Le Livre de mon ami

II – DIALOGUE SUR LES CONTES DE FÉES –LAURE, OCTAVE, RAYMOND

LAURE

La bande de pourpre qui barrait le couchant apâli et l’horizon s’est teint d’une lueur orangée, au-dessus delaquelle le ciel est d’un vert très pâle, voici la premièreétoile ; elle est toute blanche et elle tremble… Mais j’endécouvre une autre et une autre encore, et tout à l’heure on nepourra plus les compter. Les arbres du parc sont noirs et semblentagrandis. Ce petit chemin, qui descend là-bas entre des haiesd’épines et dont je connais tous les cailloux, me paraît, à l’heurequ’il est, profond, aventureux et mystérieux, et je m’imagine,malgré moi, qu’il mène dans des contrées semblables à celles qu’onvoit dans les rêves. La belle nuit ! et comme il est bon derespirer ! Je vous écoute, mon cousin ; parlez-nous descontes de fées, puisque vous avez tant de choses curieuses à nousen dire. Mais, de grâce, ne me les gâtez pas. Je vous préviens queje les adore. C’est à ce point que j’en veux un petit peu à mafille, qui me demande si les ogres et les fées, « c’estvrai ».

RAYMOND

C’est un enfant du siècle. Le doute lui pousseavant les dents de sagesse. Je ne suis pas de l’école de cettephilosophe en jupe courte, et je crois aux fées. Les fées existent,cousine, puisque les hommes les ont faites. Tout ce qu on imagineest réel : il n’y a même que cela qui soit réel. Si un vieuxmoine venait me dire : « J’ai vu le Diable ; il aune queue et des cornes », je répondrais à ce vieuxmoine :

« Mon père, en admettant que, par hasard,le Diable n’existât pas, vous l’avez créé ; maintenant, à coupsûr, il existe.

Gardez-vous-en ! » Cousine, croyezaux fées, aux ogres et au reste.

LAURE

Parlons des fées, et laissons le reste. vousnous disiez tantôt que des savants s’occupent de nos contes bleus.Je vous le répète, j’ai une peur affreuse qu’ils ne me lesgâtent.

Tirer le petit Chaperon rouge de la« nursery » pour le mener à l’Institut !Imagine-t-on cela !

OCTAVE

Je croyais les savants d’aujourd’hui plusdédaigneux ; mais je vois que vous êtes bons princes et quevous ne méprisez pas des récits parfaitement absurdes et d’uneextrême puérilité.

LAURE

Les contes de fées sont absurdes et puérils,cela est sûr.

Mais j’ai bien de la peine à en convenir, tantje les trouve jolis.

RAYMOND

Convenez-en, cousine, convenez-en sanscrainte. L’Iliade est enfantine aussi, et c’est le plus beau poèmequ’on puisse lire. La poésie la plus pure est celle des peuplesenfants. Les peuples sont comme le rossignol de la chanson :ils chantent bien tant qu’ils ont le cœur gai. En vieillissant, ilsdeviennent graves, savants, soucieux, et leurs meilleurs poètes nesont plus que des rhéteurs magnifiques. Certes, La Belle au boisdormant est chose puérile.

C’est ce qui la fait ressembler à un chant del’Odyssée. Cette belle simplicité, cette divine ignorance dupremier âge qu’on ne retrouve pas dans les ouvrages littéraires desépoques classiques, est conservée en fleur avec son parfum dans lescontes et les chansons populaires. Ajoutons bien vite, commeOctave, que ces contes sont absurdes. S’ils n’étaient pas absurdes,ils ne seraient pas charmants.

Dites-vous bien que les choses absurdes sontles seules agréables, les seules belles, les seules qui donnent dela grâce à la vie et qui nous empêchent de mourir d’ennui. Unpoème, une statue, un tableau raisonnables feraient bâiller tousles hommes, même les hommes raisonnables. Tenez, cousine, cesvolants à votre jupe, ces plissés, ces bouillons, ces nœuds, toutce jeu d’étoffes est absurde, et c’est délicieux. Je vous en faismon compliment.

LAURE

Ne parlez point chiffons ; vous n’yentendez rien. Je vous accorde qu’il ne faut pas être trop unimentraisonnable en art. Mais dans la vie…

RAYMOND

Il n’y a de beau dans la vie que les passions,et les passions sont absurdes. La plus belle de toutes est la plusdéraisonnable de toutes : c’est l’amour. Il y a une passionmoins absurde que les autres, c’est l’avarice ; aussi est-elleeffroyablement laide. « Les fous seuls m’amusent »,disait Dickens. Malheur à qui ne ressemble pas quelquefois à donQuichotte et ne prit jamais des moulins à vent pour desgéants ! Ce magnanime don Quichotte était son propreenchanteur. Il égalait la nature à son âme.

Ce n’est être point dupe, cela ! Lesdupes sont ceux qui ne voient devant eux rien de beau ni degrand.

OCTAVE

Il me semble, Raymond, que cette absurdité,que vous admirez si fort, a sa source dans l’imagination et que ceque vous venez de nous dire sous une forme brillante et paradoxalepeut se traduire tout uniment ainsi : l’imagination fait d’unhomme ému un artiste, et d’un brave homme un héros.

RAYMOND

Vous exprimez assez exactement une des facesde ma pensée ; mais je voudrais bien savoir ce que vousentendez par le mot imagination et si, dans votre esprit, c’est lafaculté de se représenter des choses qui sont ou des choses qui nesont pas.

OCTAVE

Je suis un homme qui ne sait que planter deschoux, et je parle de l’imagination comme un aveugle descouleurs.

Mais je crois qu’elle n’est digne de son nomque quand elle donne l’être à des formes ou à des âmes nouvelles,en un mot, quand elle crée.

RAYMOND

L’imagination, telle que vous la définissez,n’est point une faculté humaine. L’homme est absolument incapabled’imaginer ce qu’il n’a ni vu, ni entendu, ni senti, ni goûté.

Je ne me mets pas à la mode et m’en tiens àmon vieux Condillac. Toutes les idées nous viennent par les sens,et l’imagination consiste, non pas à créer, mais à assembler desidées.

LAURE

Osez-vous parler ainsi ? Je puis, quandje veux, voir des anges.

RAYMOND

vous voyez des enfants avec des ailes d’oie.Les Grecs voyaient des centaures, des sirènes, des harpies, parcequ’ils avaient vu précédemment des hommes, des chevaux, des femmes,des poissons et des oiseaux. Swedenborg, qui a de l’imagination,décrit les habitants des planètes, ceux de Mars, ceux de Vénus,ceux de Saturne. Eh bien, il ne leur donne pas une seule qualitéqui ne se trouve sur la terre ; mais il assemble ces qualitésde la manière la plus extravagante ; il délire constamment.Voyez, au contraire, ce que fait une belle imagination naïve :Homère, ou, pour mieux dire, le rhapsode inconnu, fait émerger dela blanche mer une jeune femme, « comme une nuée ». Elleparle, elle se lamente avec une sérénité céleste !« Hélas ! enfant, dit-elle, pourquoi t’ai-jenourri ?… Je t’enfantai dans ma maison pour une mauvaisedestinée. Mais j’irai sur l’Olympe neigeux… J’irai dans la maisond’airain de Zeus, j’embrasserai ses genoux, et je crois qu’il seragagné. » Elle parle, c’est Thétis, elle est déesse. La naturea donné la femme, la mer et la nuée ; le poète les aassociées.

Toute poésie, toute féerie est dans cesassociations heureuses.

Voyez comme à travers la sombre ramure unrayon de lune glisse sur l’écorce argentée des bouleaux. Le rayontremble, ce n’est pas un rayon, c’est la robe blanche d’une fée.Les enfants qui l’apercevront vont s’enfuir, saisis d’un effroidélicieux.

Ainsi naquirent les fées et les dieux. Il n’ya pas, dans le monde surnaturel, un atome qui n’existe dans lemonde naturel.

LAURE

Comme vous mêlez les déesses d’Homère et lesfées de Perrault !

RAYMOND

Elles ont, les unes et les autres, la mêmeorigine et la même nature. Ces rois, ces princes charmants, cesprincesses belles comme le jour, ces ogres qui amusent et effrayentles petits enfants, furent des dieux et des déesses autrefois etremplirent d’épouvante ou d’allégresse l’enfance de l’humanité. LePetit Poucet, Peau-d’Âne et Barbe-Bleue sont d’antiques etvénérables récits qui viennent de loin, de très loin.

LAURE

D’où ?

RAYMOND

Eh ! le sais-je ? On a voulu, onveut encore nous prouver qu’ils sont originaires de laBactriane ; on veut qu’ils aient été inventés sous lestérébinthes de cette âpre contrée, par les aïeux nomades desHellènes, des Latins, des Celtes et des Germains. Cette théorie aété élevée et soutenue par des savants très graves qui, s’ils setrompent, du moins ne se trompent point à la légère. Et il faut unebonne tête pour édifier scientifiquement des billevesées. Unpolyglotte peut seul divaguer en vingt langues. Les savants dont jevous parle ne divaguent jamais. Mais certains faits, relatifs auxcontes, fables et légendes qu’ils tiennent pour indo-européens,leur causent un embarras inextricable.

Quand ils ont bien sué pour vous prouver quePeau-d’Âne vient de la Bactriane et que le roman du Renard estpropre à la race japhétique, des voyageurs retrouvent le roman duRenard chez les Zoulous et Peau-d’Âne chez les Papous.

Leur théorie en souffre cruellement. Mais lesthéories ne sont créées et mises au monde que pour souffrir desfaits qu’on y met, être disloquées dans tous leurs membres, enfleret finalement crever comme des ballons. Toutefois, ceci est assezprobable que les contes de fées, et notamment ceux de Perrault,procèdent des plus antiques traditions de l’humanité !

OCTAVE

Je vous arrête, Raymond. Bien que peu au faitde la science contemporaine, et plus occupé d’agriculture qued’érudition, j’ai lu dans un petit livre fort bien écrit que lesogres n’étaient autres que ces Hongres ou Hongrois qui ravagèrentl’Europe au Moyen Age, et que la légende de Barbe-Bleue s’étaitformée d’après l’histoire trop vraie de ce monstrueux maréchal deRaiz qui fut pendu sous Charles VII.

RAYMOND

Nous avons changé tout cela, mon cher Octave,et votre petit livre, qui a pour auteur le baron Walckenaer, estbon à faire des comtes. Les Hongrois s’abattirent, en effet, commedes sauterelles sur l’Europe à la fin du XIe siècle.

C’étaient d’épouvantables barbares ; maisla forme de leur nom dans les langues romanes s’oppose à ladérivation proposée par le baron Walckenaer. Dieu donne au mot ogreune plus ancienne origine ; il le fait sortir du latinorcus, qui, selon Alfred Maury, est d’origineétrusque.

Orcus est l’enfer, le dieu dévorant,qui se repaît de chair et préfère celle des enfants au berceau.Quant à Gilles de Raiz, il fut, en effet, pendu à Nantes en 1440.Mais ce n’est pas pour avoir égorgé sept femmes ; son histoiretrop véridique ne ressemble en rien au conte, et c’est faire tort àBarbe-Bleue que de le confondre avec cet abominable maréchal.Barbe-Bleue n’est pas aussi noir qu’on le fait.

LAURE

Pas aussi noir ?

RAYMOND

Il n’est pas noir du tout, puisque c’est lesoleil.

LAURE

Le soleil qui tue ses femmes et qui est tuépar un dragon et par un mousquetaire ! Cela estridicule ! Je ne connais ni votre Gilles de Raiz ni vosHongrois ; mais il me semble beaucoup plus raisonnable decroire, avec mon mari, qu’un fait historique…

RAYMOND

Hé ! cousine, il vous semble raisonnablede vous tromper. L’humanité tout entière est comme vous. Sil’erreur paraissait absurde à tout le monde, personne ne setromperait. C’est le sens commun qui donne lieu à tous les fauxjugements. Le sens commun nous enseigne que la terre est fixe, quele soleil tourne autour et que les hommes qui vivent aux antipodesmarchent la tête en bas. Défiez-vous du bon sens, cousine. C’est enson nom qu’on a commis toutes les bêtises et tous les crimes.Fuyons-le, et revenons à Barbe-Bleue, qui est le soleil. Les septfemmes qu’il tue, sont sept aurores. En effet, chaque jour de lasemaine, le soleil, en se levant, met fin à une aurore. L’astrechanté dans les hymnes védiques a pris dans le conte gaulois, jel’avoue, la physionomie passablement féroce d’un tyranneauféodal ; mais il a gardé un attribut qui témoigne de sonantique origine et qui fait reconnaître en ce méchant hobereau unancien dieu solaire. Cette barbe à laquelle il doit son nom, cettebarbe couleur du temps, l’identifie à l’Indra védique, le dieu dufirmament, le dieu radieux, pluvieux, tonnant dont la barbe estd’azur.

LAURE

Cousin, dites-moi, de grâce, si les deuxcavaliers, dont l’un était dragon et l’autre mousquetaire, sontaussi des dieux de l’Inde.

RAYMOND

Avez-vous entendu parler des Açwins et desDioscures ?

LAURE

Jamais.

RAYMOND

Les Açwins chez les Indous et les Dioscureschez les Hellènes figuraient les deux crépuscules. C’est ainsi que,dans le mythe grec, les Dioscures Castor et Pollux délivrentHélène, la lumière matinale, que Thésée, le soleil, tientprisonnière. Le dragon et le mousquetaire du conte n’en font niplus ni moins en délivrant Mme Barbe-Bleue, leur sœur.

OCTAVE

Je ne nie pas que ces interprétations nesoient ingénieuses ; mais je les crois dénuées de toutfondement. Vous m’avez renvoyé tantôt à mes avoines avec mesHongrois.

Je vous dirai à mon tour que votre systèmen’est pas neuf et que feu mon grand-père, grand liseur de Dupuis,de Volney et de Dulaure, voyait le zodiaque à l’origine de tous lescultes. Le brave homme me disait, au grand scandale de ma pauvremère, que Jésus-Christ était le soleil, et ses douze apôtres lesdouze mois de l’année. Mais savez-vous, monsieur le savant, commentun homme d’esprit confondit Dupuis, Volney, Dulaure et mongrand-père ? Il appliqua leur théorie à l’histoire de NapoléonIer et démontra, par ce moyen, que Napoléon n’avait pas existé, queson histoire était un mythe. Ce héros qui naît dans une île,triomphe dans des contrées orientales et méridionales, perd sapuissance l’hiver dans le Nord et disparaît dans l’Océan, c’est,disait l’auteur dont j’ai oublié le nom, c’est évidemment lesoleil. Ses douze maréchaux sont les douze signes du zodiaque, etses quatre frères, les quatre saisons.

Je crains bien, Raymond, que vous neprocédiez, à l’égard de Barbe-Bleue, comme cet homme d’esprit àl’égard de Napoléon Ier.

RAYMOND

L’auteur dont vous parlez avait de l’esprit,comme vous le dites, et du savoir ; il se nommaitJean-Baptiste Pérès. Il est mort bibliothécaire, à Agen, en 1840.Son curieux petit livre : Comme quoi Napoléon n’a jamaisexisté, fut imprimé, si je ne me trompe, en 1817.

C’est, en effet, une critique très ingénieusedu système de Dupuis. Mais la théorie, dont je vous ai fait uneapplication isolée, et par conséquent sans force, est établie surla grammaire et la mythologie comparées. Les frères Grimm ontrecueilli, comme vous savez, les contes populaires de l’Allemagne.Leur exemple a été suivi dans presque tous les pays, et nouspossédons aujourd’hui des collections de contes scandinaves,danois, flamands, russes, anglais, italiens, zoulous, etc. Enlisant ces contes, d’origines si diverses, on remarque avecsurprise qu’ils procèdent tous ou presque tous d’un petit nombre detypes. Tel conte scandinave semble calqué sur tel conte français,qui lui-même reproduit les traits principaux d’un conteitalien.

Or, il n’est pas admissible que cesressemblances soient l’effet d’échanges successifs entre lesdifférents peuples.

On a donc supposé, comme je vous le disaistout à l’heure, que les familles humaines possédaient ces récitsavant leur séparation et qu’elles les imaginèrent pendant leurrepos immémorial dans leur commun berceau. Mais, comme on n’aentendu parler ni d’une contrée ni d’un âge où les Zoulous, lesPapous et les Indous paissaient leurs bœufs ensemble, il fautpenser que les combinaisons de l’esprit humain, à son enfance, sontpartout les mêmes, que les mêmes spectacles ont produit les mêmesimpressions dans toutes les têtes primitives, et que les hommes,également sujets à la faim, à l’amour et à la peur, ayant tous leciel sur leur tête et la terre sous leurs pieds, ont tous, pour serendre compte de la nature et de la destinée, imaginé les mêmespetits drames.

Les contes de nourrice n’étaient pas moins, àleur origine, qu’une représentation de la vie et des choses, propreà satisfaire des êtres très naïfs. Cette représentation se fitprobablement d’une manière peu différente dans le cerveau deshommes blancs, dans celui des hommes jaunes et dans celui deshommes noirs.

Cela dit, je crois qu’il sera sage de nous entenir à la tradition indo-européenne et de remonter à nos aïeux dela Bactriane, sans plus nous inquiéter des autres familleshumaines.

OCTAVE

Je vous suis avec plaisir. Mais ne croyez-vouspas qu’un sujet si obscur puisse être livré sans dangers auxhasards de la conversation ?

RAYMOND

À vous dire vrai, je crois que les hasardsd’une causerie familière sont moins dangereux pour mon sujet queles développements logiques d’une étude écrite. N’abusez pas contremoi de cet aveu, que je rétracterai, je vous en préviens, dès quevous ferez mine de vous en prévaloir à mes dépens. Désormais, je neprocéderai plus que par affirmations. Je me donnerai le plaisird’être certain de ce que je dirai. Tenez-vous pour averti. J’ajouteque si je me contredis, ce qui arrivera très probablement, jeconfondrai dans un même amour les deux fils ennemis de ma pensée,afin d’être sûr de ne point faire tort à celui des deux qui est lebon. Enfin, je serai âpre, tranchant, et, s’il se peut,fanatique.

LAURE

Nous verrons si cet air-là va à votre visage.Mais qui vous force à le prendre ?

RAYMOND

L’expérience. Elle me démontre que lescepticisme le plus étendu cesse là où commence soit la parole,soit l’action. Dès qu’on parle, on affirme. Il faut en prendre sonparti. Je m’y résigne. Je vous épargnerai de la sorte les« peut-être », les « si j’ose dire », les« en quelque sorte », et autres mantilles du langage,dont un Renan peut seul se parer avec grâce.

OCTAVE

Soyez âpre, tranchant. Mais, de grâce, mettezun peu d’ordre dans votre exposition. Et qu’on sache quelle estvotre thèse, maintenant que vous en avez une.

RAYMOND

Tous ceux qui savent conduire leur esprit dansles recherches d’érudition générale ont reconnu, dans les contes defées, des mythes antiques et d’antiques adages.

Max Muller a dit (je crois pouvoir citerexactement ses paroles) : « Les contes sont le patoismoderne de la mythologie, et, s’ils doivent devenir le sujet d’uneétude scientifique, le premier travail à entreprendre est de faireremonter chaque conte moderne à une légende plus ancienne, etchaque légende à un mythe primitif. »

LAURE

Eh bien, ce travail, l’avez-vous fait,cousin ?

RAYMOND

Si je l’avais fait, ce travail formidable, ilne me resterait pas un cheveu sur la tête, et je n’aurais plus leplaisir de vous voir qu’à travers quatre paires de besicles, sousle reflet protecteur d’une visière verte. Ce travail n’a pas étéfait ; mais des matériaux suffisants ont été réunis pourpermettre aux savants de se convaincre que les contes de fées nesont pas des imaginations en l’air, et qu’au contraire, « dansbien des cas, ils tiennent, comme dit Max Muller, par toutes leursracines, aux germes mêmes de l’ancien langage et de l’anciennepensée ». Les vieux dieux décrépits, tombés en enfance, et mishors des affaires humaines, servent encore à amuser les petitsgarçons et les petites filles. C’est l’emploi des grands-pères. Enest-il un seul qui convienne mieux à la vieillesse de ces anciensseigneurs de la terre et du ciel ? Les contes de fées sont debeaux poèmes religieux oubliés par les hommes et retenus par lespieuses aïeules à la longue mémoire. Ces poèmes sont devenuspuérils et sont restés charmants sur les lèvres molles de lavieille filandière qui les contait aux petits de ses fils,accroupis autour d’elle devant l’âtre.

Les tribus des hommes blancs se sontséparées ; les unes sont allées sous un ciel transparent, lelong des blancs promontoires que baigne une mer bleue quichante ; les autres se sont plongées dans les brumesmélancoliques qui, sur les rivages des mers du Nord, mêlent laterre au ciel et ne laissent deviner que des formes incertaines etmonstrueuses. D’autres ont campé dans les steppes monotones oùpaissaient leurs maigres chevaux ; d’autres ont couché sur laneige durcie, ayant sur la tête un firmament de fer et de diamants.Il en est qui sont allées cueillir la fleur d’or sur une terre degranit. Et les fils de l’Inde ont bu à tous les fleuves del’Europe. Mais, partout, dans la cabane, ou sous la tente, oudevant le feu de broussailles allumé dans la plaine, l’enfantd’autrefois, devenue aïeule à son tour, répétait aux petits lescontes qu’elle avait entendus dans son enfance. C’étaient les mêmespersonnages et la même aventure ; seulement la conteusedonnait, sans le savoir, à son récit les teintes de l’air qu’elleavait si longtemps respiré et de la terre qui l’avait nourrie etqui allait bientôt la recevoir. La tribu reprenait sa marche àtravers les fatigues et les périls, laissant derrière elle, du côtéde l’Orient, l’aïeule couchée au milieu des morts jeunes ou vieux.Mais les contes sortis de ses lèvres, maintenant glacées,s’envolaient comme les papillons de Psyché, et ces frêlesimmortels, se posant de nouveau sur la bouche des vieillesfilandières, étincelaient aux yeux agrandis des nouveauxnourrissons de l’antique race. Et qui donc apprit Peau-d’Âne auxfillettes et aux garçonnets de France, « de douceFrance », comme dit la chanson ? C’est « Ma Mèrel’Oie », répondent les savants de village, Ma Mère l’Oie, quifilait sans cesse et sans cesse devisait. Et les savants des’enquérir. Ils ont reconnu Ma Mère l’Oie dans cette reine Pédauqueque les maîtres imagiers représentèrent sur le portail deSainte-Marie de Nesles dans le diocèse de Troyes, sur le portail deSainte-Bénigne de Dijon, sur le portail de Saint-Pourçain enAuvergne et de Saint-Pierre de Nevers. Ils ont identifié Ma Mèrel’Oie à la reine Bertrade, femme et commère du roi Robert ; àla reine Berthe au grand pied, mère de Charlemagne ; à lareine de Saba, qui, étant idolâtre, avait le pied fourchu ; àFreya au pied de cygne, la plus belle des déessesscandinaves ; à sainte Lucie, dont le corps, comme le nom,était lumière. Mais c’est chercher bien loin et s’amuser à seperdre. Qu’est-ce que Ma Mère l’Oie, sinon notre aïeule à tous etles aïeules de nos aïeules, femmes au cœur simple, aux bras noueux,qui firent leur tâche quotidienne avec une humble grandeur et qui,desséchées par l’âge, n’ayant, comme les cigales, ni chair ni sang,devisaient encore au coin de l’âtre, sous la poutre enfumée, ettenaient à tous les marmots de la maisonnée ces longs discours quileur faisaient voir mille choses ? Et la poésie rustique, lapoésie des champs, des bois et des fontaines, sortait fraîche deslèvres de la vieille édentée.

… comme ces eaux si pures et si belles, quicoulent sans effort des sources naturelles.

Sur le canevas des ancêtres, sur le vieuxfonds indou, la Mère l’Oie brodait des images familières, lechâteau et les grosses tours, la chaumière, le champ nourricier, laforêt mystérieuse et les belles Dames, les fées tant connues desvillageois et que Jeanne d’Arc aurait pu voir, le soir, sous legros châtaignier, au bord de la fontaine…

Eh bien, cousine, vous ai-je gâté les contesde fées ?

LAURE

Parlez, parlez, je vous écoute.

RAYMOND

Pour moi, s’il fallait choisir, je donneraisde bon cœur toute une bibliothèque de philosophes, pour qu’on melaissât Peau-d’Âne. Il n’y a dans toute notre littérature que LaFontaine qui ait senti comme Ma Mère l’Oie la poésie du terroir, lecharme robuste et profond des choses domestiques.

Mais permettez-moi de rassembler et deresserrer quelques observations importantes qu’il ne faut paslaisser s’éparpiller dans les hasards de la conversation. Lespremières langues étaient tout en images et animaient tout cequ’elles nommaient. Elles dotaient de sentiments humains lesastres, les nuages, « vaches célestes », la lumière, lesvents, l’aurore. De la parole imagée, vivante, animée, le mythejaillit et le conte sortit du mythe. Le conte se transforma sanscesse ; car le changement est la première nécessité del’existence. Il fut pris au mot et à la lettre et ne rencontra pas,par bonheur, des gens d’esprit pour le réduire en allégorie et letuer du coup. Les bonnes gens voyaient, en Peau-d’Âne, Peau-d’Âneelle-même, rien de plus, rien de moins. Perrault n’y chercha pasautre chose. La science vint qui embrassa d’un coup d’œil le longtrajet du mythe et du conte et dit :

« L’aurore devint Peau-d’Âne. » Maisil faut qu’elle ajoute que, dès que Peau-d’Âne fut imaginée, elleprit une physionomie particulière et vécut pour son proprecompte.

LAURE

Je commence à voir clair dans ce que vousdites. Mais, puisque vous nommez Peau-d’Âne, je vous avouerai qu’ily a dans son histoire quelque chose qui me choque au dernier point.Est-ce un Indien qui a donné au père de Peau-d’Âne cette odieusepassion pour sa fille ?

RAYMOND

Pénétrons le sens du mythe, et l’inceste quivous fait horreur vous paraîtra bien innocent. Peau-d’Âne estl’aurore ; elle est fille du soleil, puisqu’elle sort de lalumière. Quand on dit que le roi est amoureux de sa fille, celasignifie que le soleil, à son lever, court après l’aurore. De même,dans la mythologie védique, Prajâ-pati, seigneur de la création,protecteur de toute créature, identique au soleil, poursuit safille Ouschas, l’aurore, qui fuit devant lui.

LAURE

Tout soleil qu’il est, votre roi me choque etj’en veux à ceux qui l’ont imaginé.

RAYMOND

Ils étaient innocents et par conséquentimmoraux… Ne vous récriez pas, cousine, c’est la corruption quidonne une raison d’être à la morale, de même que c’est la violencequi nécessite la loi. Ce sentiment du roi pour sa fille, respectéavec une naïveté religieuse par la tradition et par Perrault,atteste la vénérable antiquité du conte et le fait remonterjusqu’aux tribus patriarcales de l’Ariadne.

L’inceste était considéré sans horreur dansces innocentes familles de pâtres chez qui le père se nommait« celui qui protège », le frère «celui qui aide »,la sœur « celle qui console », la fille « celle quitrait les vaches », le mari « le fort », et l’épouse« la forte ». Ces bouviers du pays du soleil n’avaientpoint inventé la pudeur. Parmi eux, la femme, étant sans mystère,était sans danger. La volonté du patriarche était la seule loi quipermettait ou non au mari d’emmener une épouse dans le chariotattelé de deux bœufs blancs. Si, par la force des choses, l’uniondu père et de la fille était rare, cette union n’était pasréprouvée. Le père de Peau-d’Âne ne fit point scandale. Le scandaleest propre aux sociétés polies, et c’est même une de leursdistractions les plus chères.

OCTAVE

Je vous laisse dire. Mais je suis bien sûr quevos explications ne valent rien. La morale est innée dansl’homme.

RAYMOND

La morale est la science des mœurs ; ellechange avec les mœurs. Elle diffère dans tous les pays et ne restenulle part dix ans la même.

Votre morale, Octave, n’est pas celle de votrepère.

Quant aux idées innées, c’est une granderêverie.

LAURE

Messieurs, laissons, s’il vous plaît, lamorale et les idées innées, qui sont des choses fort ennuyeuses, etrevenons au père de Peau-d’Âne, qui est le soleil.

RAYMOND

vous rappelez-vous qu’il nourrissait dans sonécurie, au milieu des plus nobles chevaux richement caparaçonnés et« roides d’or et de broderies, un âne que la nature avaitformé si extraordinaire, dit le conte, que sa litière, au lieud’être malpropre, était couverte, tous les matins, de beaux écus ausoleil et de beaux louis d’or de toute espèce » ? Ehbien, cet âne oriental, onagre, hémione ou zèbre, est le coursierdu soleil, et les louis d’or dont il couvre sa litière sont lesdisques lumineux que l’astre répand à travers la feuillée. Sa peauest elle-même un emblème distinct qui représente la nuée. L’aurores’en voile et disparaît. vous rappelez-vous la jolie scène, quandPeau-d’Âne est vue, dans sa robe couleur du ciel, par le beauprince qui a mis l’œil sur le trou de la serrure ? Ce prince,fils du roi, est un rayon de soleil…

LAURE

Dardé à travers la porte, c’est-à-dire entredeux nuages, n’est-il pas vrai ?

RAYMOND

On ne peut mieux dire, cousine, et je vois quevous vous entendez admirablement en mythologie comparée. – Prenonsle conte le plus simple de tous, cette histoire d’une jeune fillequi laisse échapper de sa bouche deux roses, deux perles et deuxdiamants. Cette jeune fille est l’aurore qui fait éclore les fleurset les baigne de rosée et de lumière. Sa méchante sœur, qui vomitdes crapauds, est la brume. – Cendrillon, noircie par les cendresdu foyer, c’est l’aurore assombrie par les nuages. Le jeune princequi l’épouse est le soleil.

OCTAVE

Ainsi les femmes de Barbe-Bleue sont desaurores. Peau-d’Âne est une aurore, la jeune fille qui laissetomber de sa bouche des roses et des perles est une aurore,Cendrillon est une aurore, vous ne nous montrez que desaurores.

RAYMOND

C’est que l’aurore, l’aurore magnifique del’Inde, est la plus riche source de la mythologie aryenne. Elle estcélébrée, sous des noms et des formes multiples, dans les hymnesvédiques. Dès la nuit on l’appelle, on l’attend, avec une espérancemêlée de crainte :

« Notre antique amie, l’Aurore,reviendra-t-elle ? Les puissances de la nuit seront-ellesvaincues par le dieu de la lumière ? » Mais elle vient,la claire jeune fille, « elle s’approche de chaquemaison », et chacun se réjouit dans son cœur. C’est elle,c’est la fille de Dyaus, la divine bouvière, qui conduit, chaquematin, au pâturage les vaches célestes, dont les lourdes mamelleslaissent s’égoutter sur la terre aride une rosée fraîche etféconde.

Comme on a chanté sa venue, on chantera safuite, et l’hymne va célébrer la victoire du soleil :

« Voici encore une forte et mâle actionque tu as accomplie, à Indra ! Tu frappes la fille de Dyaus,une femme qu’il est difficile de vaincre. Oui, la fille de Dyaus,la glorieuse, l’Aurore, toi, Indra, grand héros, tu l’as mise enpièces.

« L’Aurore se précipita à bas de son charbrisé, craignant qu’Indra, le taureau, ne la frappât.

« Son char gisait là, brisé enmorceaux ; quant à elle, elle s’enfuit bien loin. »L’indou primitif se faisait de l’aurore une image changeante, maistoujours vive, et les reflets affaiblis et altérés de cette imagesont encore visibles dans les contes dont nous venons de parler,comme aussi dans Le Petit Chaperon rouge. La couleur du bonnet queporte la petite-fille de la Mère Grand est un premier indice de sacéleste origine.

L’office qu’on lui donne de porter une galetteet un pot de beurre la fait ressembler à l’aurore des védas, quiest une messagère. Quant au loup qui la dévore…

LAURE

C’est un nuage.

RAYMOND

Non pas, cousine. C’est le soleil.

LAURE

Le soleil, un loup ?

RAYMOND

Le loup dévorateur, au poil brillant,vrika, le loup védique. N’oubliez pas que deux dieuxsolaires, l’Apollon Lycien des Grecs et l’Apollon Soranus desLatins, ont le loup pour emblème.

OCTAVE

Comment a-t-on pu comparer le soleil à unloup ?

RAYMOND

Quand le soleil tarit les citernes, brûle lesprés et sèche le cuir sur l’échine amaigrie des bœufs haletants quitirent la langue, n’est-ce point un loup dévorant ? Le poil duloup reluit, ses prunelles brillent ; il montre des dentsblanches, sa mâchoire et ses reins sont forts : il procède dusoleil par l’éclat de son pelage et de ses yeux et par la puissancedestructive de ses mâchoires. vous craignez peu le soleil, Octave,dans ce pays humide où fleurissent les pommiers ; mais lepetit Chaperon rouge, qui vient de loin, a traversé de chaudescontrées.

LAURE

L’aurore meurt et renaît. Mais le petitChaperon rouge meurt pour ne plus revenir. Elle eut tort decueillir des noisettes et d’écouter le loup ; toutefois est-ceune raison pour qu’elle soit mangée sans miséricorde ? Nevaudrait-il pas mieux qu’elle sortît du ventre de la bête, commel’aurore de la nuit ?

RAYMOND

Votre pitié, cousine, est pleine d’esprit. Lamort du petit Chaperon rouge ne peut être définitive. La Mère l’Oien’avait pas bien retenu la fin du conte.

On peut bien oublier quelque chose à sonâge.

Mais les aïeules d’Allemagne et d’Angleterresavent bien que le Chaperon rouge meurt et renaît commel’aurore.

Elles content qu’un chasseur ouvrit le ventrede la bête et en tira l’enfant rose, qui ouvrit de grands yeux etdit :

« Oh ! que j’ai eu de frayeur etqu’il faisait noir là-dedans ! » Je feuilletais tantôt,dans la chambre de votre fille, un de ces cahiers d’images encouleurs que l’Anglais Walter Crane enlumine avec tant de fantaisieet d’humour. Ce gentleman a l’imagination à la fois savante etfamilière ; i la le sens des légendes et l’amour de lavie ; il respecte le passé et goûte le présent. C’est l’espritanglais. Le cahier que je feuilletais contient le texte et lesdessins du Little Red Riding Hood (Le Petit Chaperon rougede l’Angleterre).

Le loup l’avale ; mais un gentlemanfarmer, en habit vert, culotte jaune et bottes à revers, logeune balle entre les deux yeux luisants du loup, ouvre avec soncouteau de chasse le ventre de la bête, et l’enfant en sort,fraîche comme une rose.

Some sportsman (he certainly was adead shot)

Had aimed at the Wolfwhen shecried ;

So Red Riding Hood got sale home didshe not ?

And lived happily there till shedied.

Voilà la vérité, cousine, et vous l’aviezdevinée.

Quant à La Belle au bois dormant, dontl’aventure est d’une poésie naïve et profonde…

OCTAVE

C’est l’aurore !

RAYMOND

Non. La Belle au bois dormant, Le Chat bottéet Le Petit Poucet se rattachent à une autre classe de légendesaryennes, à celles qui symbolisent la lutte entre l’hiver et l’été,le renouvellement de la nature, l’éternelle aventure de l’Adonisuniversel, de cette rose du monde qui se flétrit et refleurit sanscesse. La Belle au bois dormant n’est autre qu’Astéria, claire sœurde Latone, que Cora et que Proserpine. L’imagination populaire futbien inspirée en donnant à la lumière la forme de ce que la lumièrecaresse le plus amoureusement sur la terre, la forme d’une bellejeune fille. Pour ma part, j’aime la princesse du bois dormant àl’égal de l’Eurydice de Virgile et de la Brunhild de l’Edda qui,piquées, l’une par un serpent, l’autre par une épine, sont ramenéesde l’ombre éternelle, la Grecque par un poète, la Scandinave par unguerrier, tous deux amoureux.

C’est le sort commun des héros lumineux desmythes de s’évanouir à l’atteinte d’un objet aigu, épine, griffe oufuseau. Dans une légende du Dekan, recueillie par Miss Frere, unepetite fille se pique à l’ongle qu’une Rakchasa a laissé dans uneporte ; aussitôt elle tombe inanimée. Un roi passe, l’embrasseet la réchauffe. Le propre de ces drames de l’hiver et de l’été, del’ombre et de la lumière, de la nuit et du jour est de recommencersans cesse. Le conte rapporté par Perrault recommence quand on lecroit fini. La Belle épouse le prince et a de ce mariage deuxenfants, le petit Jour et la petite Aurore, l’Aithra et l’Hémérosd’Hésiode, ou, si vous voulez, Phoebus et Artémis. En l’absence duprince, sa mère, une ogresse, une Rakchasa, c’est-à-direl’épouvante nocturne, menace de dévorer les deux enfants royaux,les deux jeunes lumières, que sauve le retour du roi soleil. LaBelle au bois dormant a, dans l’ouest de la France, une sœurrustique dont l’histoire est contée naïvement dans une très vieillechanson que je vais vous dire :

Quand j’étais chez mon père,

Guenillon,

Petite jeune fille,

Il m’envoyait au bois,

Guenillon,

Pour cueillir la nouzille,

Ah ! Ah! Ah! Ah! Ah!

Guenillon, Saute en guenille.

Il m’envoyait au bois

Pour cueillir la nouzille !

Le bois était trop haut,

La belle trop petite…

Le bois était trop haut,

La belle trop petite.

Elle se mit en main

Une tant verte épine…

Elle se mit en main

Une tant verte épine,

À la douleur du doigt

La bell’ s’est endormie…

À la douleur du doigt,

La bell’ s’est endormie…

Et au chemin passa

Trois cavaliers bons drilles…

Et le premier des trois

Dit : « Je vois une fille. »

Et le second des trois

Dit : « Elle est endormie. »

Et le second des trois,

Guenillon,

Dit : « Elle est endormie. »

Et le dernier des trois,

Guenillon, Dit :

« Ell’ sera ma mie. »

Ah ! ah! ah! ah! ah!

Guenillon,

Saute en guenille.

Ici la légende divine est tombée au dernierétage de la dégradation, et il serait impossible, si lesintermédiaires manquaient, de reconnaître en cette rustiqueGuenillon la lumière céleste qui languit pendant l’hiver et seranime au printemps. L’épopée de la Perse, le Schahnameh, nous faitconnaître un héros dont la destinée ressemble à celle de la Belleau bois dormant. Isfendiar, qui ne peut être blessé par aucuneépée, doit mourir d’une épine qui l’atteindra dans l’œil.L’histoire de Balder, dans l’Edda scandinave, présente avec cetteBelle au bois dormant des analogies encore plus saisissantes.

Comme les fées au berceau de la fille du roi,tous les dieux devant le divin enfant Balder jurent de rendreinoffensif pour lui tout ce qui est sur la terre. Mais le gui, quine croît pas sur le sol, a été oublié par les immortels comme, parle roi et la reine, la vieille qui filait au faîte de leur tour. Unfuseau pique la belle ; une branche de gui tue Balder.

« Ainsi, par terre, gît Balder, mort, ettout autour gisent, amoncelés, glaives, torches, javelots et lancesque, pour s’amuser, les dieux avaient jetés sans effet contreBalder, que ne perçait et n’entamait aucune arme ; mais danssa poitrine était enfoncée la fatale branche de gui, que Lok,l’accusateur, donna à Hoder, et que Hoder lança sans penséemauvaise. »

LAURE

Tout cela est fort beau ; maisn’avez-vous rien à nous dire de la petite chienne Pouffe qui étaitsur le lit de la princesse ? Je lui trouve un airgalant : Pouffe fut élevée sur les genoux des marquises, et jem’imagine que madame de Sévigné la caressa de ces mains quiécrivirent des lettres si belles.

RAYMOND

Pour vous être agréable, nous donnerons à lapetite chienne Pouffe des aïeux célestes ; ou ferons remontersa race à Saramâ, la chienne en quête de l’aurore, et au chienSeirios, gardien des étoiles. voilà, si je ne me trompe, une bellenoblesse. Il ne reste plus à Pouffe qu’à faire la preuve de sesquartiers pour être admise comme chanoinesse au chapitre d’unRemiremont-Canin. Un d’Hozier à quatre pattes aurait seul autoritépour établir cette filiation. Je me contenterai d’indiquer un desrameaux de ce grand arbre généalogique. Branche finlandaise :le petit chien Flô, à qui sa maîtresse dit par troisfois :

« Va, mon petit chien Flô, et vois s’ilfera bientôt jour. »

À la troisième fois, l’aube se lève.

OCTAVE

J’admire la facilité avec laquelle vous logezau ciel les bêtes et les gens des contes. Les Romains n’envoyaientpas plus aisément leurs empereurs parmi les constellations. À votregré, le marquis de Carabas ne peut manquer d’être pour le moins lesoleil en personne.

RAYMOND

N’en doutez pas, Octave. Ce personnage pauvre,humilié, qui croît en richesse et en puissance, c’est le soleil quise lève dans la brume et brille par un midi pur. Notez cepoint : le marquis de Carabas sort de l’eau pour se revêtird’habits resplendissants. On ne peut représenter le lever du soleilpar un symbole plus clair.

LAURE

Mais, dans le conte, le marquis est unpersonnage inerte, qu’on mène ; c’est le chat qui pense et quiagit, et il n’est que juste que ce chat soit, comme la chiennePouffe, un être céleste.

RAYMOND

C’en est un, et, comme son maître, il figurele soleil.

LAURE

J’en suis bien aise. Mais a-t-il, commePouffe, des parchemins en règle ? Peut-il prouver sanoblesse ?

RAYMOND

Ainsi que le dit Racine :

L’hymen n’est pas toujours entouré de flambeaux.

Il se peut que le Chat botté descende de ceschats qui traînèrent le char de Freya, la Vénus scandinave. Maisles tabellions de gouttière n’en disent rien. On connaît un trèsancien chat solaire, le chat égyptien, identique à Râ, qui parledans un rituel funéraire, traduit par monsieur de Rougé, etdit : « Je suis le grand chat qui était en l’avenue del’arbre de vie, dans An, la nuit du grand combat. » Mais cechat est un Kouschite, un fils de Cham. Le Chat botté est de larace de Japhet, et je ne vois pas du tout comment on pourrait lesrattacher l’un à l’autre.

LAURE

Ce grand chat kouschite, qui parle siobscurément dans votre rituel funéraire, était-il besacier etbotté ?

RAYMOND

Le rituel ne le dit pas. Les bottes du chat dumarquis sont analogues aux bottes de sept lieues que chausse lePetit Poucet et qui symbolisent la rapidité de la lumière. Le PetitPoucet fut originairement, selon le savant monsieur Gaston Paris,un de ces dieux aryens, conducteurs et voleurs de bœufs célestes,comme cet Hermès enfant, à qui les peintres de vases donnent unsoulier pour berceau.

L’imagination populaire logea Poucet dans laplus petite étoile de la Grande Ourse. À propos de bottes, comme ondit, vous savez que Jacquemart, qui faisait des eaux-fortes sibelles, rassembla une riche collection de chaussures. Si l’onvoulait faire, à son exemple, un musée de chaussures mythologiques,on remplirait plus d’une vitrine. À côté des bottes de sept lieues,du soulier d’Hermès enfant et des bottes du maître chat, ilfaudrait placer les talonnières d’Hermès adulte, les sandales dePersée, les chaussures d’or d’Athénée, les pantoufles de verre deCendrillon et les mules étroites de Marie, la petite Russe. Tousces vêtements de pied expriment à leur façon la vitesse de lalumière et le cours des astres.

LAURE

C’est par erreur, n’est-il pas vrai, qu’on adit que les pantoufles de Cendrillon étaient de verre ? On nepeut pas se figurer des chaussures faites de la même étoffe qu’unecarafe. Des chaussures de vair, c’est-à-dire des chaussuresfourrées, se conçoivent mieux, bien que ce soit une mauvaise idéed’en donner à une fillette pour la mener au bal.

Cendrillon devait avoir avec les siennes lespieds pattus comme un pigeon. Il fallait, pour danser si chaudementchaussée, qu’elle fût une petite enragée. Mais les jeunes filles lesont toutes ; elles danseraient avec des semelles deplomb.

RAYMOND

Cousine, je vous avais pourtant bien avertiede vous défier du bon sens. Cendrillon avait des pantoufles non defourrure, mais de verre, d’un verre transparent comme une glace deSaint-Gobain, comme l’eau de source et le cristal de roche. Cespantoufles étaient fées ; on vous l’a dit, et cela seul lèvetoute difficulté. Un carrosse sort d’une citrouille. La citrouilleétait fée. Or, il est très naturel qu’un carrosse fée sorte d’unecitrouille fée. C’est le contraire qui serait surprenant. LaCendrillon russe a une sœur qui se coupe le gros orteil pourchausser la pantoufle, que le sang macule et qui révèle ainsi auprince l’héroïque supercherie de l’ambitieuse.

LAURE

Perrault se contente de dire que les deuxméchantes sœurs firent tout leur possible pour faire entrer leurpied dans la pantoufle, mais qu’elles ne purent en venir àbout.

J’aime mieux cela.

RAYMOND

C’est aussi comme cela que l’entendait Ma Mèrel’Oie.

Mais, si vous étiez Slave, vous seriez un peuféroce, et l’orteil coupé serait tout à fait de votre goût.

OCTAVE

Voilà déjà quelque temps que Raymond nousparle des contes de fées, et il ne nous a pas encore dit un mot desfées elles-mêmes.

LAURE

Cela est vrai. Mais il vaut mieux laisser lesfées dans leur vague et leur mystère.

RAYMOND

Vous craignez, cousine, que ces capricieusescréatures, tantôt bonnes, tantôt méchantes, jeunes ou vieilles àleur gré, qui dominent la nature et semblent toujours sur le pointde s’évanouir en elle, ne se prêtent pas à notre curiosité et nenous échappent au moment où nous croirons les saisir. Elles sontfaites d’un rayon de lune. Le bruissement des feuilles trahit seulleur passage, et leur voix se mêle aux murmures des fontaines. Sil’on ose saisir un pan de leur robe d’or, on n’a dans la mainqu’une poignée de feuilles sèches. Je n’aurai point l’impiété deles poursuivre ; mais leur nom seul nous révélera le secret deleur nature.

Fée, en italien fata, en espagnolhada, en portugais et en provençal fada etfade ; Fadette dans ce patois berrichon qu’illustraGeorge Sand, est sorti du latin fatum, qui signifie destin. Lesfées résultent de la conception la plus douce et la plus tragique,la plus intime et la plus universelle de la vie humaine. Les féessont nos destinées. Une figure de femme sied bien à la destinée,qui est capricieuse, séduisante, décevante, pleine de charme, detrouble et de péril.

Il est bien vrai qu’une fée est la marraine dechacun de nous et que, penchée sur son berceau, elle lui fait desdons heureux ou terribles qu’il gardera toute sa vie. Prenez lesêtres, demandez-vous ce qu’ils sont, ce qui les fait et ce qu’ilsfont ; vous trouverez que la raison suprême de leur existenceheureuse ou funeste, c’est la fée. Claude plaît parce qu’il chantebien ; il chante bien parce que les cordes de sa voix sontharmonieusement construites. Qui les disposa ainsi dans le gosierde Claude ? C’est la fée. Pourquoi la fille du roi sepiqua-t-elle au fuseau de la vieille ? Parce qu’elle étaitvive, un peu étourdie… et que l’arrêt des fées l’ordonnaitainsi.

C’est précisément ce que répond le conte, etla sagesse humaine ne va pas au-delà de cette réponse. Pourquoi,cousine, êtes-vous belle, spirituelle et bonne ? Parce qu’unefée vous donna la bonté, une autre l’esprit, une autre la grâce. Ilfut fait comme elles avaient dit. Une mystérieuse marrainedétermine à notre naissance tous les actes, toutes les pensées denotre vie, et nous ne serons heureux et bons qu’autant qu’ellel’aura voulu. La liberté est une illusion et la fée une vérité. –Mes amis, la vertu est, comme le vice, une nécessité qu’on ne peutéluder… Oh ! ne vous récriez pas. Pour être involontaire, lavertu n’en est pas moins belle et ne mérite pas moins qu’onl’adore.

Ce qu’on aime dans la bonté, ce n’est pas leprix qu’elle coûte, c’est le bien qu’elle fait.

Les belles pensées sont les émanations desbelles âmes qui répandent leur propre substance, comme les parfumssont les particules des fleurs qui s’évaporent. Une âme noble nepeut donner à respirer que de la noblesse, de même qu’une rose nepeut sentir que la rose. Ainsi l’ont voulu les fées. Cousine,rendez-leur grâce.

LAURE

Je ne vous écoute plus, votre sagesse esthorrible. Je sais le pouvoir des fées ; je sais leurscaprices ; elles ne m’ont pas épargné plus qu’à d’autres lesfaiblesses intérieures, les chagrins et les fatigues. Mais je saisqu’au-dessus d’elles, au-dessus des hasards de la vie, plane lapensée éternelle qui nous inspira la foi, l’espérance et lacharité. – Bonne nuit, cousin.

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