Le Livre de mon ami

IV – LA DENT

Si l’on mettait à se cacher autant de soinqu’on en met d’ordinaire à se montrer, on éviterait bien despeines. J’en fis de bonne heure une première expérience.

C’était un jour de pluie. J’avais reçu encadeau tout un attirail de postillon, casquette, fouet, guides etgrelots. Il y avait beaucoup de grelots. J’attelai ; c’est moique j’attelai à moi-même, car j’étais tout ensemble le postillon,les chevaux et la voiture. Mon parcours s’étendait de la cuisine àla salle à manger par un couloir. Cette salle à manger mereprésentait très bien une place de village. Le buffet d’acajou oùje relayais me semblait sans difficulté l’auberge du Cheval-Blanc.Le couloir m’était une grande route avec ses perspectiveschangeantes et ses rencontres imprévues.

Confiné dans un petit espace sombre, jejouissais d’un vaste horizon et j’éprouvais, entre des murs connus,ces surprises qui font le charme des voyages. C’est que j’étaisalors un grand magicien. J’évoquais pour mon amusement des êtresaimables et je disposais à souhait de la nature.

J’ai eu, depuis, le malheur de perdre ce donprécieux. J’en jouissais abondamment dans ce jour de pluie où jefus postillon.

Cette jouissance aurait dû suffire à moncontentement ; mais est-on jamais content ? L’envie mevint de surprendre, d’éblouir, d’étonner des spectateurs. Macasquette de velours et mes grelots ne m’étaient plus de rien sipersonne ne les admirait. Comme j’entendais mon père et ma mèrecauser dans la chambre voisine, j’y entrai avec un grand fracas.Mon père m’examina pendant quelques instants ; puis il haussales épaules et dit :

« Cet enfant ne sait que faire ici. Ilfaut le mettre en pension.

– Il est encore bien petit, dit ma mère.

– Eh bien, dit mon père, on le mettra avec lespetits. » Je n’entendis que trop bien ces paroles ;celles qui suivirent m’échappèrent en partie, et, si je peux lesrapporter exactement, c’est qu’elles m’ont été répétées plusieursfois depuis.

Mon père ajouta :

« Cet enfant, qui n’a ni frères ni sœurs,développe ici, dans l’isolement, un goût de rêverie qui lui seranuisible par la suite. La solitude exalte son imagination et j’aiobservé que déjà sa tête était pleine de chimères. Les enfants deson âge qu’il fréquentera à l’école lui donneront l’expérience dumonde. Il apprendra d’eux ce que sont les hommes ; il ne peutl’apprendre de vous et de moi qui lui apparaissons comme des géniestutélaires. Ses camarades se comporteront avec lui comme des égauxqu’il faut tantôt plaindre et défendre, tantôt persuader oucombattre. Il fera avec eux l’apprentissage de la vie sociale.

– Mon ami, dit ma mère, ne craignez-vous pasque, parmi ces enfants, il n’y en ait de mauvais ?

– Les mauvais eux-mêmes, répondit mon père,lui seront utiles s’il est intelligent, car il apprendra à lesdistinguer des bons, et c’est une connaissance fort nécessaire.

D’ailleurs, vous visiterez vous-même lesécoles du quartier, et vous choisirez une maison fréquentée par desenfants dont l’éducation correspond à celle que vous avez su donnerà Pierre. La nature des hommes est partout la même ; mais leur« nourriture », comme disaient nos anciens, diffèrebeaucoup d’un lieu à un autre. Une bonne culture, pratiquée depuisplusieurs générations, produit une fleur d’une extrême délicatesse,et cette fleur qui a coûté un siècle à former peut se perdre en peude jours. Des enfants incultes feraient, par leur contact,dégénérer sans profit pour eux la culture de notre fils. Lanoblesse des pensées vient de Dieu ; celle des manièress’acquiert par l’exemple et se fixe par l’hérédité. Elle passe enbeauté la noblesse du nom. Elle est naturelle et se prouve par sapropre grâce, tandis que l’autre se prouve par des vieux papiersqu’on ne sait comment débrouiller.

– Vous avez raison, mon ami, répondit ma mère.J’irai dès demain à la recherche d’une bonne pension pour notreenfant. Je la choisirai comme vous dites, et je m’assurerai qu’elleest prospère, car les soucis d’argent détournent l’esprit du maîtreet aigrissent son caractère. Que pensez-vous, mon ami, d’unepension tenue par une femme ? » Mon père ne répondaitpoint.

« Qu’en pensez-vous ? répéta mamère.

– C’est un point qu’il faut examiner »,dit mon père.

Assis dans son fauteuil, devant son bureau àcylindre, il examinait depuis quelques instants une espèce de petitos pointu d’un bout et tout fruste de l’autre. Il le roulait dansses doigts ; certainement il le roulait aussi dans sa penséeet, dès lors, avec tous mes grelots, je n’existais plus pourlui.

Ma mère, accoudée au dossier du fauteuil,suivait l’idée qu’elle venait d’exprimer.

Le docteur lui montra le vilain petit os etdit :

« Voici la dent d’un homme qui vécut autemps du mammouth, pendant l’âge des glaces, dans une caverne jadisnue et désolée, maintenant à demi couverte de vigne vierge et degiroflée et près de laquelle s’élève depuis plusieurs années cettejolie maison blanche que nous habitâmes pendant deux mois d’été,l’année de notre mariage. Ce furent deux mois heureux. Comme il s’ytrouvait un vieux piano, tu y jouais du Mozart tout le jour, machérie, et, grâce à toi, une musique spirituelle et charmante, quis’envolait par les fenêtres, animait cette vallée, où l’homme de lacaverne n’avait entendu que les miaulements du tigre. » Mamère posa sa tête sur l’épaule de mon père, qui continuaainsi :

« Cet homme ne connaissait que la peur etla faim. Il ressemblait à une bête. Son front était déprimé. Lesmuscles de ses sourcils formaient en se contractant de hideusesrides ; ses mâchoires faisaient sur sa face une énormesaillie ; ses dents avançaient hors de sa bouche, voyez commecelle-ci est longue et pointue.

« Telle fut la première humanité. Maisinsensiblement, par de lents et magnifiques efforts, les hommes,devenus moins misérables, devinrent moins féroces ; leursorganes se modifièrent par l’usage. L’habitude de la penséedéveloppa le cerveau, et le front s’agrandit. Les dents, qui nes’exerçaient plus à déchirer la chair crue, poussèrent moinslongues dans la mâchoire moins forte. La face humaine prit unebeauté sublime, et le sourire naquit sur les lèvres de lafemme. » Ici, mon père baisa la joue de ma mère, quisouriait ; puis, élevant lentement au-dessus de sa tête ladent de l’homme des cavernes, il s’écria :

« Vieil homme, dont voici la rude etfarouche relique, ton souvenir me remue dans le plus profond de monêtre ; je te respecte et t’aime, à mon aïeul ! Reçois,dans l’insondable passé où tu reposes, l’hommage de mareconnaissance, car je sais combien je te dois. Je sais ce que tesefforts m’ont épargné de misères. Tu ne pensais point à l’avenir,il est vrai ; une faible lueur d’intelligence vacillait danston âme obscure ; tu ne pus guère songer qu’à te nourrir et àte cacher. Tu étais homme, pourtant. Un idéal confus te poussaitvers ce qui est beau et bon aux hommes.

Tu vécus misérable ; tu ne vécus pas envain, et la vie que tu avais reçue si affreuse, tu la transmis unpeu moins mauvaise à tes enfants. Ils travaillèrent à leur tour àla rendre meilleure. Tous, ils ont mis la main aux arts : l’uninventa la meule, l’autre la roue. Ils se sont tous ingéniés, etl’effort continu de tant d’esprits à travers les âges a produit desmerveilles qui maintenant embellissent la vie. Et, chaque foisqu’ils inventaient un art ou fondaient une industrie, ils faisaientnaître par cela même des beautés morales et créaient des vertus.Ils donnèrent des voiles à la femme, et les hommes connurent leprix de la beauté. » Ici, mon père posa sur son bureau la dentpréhistorique et il embrassa ma mère.

Il parlait encore. Il disait :

« Ainsi nous leur devons tout, à cesancêtres, tout et même l’amour ! » Je voulus touchercette dent qui avait inspiré à mon père des paroles que je necomprenais pas. Je m’approchai du bureau pour la saisir. Mais, aubruit que firent mes grelots, mon père tourna la tête de mon côté,me regarda gravement et dit :

« Tout beau ! la tâche n’est pasfinie ; nous serions moins généreux que les hommes descavernes si, notre tour étant venu, nous ne travaillais pas àrendre à nos enfants la vie plus sûre et meilleure qu’elle n’estpour nous-mêmes. Il est deux secrets pour cela : aimer etconnaître. Avec la science et l’amour, on fait le monde. Sansdoute, mon ami, dit ma mère ; mais plus j’y songe, plus je mepersuade que c’est à une femme qu’il faut confier un petit garçonde l’âge de notre Pierre. J’ai entendu parler d’une demoiselleLefort. J’irai la voir demain. »

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