Le Livre de mon ami

III – LA GRAND-MAMAN NOZIÈRE

Ce matin-là, mon père avait le visagebouleversé. Ma mère, affairée, parlait tout bas. Dans la salle àmanger, une couturière cousait des vêtements noirs.

Le déjeuner fut triste et plein dechuchotements. Je sentais bien qu’il y avait quelque chose.

Enfin, ma mère, tout de noir habillée etvoilée, me dit :

« Viens, mon chéri. » Je luidemandai où nous allions ; elle me répondit :

« Pierre, écoute-moi bien. Ta grand-mamanNozière… tu sais, la mère de ton père… est morte cette nuit. Nousallons lui dire adieu et l’embrasser une dernière fois. » Etje vis que ma mère avait pleuré. Pour moi, je ressentis uneimpression bien forte ; car elle ne s’est pas encore effacéedepuis tant d’années, et si vague, qu’il m’est impossible del’exprimer par des mots. Je ne puis même pas dire que c’était uneimpression triste. La tristesse du moins n’y avait rien de cruel.Un mot peut-être, un seul, celui de romanesque, peut s’appliquer enquelque chose à cette impression qui n’était formée en effet paraucun élément de réalité.

Tout le long du chemin, je pensais à magrand-mère ; mais je ne pus me faire une idée de ce qui luiétait arrivé.

Mourir ! je ne devinais pas ce que celapouvait être. Je sentais seulement que l’heure en était grave.

Par une illusion qui peut s’expliquer, je crusvoir, en approchant de la maison mortuaire, que les alentours ettout le voisinage étaient sous l’influence de la mort de magrand-mère, que le silence matinal des rues, les appels des voisinset des voisines, l’allure rapide des passants, le bruit desmarteaux du maréchal avaient pour cause la mort de ma grand-mère. Àcette idée, qui m’occupait tout entier, j’associais la beauté desarbres, la douceur de l’air et l’éclat du ciel, remarqués pour lapremière fois.

Je me sentais marcher dans une voie demystère, et, quand, au détour d’une rue, je vis le petit jardin etle pavillon bien connus, j’éprouvai comme une déception de n’y rientrouver d’extraordinaire. Les oiseaux chantaient.

J’eus peur et je regardai ma mère. Ses yeuxétaient fixés, avec une expression de crainte religieuse, sur unpoint vers lequel à mon tour je dirigeai mon regard.

Alors j’aperçus à travers les vitres et lesrideaux blancs de la chambre de ma grand-mère une lueur, une faibleet pâle lueur, qui tremblait. Et cette lueur était si funèbre dansla grande clarté du jour, que je baissai la tête pour ne plus lavoir.

Nous montâmes le petit escalier de bois etnous traversâmes l’appartement, qu’emplissait un vaste silence.

Quand ma mère allongea la main pour ouvrir laporte de la chambre, je voulus lui arrêter le bras… Nousentrâmes.

Une religieuse assise dans un fauteuil se levaet nous fit place au chevet du lit. Ma grand-mère était là,couchée, les yeux clos.

Il me semblait que sa tête était devenuelourde, lourde comme une pierre, tant elle creusaitl’oreiller ! Avec quelle netteté je la vis ! Un bonnetblanc lui cachait les cheveux ; elle paraissait moins vieillequ’à l’ordinaire, bien que décolorée.

Oh ! qu’elle n’avait pas l’air dedormir ! Mais d’où lui venait ce petit sourire narquois etobstiné qui faisait tant de peine à voir ?

Il me sembla que les paupières palpitaient unpeu, sans doute parce qu’elles étaient exposées à la clartétremblante des deux cierges allumés sur la table, à côté d’uneassiette où un rameau de buis trempait dans l’eau bénite.

« Embrasse ta grand-mère », me ditmaman.

J’avançai mes lèvres. L’espèce de froid que jesentis n’a pas de nom et n’en aura jamais.

Je baissai les yeux et j’entendis ma mère quisanglotait.

Je ne sais pas, en vérité, ce que je seraisdevenu si la servante de ma grand-mère ne m’eût pas emmené de cettechambre.

Elle me prit par la main, me mena chez unmarchand de jouets et me dit :

« Choisis. » Je choisis une arbalèteet je m’amusai à lancer des pois chiches dans les feuilles desarbres.

J’avais oublié ma grand-mère.

C’est le soir seulement, en voyant mon père,que les pensées du matin me revinrent. Mon pauvre père n’était plusreconnaissable. Il avait le visage gonflé, luisant, plein de feux,les yeux noyés, les lèvres convulsives.

Il n’entendait pas ce qu’on lui disait etpassait de l’accablement à l’impatience. Près de lui, ma mèreécrivait des adresses sur des lettres bordées de noir. Des parentsvinrent l’aider. On me montra à plier les lettres. Nous étions unedizaine autour d’une grande table. Il faisait chaud. Je travaillaisà une besogne nouvelle ; cela me donnait de l’importance etm’amusait.

Après sa mort, ma grand-mère vécut pour moid’une seconde vie plus remarquable que la première. Je mereprésentais avec une force incroyable tout ce que je lui avais vufaire ou entendu dire autrefois, et mon père faisait d’elle tousles jours des récits qui nous la rendaient vivante, si bien queparfois, le soir, à table, après le repas, il nous semblait presquel’avoir vue rompre notre pain.

Pourquoi n’avons-nous pas dit à cette chèreombre ce que dirent au Maître les pèlerins d’Emmaüs :

« Demeurez avec nous, car il se fait tardet déjà le jour baisse. » Oh ! quel gentil revenant ellefaisait, avec son bonnet de dentelles à rubans verts ! Iln’entrait pas dans la tête qu’elle s’accommodât de l’autre monde.La mort lui convenait moins qu’à personne. Cela va à un moine demourir, ou encore à quelque belle héroïne. Mais cela ne va pas dutout à une petite vieille rieuse et légère, joliment chiffonnée,comme était grand-maman Nozière.

Je vais vous dire ce que j’avais découverttout seul, quand elle vivait encore.

Grand-maman était frivole ; grand-mamanavait une morale facile ; grand-maman n’avait pas plus depiété qu’un oiseau. Il fallait voir le petit œil rond qu’elle nousfaisait quand, le dimanche, nous partions, ma mère et moi, pourl’église. Elle souriait du sérieux que ma mère apportait à toutesles affaires de ce monde et de l’autre. Elle me pardonnaitfacilement mes fautes, et je crois qu’elle était femme à enpardonner de plus grosses que les miennes.

Elle avait coutume de dire de moi :

« Ce sera un autre gaillard que sonpère. » Elle entendait par là que j’emploierais ma jeunesse àdanser et que je serais amoureux des cent mille vierges.

Elle me flattait. La seule chose qu’elleapprouverait en moi, si elle était encore de ce monde (où ellecompterait aujourd’hui cent dix ans d’âge), c’est une grandefacilité à vivre et une heureuse tolérance que je n’ai pas payéestrop cher en les achetant au prix de quelques croyances, morales etpolitiques. Ces qualités avaient chez ma grand-mère l’attrait desgrâces naturelles. Elle mourut sans savoir qu’elle les possédait.Mon infériorité est de connaître que je suis tolérant etsociable.

Elle datait du XVIIIe siècle, magrand-mère. Et il y paraissait bien ! Je regrette qu’on n’aitpas écrit ses Mémoires.

Quant à les écrire elle-même, elle en étaitbien incapable.

Mais mon père n’eût-il pas dû le faire au lieude mesurer des crânes de Papous et de Boschimans ? CarolineNozière naquit à Versailles le 16 avril 1772 ; elle étaitfille du médecin Dussuel ; dont Cabanis estimaitl’intelligence et le caractère. Ce fut Dussuel qui, en 1786, soignale dauphin, atteint d’une légère scarlatine. Une voiture de lareine allait tous les jours à Lucienne le prendre dans lamaisonnette où il vivait pauvrement avec ses livres et son herbier,comme un disciple de Jean-Jacques. Un jour la voiture rentra videau palais ; le médecin avait refusé de venir. À la visitesuivante, la reine irritée lui dit :

« Vous nous aviez donc oubliés,monsieur !

– Madame, répondit Dussuel, vos reprochesm’offensent ; mais ils font honneur à la nature et je dois lespardonner à une mère. N’en doutez pas, je soigne votre fils avechumanité. Mais j’ai été retenu hier auprès d’une paysanne encouches. » En 1789, Dussuel publia une brochure que je ne puisouvrir sans respect ni lire sans sourire. Cela a pourtitre :

Les Vœux d’un citoyen, et pourépigraphe : Miseris succurrere disco. L’auteur dit encommençant qu’il forme, sous le chaume, des vœux pour le bonheurdes Français. Il trace ensuite, avec candeur, les règles de lafélicité publique ; ce sont celles d’une sage liberté,garantie par la Constitution. Il termine en signalant à lareconnaissance des hommes sensibles Louis XVI, roi d’un peuplelibre, et il annonce le retour de l’âge d’or.

Trois ans après, on lui guillotinait sesmalades, qui étaient en même temps ses amis, et lui-même, suspectde modérantisme, était conduit, sur l’ordre du comité de Sèvres, àVersailles, dans le couvent des Récollets transformé en maisond’arrêt. Il y arriva couvert de poussière et plus semblable à unvieux gueux qu’à un médecin philosophe. Il posa à terre un petitsac contenant les œuvres de Raynal et de Rousseau, se laissa tombersur une chaise et soupira :

« Est-ce donc la récompense de cinquanteans de vertu ? » Une jeune femme admirablement belle,qu’il n’avait pas vue d’abord, s’approchant avec une cuvette et uneéponge, lui dit :

« Il est croyable que nous seronsguillotinés, monsieur. Voulez-vous, en attendant, me permettre devous laver la figure et les mains  car vous êtes fait comme unsauvage.

– Femme sensible, s’écria le vieux Dussuel,est-ce dans le séjour du crime que je devais vous rencontrer !votre âge, votre visage, vos procédés, tout me dit que vous êtesinnocente.

– Je ne suis coupable que d’avoir pleuré lamort du meilleur des rois, répondit la belle captive.

– Louis XVI eut des vertus, reprit monaïeul ; mais quelle n’eût point été sa gloire s’il avait étéfidèle jusqu’au bout à cette sublime Constitution !…

– Quoi ! monsieur, s’écria la jeune femmeen agitant son éponge dégoûtante, vous êtes un jacobin et du partides brigands !…

– Eh quoi ! madame, vous êtes de lafaction des ennemis de la France  soupira Dussuel à demidébarbouillé. Se peut-il qu’on trouve de la sensibilité chez unearistocrate ? » Elle se nommait de Laville et avait portéle deuil du roi.

Pendant les quatre mois qu’ils furent enfermésensemble, elle ne cessa de quereller son compagnon et de s’ingénierà lui rendre service. Contre leur attente, on ne leur coupa pointla tête ; ils furent relaxés sur un rapport du députéBattelier, et Mme de Laville devint par la suite lameilleure amie de ma grand-mère, qui était alors âgée de vingt etun ans et mariée depuis trois ans au citoyen Danger, adjudant-majord’un bataillon de volontaires du Haut-Rhin.

« C’est un fort joli homme, disait magrand-mère, mais je ne serais pas sûre de le reconnaître dans larue. » Elle assurait ne l’avoir jamais vu, en tout, plus desix heures en cinq fois. Elle l’avait épousé par une idée d’enfant,afin de pouvoir porter une coiffure à la nation.

En réalité, elle ne voulait point de mari. Etlui voulait toutes les femmes. Il s’en alla ; elle le laissaaller sans lui en vouloir le moins du monde.

En partant pour la gloire, Danger laissaitpour tout bien à sa femme, dans le tiroir d’un secrétaire, desreçus d’argent d’un sien frère, Danger de Saint-Elme, officier àl’armée de Condé, et un paquet de lettres écrites par des émigrés.Il y avait là de quoi faire guillotiner ma grand-mère et cinquantepersonnes avec elle.

Elle en avait bien quelque soupçon, et, àchaque visite domiciliaire qu’on faisait dans le quartier, elle sedisait :

« Il faudra pourtant que je brûle lespapiers de mon coquin de mari. » Mais les idées lui dansaientdans la tête. Elle s’y décida pourtant un matin.

Elle avait bien pris son temps !…

Assise devant la cheminée, elle triait lespapiers du secrétaire, après les avoir répandus pêle-mêle sur lecanapé. Et tranquillement, elle faisait des petits tas, mettant àpart ce qu’on pouvait garder, à part ce qu’il fallait détruire.Elle lisait une ligne de ça, une ligne de là, telle page ou telleautre, et son esprit, voyageant de souvenir en souvenir, picoraiten route quelque brin du passé, quand tout à coup elle entenditouvrir la porte d’entrée. Aussitôt, par une révélation soudaine del’instinct, elle sut que c’était une visite domiciliaire.

Elle saisit à brassée tous les papiers et lesjeta sous le canapé, dont la housse traînait jusqu’à terre. Et,comme ils débordaient, elle les repoussa du pied sous le meuble.Une corne de lettre passait encore comme le bout de l’oreille d’unpetit chat blanc, quand un délégué du Comité de sûreté généraleentra dans la chambre avec six hommes de la section, armés defusils, de sabres et de piques.

Mme Danger se tenait debout devant lecanapé. Elle songeait que la certitude de sa perte n’était pas toutà fait entière, qu’il lui restait une petite chance sur mille etmille, et ce qui allait se passer l’intéressait extrêmement.

« Citoyenne, lui dit le président de lasection, tu es dénoncée comme entretenant une correspondance avecles ennemis de la République. Nous venons saisir tous tespapiers. » L’homme du Comité de sûreté générale s’assit sur lecanapé pour écrire le procès-verbal de la saisie.

Alors ces gens fouillèrent tous les meubles,crochetèrent les serrures et vidèrent les tiroirs. N’y trouvantrien, ils défoncèrent les placards, culbutèrent les commodes,retournèrent les tableaux et crevèrent à coups de baïonnette lesfauteuils et les matelas ; mais ce fut en vain. Ilséprouvèrent les murs à coups de crosse, explorèrent les cheminéeset firent sauter quelques lames du parquet. Ils y perdirent leurpeine. Enfin, après trois heures de fouilles infructueuses et deravages inutiles, lassés, désespérés, humiliés, ils se retirèrenten promettant bien de revenir. Ils ne s’étaient pas avisés deregarder sous le canapé.

Peu de jours après, comme elle revenait de lacomédie, ma grand-mère trouva à la porte de sa maison un hommedécharné, blême, défiguré par une barbe grise et sale, qui se jetaà ses pieds et lui dit :

« Citoyenne Danger, je suis Alcide,sauvez-moi ! » Elle le reconnut alors.

« Mon Dieu ! lui dit-elle, sepeut-il que vous soyez M. Alcide, mon maître à danser ?En quel état vous revois-je, monsieur Alcide !

– Je suis proscrit, citoyenne ;sauvez-moi !

– Je ne puis que l’essayer. Je suis moi-mêmesuspecte, et ma cuisinière est jacobine. Suivez-moi. Mais veillez àce que mon portier ne vous voie pas. Il est officiermunicipal. » Ils montèrent l’escalier, et cette bonne petiteMme Danger s’enferma dans son appartement avec le déplorableAlcide, qui grelottait la fièvre et répétait en claquant desdents :

<<Sauvez-moi, sauvez-moi ! » Àlui voir une si pitoyable mine, elle avait envie de rire.

La situation pourtant était critique.

« Où le fourrer ? » sedemandait ma grand-mère en parcourant du regard les armoires et lescommodes.

Faute de lui trouver une autre place, elle eutl’idée de le mettre dans son lit.

Elle tira deux matelas en dehors des autreset, formant ainsi un espace près du mur, elle y coula Alcide. Lelit avait de la sorte un air bouleversé. Elle se déshabilla et s’ymit.

Puis, sonnant la cuisinière :

« Zoé, je suis souffrante ;donnez-moi un poulet, de la salade et un verre de vin de Bordeaux.Zoé, qu’y a-t-il de nouveau aujourd’hui !

– Il y a un complot de ces gueuxd’aristocrates, qui veulent se faire guillotiner jusqu’au dernier.Les sans-culottes ont l’œil. Ça ira ! ça ira !… Leportier m’a dit qu’un scélérat du nom d’Alcide est recherché dansla section, et que vous pouvez vous attendre à une visitedomiciliaire pour cette nuit. » Alcide, entre deux matelas,entendait ces douceurs. Il fut pris, après le départ de Zoé, d’untremblement nerveux qui secouait tout le lit, et sa respirationdevint si pénible qu’elle emplissait toute la chambre d’unsifflement strident.

« Voilà qui va bien », se dit lapetite Mme Danger.

Et elle mangea son aile de poulet, et passa autriste Alcide deux doigts de vin de Bordeaux.

« Ah ! madame !…ah !Jésus !… » s’écriait Alcide.

Et il se mit à geindre avec plus de force quede raison.

« À merveille se ditMme Danger ; la municipalité n’a qu’à venir… » Elleen était là de ses pensées, quand un bruit de crosses tombantlourdement à terre ébranla le palier. Zoé introduisit quatreofficiers municipaux et trente soldats de la garde nationale.

Alcide ne bougeait plus et ne faisait plusentendre le moindre souffle.

« Levez-vous, citoyenne », dit undes gardes.

Un autre objecta que la citoyenne ne pouvaits’habiller devant les hommes.

Un citoyen, voyant une bouteille de vin, lasaisit, y goûta, et les autres burent à la régalade.

Un joyeux compère s’assit sur le lit, et,prenant le menton de Mme Danger :

« Quel dommage qu’avec une si joliefigure elle soit une aristocrate et qu’il faille couper ce petitcou-là !

– Allons ! dit Mme Danger, je voisque vous êtes des gens aimables. Faites vite et cherchez tout ceque vous avez à chercher, car je meurs de sommeil. » Ilsrestèrent deux mortelles heures dans la chambre ; ilspassèrent vingt fois l’un après l’autre devant le lit etregardèrent s’il n’y avait personne dessous. Puis, après avoirdébité mille impertinences, ils s’en allèrent.

Le dernier avait à peine tourné les talons,que la petite Mme Danger, la tête dans la ruelle,appela :

« Monsieur Alcide ! monsieurAlcide ! » Une voix gémissante répondit :

«Ciel ! on peut nous entendre.Jésus ! madame, ayez pitié de moi !

– Monsieur Alcide, poursuivait ma grand-mère,quelle peur vous m’avez faite ! Je ne vous entendais plus, jecroyais que vous étiez mort, et, à l’idée de coucher sur un mort,j’ai pensé cent fois m’évanouir. Monsieur Alcide, vous n’en usezpas bien à mon égard. Quand on n’est pas mort, on le dit,vertubleu ! Je ne vous pardonnerai jamais la peur que vousm’avez faite. » Ne fut-elle pas excellente, ma grand-mère,avec son pauvre M. Alcide ? Elle l’alla cacher lelendemain à Meudon et le sauva gentiment.

On ne soupçonnerait pas la fille du philosopheDussuel d’avoir cru facilement aux miracles, ni de s’être aventuréesur les confins du monde surnaturel. Elle n’avait pas un brin dereligion, et son bon sens, un peu court, s’offensait de toutmystère. Pourtant, cette personne si raisonnable racontait à quivoulait l’entendre un fait merveilleux dont elle avait ététémoin.

En visitant son père, aux Récollets deVersailles, elle avait connu Mme de Laville, qui y étaitprisonnière. Quand cette dame fut libre, elle alla habiter rue deLancry, dans la même maison que ma grand-mère. Les deuxappartements donnaient sur le même palier.

Mme de Laville habitait avec sajeune sœur nommée Amélie.

Amélie était grande et belle. Son visage pâle,décoré d’une chevelure noire, avait une incomparable beautéd’expression. Ses yeux, chargés de langueur ou de flammes,cherchaient autour d’elle quelque chose d’inconnu.

Chanoinesse au chapitre séculier del’Argentière, en attendant un établissement dans le monde, Amélieavait éprouvé, disait-on, dès le sortir de l’enfance, les douleursd’un amour qui ne fut point partagé et qu’elle fut obligée detaire.

Elle paraissait accablée d’ennui. Il luiarrivait de fondre en larmes sans raison apparente. Tantôt ellerestait des journées entières dans une immobilité stupide, tantôtelle dévorait des livres de dévotion. Mordue par ses propreschimères, elle se tordait dans d’indicibles souffrances.

L’arrestation de sa sœur, le supplice deplusieurs de ses amis, guillotinés comme conspirateurs, etd’incessantes alertes achevèrent de ruiner sa constitutionébranlée. Elle devint d’une maigreur effrayante. Les tambours quiappelaient tous les jours les sections aux armes, les bandes decitoyens en bonnet rouge et armés de piques qui défilaient devantses fenêtres en chantant le Ça ira  la jetaient dans uneépouvante que suivaient des alternatives de torpeur etd’exaltation. Des troubles nerveux se manifestèrent avec une forceterrible et produisirent des effets étranges.

Amélie eut des songes dont la lucidité étonnaceux qui l’entouraient.

Errant la nuit, éveillée ou endormie, elleentendait des bruits lointains, des soupirs de victimes. Parfois,debout, elle étendait le bras et, montrant dans l’ombre quelquechose d’invisible, elle prononçait le nom de Robespierre.

« Elle a, disait sa sœur, despressentiments certains et elle prophétise les malheurs. » Or,dans la nuit du 9 au 10 thermidor, ma grand-mère se tenait, ainsique son père, dans la chambre des deux sœurs : ils étaienttous quatre fort agités, résumant les graves événements de lajournée et s’efforçant d’en deviner l’issue : le tyran décrétéd’arrestation, conduit au Luxembourg et refusé par le concierge,mené ensuite aux bureaux de la police, sur le quai des Orfèvres,puis délivré par la Commune et porté à l’Hôtel de ville…

Y était-il encore, et dans quelle attitude,humiliée ou menaçante ? Ils éprouvaient tous quatre une grandeanxiété et n’entendaient rien, sinon, par intervalles, le galop deschevaux des estafettes d’Henriot qui brûlaient le pavé des rues.Ils attendaient, échangeant par moments un souvenir, un doute, unvœu. Amélie restait silencieuse.

Tout à coup, elle poussa un grand cri.

Il était une heure et demie du matin. Penchéesur une glace, elle semblait contempler une scène tragique.

Elle disait :

« Je le vois ! je le vois !Qu’il est pâle ! Le sang s’échappe à flots de sa bouche, sesdents et ses mâchoires sont brisées.

Louanges, louanges à Dieu ! le buveur desang ne boira plus que le sien !…» En achevant ces paroles,qu’elle prononçait sur une étrange mélopée, elle poussa un crid’horreur et tomba à la renverse. Elle avait perduconnaissance.

À ce moment même, dans la salle du conseil del’Hôtel de ville, Robespierre recevait le coup de pistolet qui luibrisa la mâchoire et mit fin à la Terreur.

Ma grand-mère, qui était un esprit fort,croyait fermement à cette vision.

« Comment expliquez-vous cela ?

– Je l’explique en faisant remarquer que magrand-mère, pour esprit fort qu’elle était, croyait assez au diableet au loup-garou. Jeune, toute cette sorcellerie l’amusait, et elleétait, comme on dit, une grande faiseuse d’almanachs.

Plus tard, elle prit peur du diable ;mais il était trop tard : il la tenait, elle ne pouvait plusn’y pas croire. » Le 9 thermidor rendit la vie supportable àla petite société de la rue de Lancry. Ma grand-mère goûta fort cechangement ; mais il lui fut impossible de garder rancune auxhommes de la Révolution. Elle ne les admirait pas elle n’a jamaisadmiré que moi – mais elle n’avait point de haine contre eux, il nelui vint jamais en tête de leur demander compte de la peur qu’ilslui avaient faite. Cela tient peut-être à ce qu’ils ne lui avaientpoint fait peur. Cela tient surtout à ce que ma grand-mère étaitune bleue, une bleue dans l’âme. Et, comme a dit l’autre, les bleusseront toujours les bleus.

Cependant Danger poursuivait à travers tousles champs de bataille sa brillante carrière. Toujours heureux, ilétait en grand uniforme, à la tête de sa brigade, quand il fut tuéd’un boulet de canon le 20 avril 1808, dans le beau combatd’Abensberg.

Ma grand-mère apprit par Le Moniteur qu’elleétait veuve et que le brave général Danger « était ensevelisous les lauriers ».

Elle s’écria :

« Quel malheur ! un si belhomme ! » Elle épousa, l’année suivante,M. Hippolyte Nozière, commis principal au ministère de laJustice, homme pur et jovial, qui jouait de la flûte de six à neufheures du matin et de cinq à huit heures du soir. Ce fut, cettefois, un mariage pour de bon. Ils s’aimaient et, n’étant plus trèsjeunes, ils surent être indulgents l’un pour l’autre. Carolinepardonna à Hippolyte son éternelle flûte. Et Hippolyte passa àCaroline toutes les lunes qu’elle avait dans la tête. Ils furentheureux.

Mon grand-père Nozière est l’auteur d’uneStatistique des Prisons, Paris, Imprimerie royale, 1817-1819, 2vol. in-4° ; et des Filles de Momus, chansons nouvelles,Paris, chez l’auteur, 1821, in-18.

La goutte lui fit grand-guerre ; maiselle ne put lui ôter sa gaieté, même en l’empêchant de jouer de laflûte ; finalement, elle l’étouffa. Je ne l’ai pas connu, maisj’ai là son portrait : on l’y voit en habit bleu, frisé commeun agneau et le menton perdu dans une cravate immense.

« Je le regretterai jusqu’à mon dernierjour, disait à quatre-vingts ans ma grand-mère, veuve alors depuisune quinzaine d’années.

– Vous avez bien raison, madame, lui réponditun vieil ami : Nozière avait toutes les vertus qui font un bonmari.

– Toutes les vertus et tous les défauts, s’ilvous plaît, reprit ma grand-mère.

– Pour être un époux accompli, madame, il fautdonc avoir des défauts ?

– Pardi ! fit ma grand-mère en haussantles épaules ; il faut n’avoir pas de vices, et c’est un granddéfaut, cela ! » Elle mourut, le 4 juillet 1853, dans saquatre-vingt et unième année.

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