Le Livre de mon ami

SUZANNE

I – LE COQ

Suzanne ne s’était pas encore mise à larecherche du beau. Elle s’y mit à trois mois et vingt jours avecbeaucoup d’ardeur.

C’était dans la salle à manger. Elle a, cettesalle, un faux air d’ancienneté à cause des plats de faïence, desbouteilles de grès, des buires d’étain et des fioles de verre deVenise qui chargent les dressoirs. C’est la maman de Suzanne qui aarrangé tout cela en Parisienne entichée de bibelots.

Suzanne, au milieu de ces vieilleries, paraîtplus fraîche dans sa robe blanche brodée, et l’on se dit, en lavoyant là :

« C’est, en vérité, une petite créaturetoute neuve ! » Elle est indifférente à cette vaisselled’aïeux, aux vieux portraits noirs et aux grands plats de cuivrependus aux murs. Je compte bien que, plus tard, toutes cesantiquités lui donneront des idées fantastiques et feront germerdans sa tête des rêves bizarres, absurdes et charmants. Elle aurases visions. Elle y exercera, si son esprit s’y prête, cette jolieimagination de détail et de style qui embellit la vie. Je luiconterai des histoires insensées qui ne seront pas beaucoup plusfausses que les autres, mais qui seront beaucoup plus belles ;elle en deviendra folle. Je souhaite à tous ceux que j’aime unpetit grain de folie. Cela rend le cœur gai. En attendant, Suzannene sourit même pas au petit Bacchus assis sur son tonneau. On estsérieux, à trois mois et vingt jours.

Or, c’était un matin, un matin d’un gristendre. Des liserons emmêlés à la vigne vierge encadraient lafenêtre de leurs étoiles diversement nuancées. Nous avions fini dedéjeuner, ma femme et moi, et nous causions comme des gens quin’ont rien à dire. C’était une de ces heures où le temps coulecomme un fleuve tranquille. Il semble qu’on le voie couler et quechaque mot qu’on dit soit un petit caillou qu’on y jette. Je croisbien que nous parlions de la couleur des yeux de Suzanne. C’est unsujet inépuisable.

« Ils sont d’un bleu d’ardoise.

– Ils ont un ton de vieil or et de soupe àl’oignon.

– Ils ont des reflets verts.

– Tout cela est vrai ; ils sontmiraculeux. » En ce moment Suzanne entra ; ils étaient,pour cette fois, de la couleur du temps, qui était d’un si joligris. Elle entra dans les bras de sa bonne. L’élégance mondainevoudrait que ce fût dans les bras de sa nourrice. Mais Suzanne faitcomme l’agneau de La Fontaine et comme tous les agneaux : elletète sa mère. Je sais bien qu’en pareil cas et dans cet excès derusticité, on doit sauver au moins les apparences et avoir unenourrice sèche. Une nourrice sèche a des grosses épingles et desrubans à son bonnet comme une autre nourrice ; il ne luimanque que du lait.

Le lait, cela regarde seulement l’enfant,tandis que tout le monde voit les rubans et les épingles. Quand unemère a la faiblesse de nourrir, elle prend, pour cacher sa honte,une nourrice sèche.

Mais la maman de Suzanne est une étourdie quin’a pas songé à ce bel usage.

La bonne de Suzanne est une petite paysannequi vient de son village, où elle a élevé sept ou huit petitsfrères, et qui chante du matin au soir des chansons lorraines. Onlui accorda une journée pour voir Paris ; elle revintenchantée : elle avait vu de beaux radis. Le reste ne luisemblait point laid, mais les radis l’émerveillaient : elle enécrivit au pays. Cette simplicité la rend parfaite avec Suzanne,qui, de son côté, ne semble remarquer dans la nature entière queles lampes et les carafes.

Quand Suzanne parut, la salle à manger devinttrès gaie.

On rit à Suzanne ; Suzanne nousrit : il y a toujours moyen de s’entendre quand on s’aime. Lamaman tendit ses bras souples, sur lesquels la manche du peignoircoulait dans l’abandon d’un matin d’été. Alors Suzanne tendit sespetits bras de marionnette qui ne pliaient pas dans leur manche depiqué. Elle écartait les doigts, en sorte qu’on voyait cinq petitsrayons roses au bout des manches. Sa mère, éblouie, la prit sur sesgenoux, et nous étions tous trois parfaitement heureux ; cequi tient peut-être à ce que nous ne pensions à rien. Cet état nepouvait durer. Suzanne, penchée vers la table, ouvrit les yeux tantet si bien, qu’ils devinrent tout ronds, et secoua ses petits brascomme s’ils eussent été en bois, ainsi qu’ils en avaient l’air. Ily avait de la surprise et de l’admiration dans son regard. Sur lastupidité touchante et vénérable de son petit visage, on voyait seglisser je ne sais quoi de spirituel. Elle poussa un cri d’oiseaublessé.

« C’est peut-être une épingle qui l’apiquée », pensa sa mère, fort attachée, par bonheur, auxréalités de la vie.

Ces épingles anglaises se défont sans qu’ons’en aperçoive et Suzanne en a huit sur elle !

Non, ce n’était pas une épingle qui lapiquait. C’était l’amour du beau.

« L’amour du beau à trois mois et vingtjours ?

– Jugez plutôt : coulée à demi hors desbras de sa mère, elle agitait les poings sur la table et, s’aidantde l’épaule et du genou, soufflant, toussant, bavant, elle parvintà embrasser une assiette. Un vieil ouvrier rustique de Strasbourg(ce devait être un homme simple ; la paix soit à sesos !) avait peint sur cette assiette un coq rouge. »Suzanne voulut prendre ce coq ; ce n’était pas pour le manger,c’était donc parce qu’elle le trouvait beau. Sa mère, à qui je fisce simple raisonnement, me répondit :

« Que tu es bête ! si Suzanne avaitpu saisir ce coq, elle l’aurait mis tout de suite à sa bouche aulieu de le contempler. Vraiment, les gens d’esprit n’ont pas lesens commun !

– Elle n’y eût point manqué,répondis-je ; mais qu’est-ce que cela prouve, sinon que sesfacultés diverses et déjà nombreuses ont pour principal organe labouche ?

Elle a exercé sa bouche avant d’exercer sesyeux, et elle a bien fait ! Maintenant sa bouche exercée,délicate et sensible, est le meilleur moyen de connaissance qu’elleait encore à son service. Elle a raison de l’employer. Je vous disque votre fille est la sagesse même. Oui, elle aurait mis le coqdans sa bouche ; mais elle l’y aurait mis comme une bellechose et non comme une chose nourrissante. Notez que cettehabitude, qui existe en fait chez les petits enfants, reste enfigure dans la langue des hommes. Nous disons goûter un poème, untableau, un opéra. » Pendant que j’exprimais ces idéesinsoutenables que le monde philosophique accepterait toutefois, sielles étaient émises dans un langage inintelligible, Suzannefrappait l’assiette avec ses poings, la grattait de l’ongle, luiparlait (et dans quel joli babil mystérieux !) puis laretournait avec de grandes secousses.

Elle n’y mettait pas beaucoup d’adresse ;non ! et ses mouvements manquaient d’exactitude. Mais unmouvement, si simple qu’il paraisse, est très difficile à fairequand il n’est pas habituel. Et quelles habitudes voulez-vous qu’onait à trois mois et vingt jours ? Songez à ce qu’il fautgouverner de nerfs, d’os et de muscles pour seulement lever lepetit doigt. Conduire tous les fils des marionnettes deM. Thomas Holden n’est, en comparaison, qu’une bagatelle.Darwin, qui est un observateur sagace, s’émerveillait de ce que lespetits enfants pussent rire et pleurer. Il écrivit un gros volumepour expliquer comment ils s’y prenaient.

Nous sommes sans pitié, « nous autressavants », comme dit M. Zola.

Mais je ne suis pas, heureusement, un aussigrand savant que M. Zola. Je suis superficiel. Je ne fais pasdes expériences sur Suzanne, et je me contente de l’observer, quandje puis le faire sans la contrarier.

Elle grattait son coq et devenait perplexe, neconcevant pas qu’une chose visible fût insaisissable. Cela passaitson intelligence, que d’ailleurs tout passe. C’est même cela quirend Suzanne admirable. Les petits enfants vivent dans un perpétuelmiracle ; tout leur est prodige ; voilà pourquoi il y aune poésie dans leur regard. Près de nous, ils habitent d’autresrégions que nous. L’inconnu, le divin inconnu les enveloppe.

« Petite bête ! dit sa maman.

– Chère amie, votre fille est ignorante, maisraisonnable. Quand on voit une belle chose, on veut laposséder.

C’est un penchant naturel, que les lois ontprévu. Les Bohémiens de Béranger, qui disent que voir, c’est avoir,sont des sages d’une espèce fort rare. Si tous les hommes pensaientcomme eux, il n’y aurait pas de civilisation et nous vivrions nuset sans arts comme les habitants de la Terre de Feu. vous n’êtespoint de leur sentiment ; vous aimez les vieilles tapisseriesoù l’on voit des cigognes sous des arbres et vous en couvrez tousles murs de la maison.

Je ne vous le reproche pas, loin de là. Maiscomprenez donc Suzanne et son coq.

– Je la comprends, elle est comme petitPierre, qui demanda la lune dans un seau d’eau. On ne la lui donnapas. Mais, mon ami, n’allez pas dire qu’elle prend un coq peintpour un coq véritable, puisqu’elle n’en a jamais vu.

– Non ; mais elle prend une illusion pourune réalité. Et les artistes sont bien un peu responsables de saméprise.

Voilà bien longtemps qu’ils cherchent àimiter, par des lignes et des couleurs, la forme des choses. Depuiscombien de milliers d’années est mort ce brave homme des cavernesqui grava d’après nature un mammouth sur une lame d’ivoire !La belle merveille qu’après tant et de si longs efforts dans lesarts d’imitation ils soient parvenus à séduire une petite créaturede trois mois et vingt jours ! Les apparences ! Qui neséduisent-elles pas ? La science elle-même, dont on nousassomme, va-t-elle au-delà de ce qui semble ? Qu’est-ce queM. le professeur Robin trouve au fond de son microscope ?Des apparences et rien que des apparences. « Nous sommes vainementagités par des mensonges », a dit Euripide… » Je parlais ainsiet, me préparant à commenter le vers d’Euripide, j’y aurais sansdoute trouvé des significations profondes auxquelles le fils de lamarchande d’herbes n’avait jamais pensé. Mais le milieu devenaittout à fait impropre aux spéculations philosophiques ; car, nepouvant parvenir à détacher le coq de l’assiette, Suzanne se jetadans une colère qui la rendit rouge comme une pivoine, lui élargitle nez à la façon des Cafres, lui remonta les joues dans les yeuxet les sourcils jusqu’au sommet du front. Ce front, tout à couprougi, bouleversé, travaillé de bosses, de cavités, de sillonscontraires, ressemblait à un sol volcanique. Sa bouche se fenditjusqu’aux oreilles et il en sortit, entre les gencives, deshurlements barbares.

« À la bonne heure ! m’écriai-je,voilà l’éclat des passions ! Les passions, il n’en faut pasmédire. Tout ce qui se fait de grand en ce monde est fait parelles. Et voici qu’un de leurs éclairs rend un tout petit bébépresque aussi effrayant qu’une menue idole chinoise. Ma fille, jesuis content de vous. Ayez des passions fortes, laissez-les grandiret croissez avec elles. Et si, plus tard, vous devenez leurmaîtresse inflexible, leur force sera votre force et leur grandeurvotre beauté. Les passions, c’est toute la richesse morale del’homme.

– Quel vacarme ! s’écrie la maman deSuzanne. On ne s’entend plus dans cette salle, entre un philosophequi déraisonne et un bébé qui prend un coq peint pour je ne saisquoi de véritable. Les pauvres femmes ont bien besoin de senscommun pour vivre avec un mari et des enfants !

– Votre fille, répondis-je, vient de chercherle beau pour la première fois. C’est la fascination de l’abîme,dirait un romantique ; c’est, dirai-je, l’exercice naturel desnobles esprits. Mais il ne faut pas s’y livrer trop tôt et avec desméthodes trop insuffisantes. Chère amie, vous avez des charmessouverains pour calmer les douleurs de Suzanne. Endormez votrefille. »

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