Le Livre de mon ami

IV – GUIGNOL

Hier, j’ai mené Suzanne à Guignol. Nous yprîmes tous deux beaucoup de plaisir ; c’est un théâtre à laportée de notre esprit. Si j’étais auteur dramatique, j’écriraispour les marionnettes. Je ne sais si j’aurais assez de talent pourréussir ; du moins, la tâche ne me ferait point trop depeur.

Quant à composer des phrases pour la bouchesavante des belles comédiennes de la Comédie-Française, jen’oserais jamais. Et puis, le théâtre, comme l’entendent lesgrandes personnes, est quelque chose d’infiniment trop compliquépour moi. Je ne comprends rien aux intrigues bien ourdies. Tout monart serait de peindre des passions, et je choisirais les plussimples. Cela ne vaudrait rien pour le Gymnase, le vaudeville ou leFrançais : mais ce serait excellent pour Guignol.

Ah ! c’est là que les passions sontsimples et fortes. Le bâton est leur instrument ordinaire. Il estcertain que le bâton dispose d’une grande force comique. La piècereçoit de cet agent une vigueur admirable ; elle se précipitevers le « grand charassement final ». C’est ainsi que lesLyonnais, chez qui le type de Guignol fut créé, désignent la mêléegénérale qui termine toutes les pièces de son répertoire.

C’est une chose éternelle et fatale que ce« grand charassement » ! C’est le 10 août, c’est le9 thermidor, c’est Waterloo !

Je vous disais donc que j’ai mené hier Suzanneà Guignol. La pièce que nous vîmes représenter pèche sans doute parquelques endroits ; je lui trouvai notamment desobscurités ; mais elle ne peut manquer de plaire à un espritméditatif, car elle donne beaucoup à penser. Telle que je l’aicomprise, elle est philosophique ; les caractères en sontvrais et l’action en est forte. Je vais vous la conter comme jel’ai entendue.

Quand la toile se leva, nous vîmes paraîtreGuignol lui-même. Je le reconnus ; c’était bien lui. Sa facelarge et placide gardait la trace des vieux coups de bâton qui luiavaient aplati le nez, sans altérer l’aimable ingénuité de sonregard et de son sourire.

Il ne portait ni la souquenille en serge ni lebonnet de coton qu’en 1815, sur l’allée des Brotteaux, les Lyonnaisne pouvaient regarder sans rire. Mais, si quelque survivant de cespetits garçons qui virent ensemble, au bord du Rhône, Guignol etNapoléon, était venu, avant de mourir de vieillesse, s’asseoir hieravec nous aux Champs-Élysées, il aurait reconnu le fameux« salsifis » de sa chère marionnette, la petite queue quifrétille si drôlement sur la nuque de Guignol. Le reste du costume,habit vert et bicorne noir, était dans la vieille traditionparisienne qui fait de Guignol une espèce de valet.

Guignol nous regarda avec ses grands yeux, etje fus tout de suite gagné par son air de candeur effrontée etcette visible simplicité d’âme qui donne au vice une inaltérableinnocence. C’était bien là, pour l’âme et l’expression, le Guignolguignolant que le bonhomme Mourguet, de Lyon, anima avec tant defantaisie. Je croyais l’entendre répondre à son propriétaire,M. Canezou, qui lui reproche de « faire des contes àdormir debout » :

« Vous avez bien raison : allonsnous coucher. » Notre Guignol n’avait encore rien dit ;sa petite queue frétillait sur sa nuque. On riait déjà.

Gringalet, son fils, vint le rejoindre et luidonna un grand coup de tête dans le ventre avec une grâcenaturelle.

Le public ne s’en fâcha point ; aucontraire il éclata de rire.

Un tel début est le comble de l’art. Et, sivous ne savez point pourquoi cette audace réussit, je vais vous ledire :

Guignol est valet et porte la livrée.Gringalet, son fils, porte la blouse ; il ne sert personne etne sert à rien. Cette supériorité lui permet de malmener son pèresans manquer aux convenances.

C’est ce que Mlle Suzanne comprit parfaitementet son amitié pour Gringalet ne fut point diminuée. Gringalet est,en effet, un personnage sympathique. Il est grêle et mince ;mais son esprit est plein de ressources. C’est lui qui rosse legendarme. À six ans, Mlle Suzanne a son opinion faite sur lesagents de l’autorité : elle est contre eux et rit quandPandore est bâtonné. Elle a tort sans doute. Pourtant, il medéplairait, je l’avoue, qu’elle n’eût point ce tort. J’aime qu’àtout âge on soit un peu mutin. Celui qui vous parle est un paisiblecitoyen, respectueux de l’autorité et fort soumis aux lois ;cependant si, devant lui, on joue un bon tour à un gendarme, à unsous-préfet ou à un garde champêtre, il sera le premier à en rire.Mais nous en étions à une contestation entre Guignol etGringalet.

Mlle Suzanne donne raison à Gringalet. Jedonne raison à Guignol. Écoutez et jugez : Guignol etGringalet ont longtemps cheminé pour atteindre un villagemystérieux, qu’eux seuls ont découvert et où courraient en fouleles hommes hardis et cupides, s’ils le connaissaient. Mais cevillage est mieux caché que ne le fut, pendant cent années, lechâteau de la Belle au bois dormant. Il y a quelque magie àcela ; car le lieu est habité par un enchanteur, qui réserveun trésor à quiconque sortira victorieux de plusieurs épreuves,dont l’idée seule fait frémir d’épouvante.

Nos deux voyageurs entrent dans la régionenchantée, avec des dispositions bien dissemblables. Guignol estlas ; il se couche. Son fils lui reproche cette mollesse.

« Est-ce ainsi, lui dit-il, que nous nousemparerons des trésors que nous sommes venus chercher ? »Et Guignol répond :

« Est-il un trésor qui vaille lesommeil ? » J’aime cette réponse. Je vois en Guignol unsage qui sait la vanité de toute chose, et qui aspire au reposcomme à l’unique bien après les agitations coupables ou stériles dela vie. Mais Mlle Suzanne le tient pour un lourdaud qui dort mal àpropos et perdra, par sa faute, les biens qu’il était venuchercher, de grands biens, peut-être : des rubans, des gâteauxet des fleurs. Elle loue Gringalet de son zèle à conquérir cestrésors magnifiques.

Les épreuves, je l’ai dit, sont terribles. Ilfaut affronter un crocodile et tuer le Diable. Je dis àSuzanne :

« Mam’selle Suzon, voilà leDiable ! » Elle me répond :

« Ça, c’est un nègre ! » Cetteréponse, empreinte de rationalisme, me désespère.

Mais moi, qui sais à quoi m’en tenir,j’assiste avec intérêt à la lutte du Diable et de Gringalet. Lutteterrible qui finit par la mort du Diable. Gringalet a tué leDiable !

Franchement, ce n’est pas ce qu’il a fait demieux, et je comprends que les spectateurs plus spiritualistes quemam’selle Suzon restent froids et même un peu effrayés.

Le Diable mort, adieu le péché !Peut-être la beauté, cette alliée du Diable, s’en ira-t-elle aveclui ! peut-être ne verrons-nous plus les fleurs dont ons’enivre et les yeux dont on meurt ! Alors quedeviendrons-nous en ce monde ? Nous restera-t-il même laressource d’être vertueux ? J’en doute.

Gringalet n’a pas assez considéré que le malest nécessaire au bien, comme l’ombre à la lumière ; que lavertu est toute dans l’effort et que, si l’on n’a plus de diable àcombattre, les saints seront aussi désœuvrés que les pécheurs. Ons’ennuiera mortellement. Je vous dis qu’en tuant le Diable,Gringalet a commis une grave imprudence.

Polichinelle est venu nous faire la révérence,la toile est tombée, les petits garçons et les petites filles s’ensont allés, et je reste plongé dans mes réflexions. Mam’selleSuzon, qui me voit songeur, me croit triste. Elle a communémentcette idée que les gens qui réfléchissent sont des malheureux.C’est avec une pitié délicate qu’elle me prend la main et medemande pourquoi j’ai du chagrin.

Je lui avoue que je suis fâché que Gringaletait tué le Diable.

Alors elle me passe ses petits bras autour ducou et, approchant ses lèvres de mon oreille :

« Je vais te dire une chose :Gringalet a tué le nègre, mais il ne l’a pas tué pour debon. » Cette parole me rassure ; je me dis que le Diablen’est pas mort, et nous partons contents.

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