Le Livre de mon ami

PREMIÈRES CONQUÊTES

I – LES MONSTRES

Les personnes qui m’ont dit ne rien serappeler des premières années de leur enfance m’ont beaucoupsurpris.

Pour moi, j’ai gardé de vifs souvenirs dutemps où j’étais un très petit enfant. Ce sont, il est vrai, desimages isolées, mais qui, par cela même, ne se détachent qu’avecplus d’éclat sur un fond obscur et mystérieux. Bien que je soisencore assez éloigné de la vieillesse, ces souvenirs, que j’aime,me semblent venir d’un passé infiniment profond.

Je me figure qu’alors le monde était dans samagnifique nouveauté et tout revêtu de fraîches couleurs. Sij’étais un sauvage, je croirais le monde aussi jeune ou, si vousvoulez, aussi vieux que moi. Mais j’ai le malheur de n’être pointun sauvage. J’ai lu beaucoup de livres sur l’antiquité de la terreet l’origine des espèces, et je mesure avec mélancolie la courtedurée des individus à la longue durée des races. Je sais donc qu’iln’y a pas très longtemps que j’avais mon lit à galerie dans unegrande chambre d’un vieil hôtel fort déchu, qui a été démoli depuispour faire place aux bâtiments neufs de l’École des beaux-arts.C’est là qu’habitait mon père, modeste médecin et grandcollectionneur de curiosités naturelles. Qui est-ce qui dit que lesenfants n’ont pas de mémoire ? Je la vois encore, cettechambre, avec son papier vert à ramages et une jolie gravure encouleurs qui représentait, comme je l’ai su depuis, Virginietraversant dans les bras de Paul le gué de la rivière Noire.

Il m’arriva dans cette chambre des aventuresextraordinaires.

J’y avais, comme j’ai dit, un petit lit àgalerie qui restait tout le jour dans un coin et que ma mèreplaçait, chaque nuit, au milieu de la chambre, sans doute pour lerapprocher du sien, dont les rideaux immenses me remplissaient decrainte et d’admiration. C’était toute une affaire de me coucher.Il y fallait des supplications, des larmes, des embrassements. Etce n’était pas tout : je m’échappais en chemise et je sautaiscomme un lapin. Ma mère me rattrapait sous un meuble pour me mettreau lit. C’était très gai.

Mais à peine étais-je couché, que despersonnages tout à fait étrangers à ma famille se mettaient àdéfiler autour de moi. Ils avaient des nez en bec de cigogne, desmoustaches hérissées, des ventres pointus et des jambes comme despattes de coq. Ils se montraient de profil, avec un œil rond aumilieu de la joue, et défilaient, portant balais, broches,guitares, seringues et quelques instruments inconnus. Laids commeils étaient, ils n’auraient pas dû se montrer ; mais je doisleur rendre une justice : ils se coulaient sans bruit le longdu mur, et aucun d’eux, pas même le plus petit et le dernier, quiavait un soufflet au derrière, ne fit jamais un pas vers mon lit.Une force les retenait visiblement aux murs le long desquels ilsglissaient sans présenter une épaisseur appréciable. Cela merassurait un peu ; d’ailleurs, je veillais. Ce n’est pas enpareille compagnie, vous pensez bien, qu’on ferme l’œil.

Je tenais mes yeux ouverts. Et pourtant (celaest un autre prodige) je me retrouvais tout à coup dans la chambrepleine de soleil, n’y voyant que ma mère en peignoir rose et nesachant pas du tout comment la nuit et les monstres s’en étaientallés.

« Quel dormeur tu fais ! »disait ma mère en riant.

Il fallait, en effet, que je fusse un fameuxdormeur.

Hier, en flânant sur les quais, je vis dans laboutique d’un marchand de gravures un de ces cahiers de grotesquesdans lesquels le Lorrain Callot exerça sa pointe fine et dure etqui se sont faits rares. Au temps de mon enfance, une marchanded’estampes, la mère Mignot, notre voisine, en tapissait tout unmur, et je les regardais chaque jour, en allant à la promenade eten en revenant ; je nourrissais mes yeux de ces monstres, et,quand j’étais couché dans mon petit lit à galerie, je les revoyaissans avoir l’esprit de les reconnaître. O magie de JacquesCallot !

Le petit cahier que je feuilletais réveilla enmoi tout un monde évanoui, et je sentis s’élever dans mon âme commeune poussière embaumée au milieu de laquelle passaient des ombreschéries.

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