulier. Son catalogue, comme vous pensezbien, restait en placards ; il ne fut point publié. Manonvendit aux brocanteurs les momies et le reste, et ces souvenirssont vieux maintenant de plus d’un quart de siècle.

La semaine dernière, je vis exposée à l’hôtelDrouot une de ces petites Bastilles que le patriote Palloytaillait, en 1789, dans des pierres de la forteresse détruite etqu’il offrait, moyennant salaire, aux municipalités et auxcitoyens. La pièce était peu rare et de maniement incommode. Jel’examinai pourtant avec une curiosité instinctive, et j’éprouvaiquelque émotion en lisant, à la base d’une des tours, cette mentionà demi effacée : Du cabinet de M. Le Beau.

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