Le Livre de mon ami

II – PIERRE

« Quel âge a votre petit garçon,madame ? » À cette question, elle regarde son petitgarçon comme on regarde la pendule pour voir l’heure. Et ellerépond :

« Pierre ! il a vingt-neuf mois,madame. » Il valait autant dire deux ans et demi ; mais,comme le petit Pierre a beaucoup d’esprit et fait mille chosesétonnantes pour son âge, on craint de rendre les autres mères unpeu moins jalouses, si on le leur présente un peu plus âgé qu’iln’est, et par conséquent un peu moins prodigieux.

C’est pour une autre raison encore qu’elle neveut pas qu’on lui vieillisse son Pierre d’un seul jour. Ah !c’est qu’elle veut le garder tout petit, tout bébé. Elle sent bienque, plus il grandira, moins il sera son enfant. Elle sent qu’illui échappe peu à peu. Hélas ! ils ne cherchent qu’à sedétacher, ces petits ingrats. La première séparation date de leurnaissance. Alors, on a beau être leur mère, on n’a plus qu’un seinet deux bras pour les retenir.

Tout cela fait que Pierre a tout justevingt-neuf mois.

C’est, d’ailleurs, un bel âge et quim’inspire, pour ma part, beaucoup de considération ; j’aiplusieurs amis de cet âge dont les procédés sont excellents à monégard. Mais aucun de ces jeunes amis n’a autant d’imagination quePierre.

Pierre assemble les idées avec une extrêmefacilité et un peu de caprice.

Il se rappelle certaines idées très anciennes.Il reconnaît des visages absents depuis plus d’un mois. Ildécouvre, dans les images coloriées qu’on lui donne, milleparticularités qui le charment et l’inquiètent. Quand il feuillettele livre illustré qu’il préfère et dont il n’a déchiré que lamoitié des pages, ses joues se tachent de rouge, et une lueur tropvive passe dans ses yeux.

Sa mère a peur de ce teint-là et de cesyeux-là ; elle craint que trop de travail ne fatigue une têtesi petite et molle encore ; elle craint la fièvre, elle crainttout. Elle a peur de porter malheur à l’enfant dont elle s’estenorgueillie. Elle en est presque à souhaiter que son petit garçon,dont elle fut si fière, ressemble au petit du boulanger qu’ellevoit tous les jours sur le pas de la boutique, avec une face énormeet plate, des yeux bleus sans regard, une bouche perdue sous lesjoues et un air de santé bête.

Il ne donne pas d’inquiétude, au moins,celui-là ! Tandis que Pierre change de couleur à chaqueinstant ; il a ses petites mains brûlantes, et il dort dansson berceau d’un sommeil agité.

Le médecin n’aime guère, non plus, que notrepetit ami regarde des images. Il recommande le calme des idées.

Il fit :

« Élevez-le comme un petit chien. Cen’est pourtant pas difficile ! » En quoi il setrompe ; c’est, au contraire, très difficile. Le docteur n’aaucune idée de la psychologie d’un petit garçon de vingt-neuf mois.Et puis le docteur est-il sûr que les petits chiens s’élèvent tousdans le calme de la pensée ? J’en ai connu un qui, âgé de sixsemaines environ, rêvait toute la nuit et passait, dans sonsommeil, du rire aux larmes avec une rapidité pénible. Ilemplissait ma chambre de l’expression des sentiments les plusdésordonnés. Est-ce du calme, cela ?

Non pas ! Aussi le petit animal faisaitcomme Pierre : il maigrissait. Il vécut pourtant. Pierre a demême en lui les germes d’une généreuse vie. Il n’est atteint dansaucun organe essentiel. Mais on voudrait le voir moins maigre etmoins pâle.

Paris convient mal à ce petit Parisien. Cen’est pas qu’il s’y déplaise. Au contraire, il s’y amusetrop ; il y est attiré par trop de formes, de couleurs et demouvements ; il a trop à sentir et à comprendre ; il s’yfatigue.

Au mois de juillet, sa mère l’emmena tout pâleet mince dans un petit coin de la Suisse, où l’on ne voyait que dessapins aux flancs de la montagne, de l’herbe et des vaches au creuxde la vallée.

Un tel repos sur le sein de la grande et calmenourrice dura trois mois, trois mois pleins de riantes images etpendant lesquels beaucoup de pain bis fut mangé. Et je vis revenir,dans les premiers jours d’octobre, un petit Pierre nouveau,régénéré ; un petit Pierre bruni, doré, cuit, presque joufflu,les mains noires, la voix grosse et le rire gros.

« Regardez mon Pierre, il est affreux,disait la maman joyeuse ; il a les couleurs d’un bébé àvingt-neuf sous ! » Mais elles ne durèrent pas, cescouleurs. Bébé pâlit, redevint nerveux, délicat, avec quelque chosede trop rare et de trop fin. Paris reprenait son influence. Je veuxdire le Paris spirituel, qui n’est nulle part et qui est partout,le Paris qui inspire le goût et l’esprit, qui trouble, qui faitqu’on s’ingénie, même quand on est tout petit.

Et voilà Pierre de nouveau blêmissant etrougissant sur des images. vers la fin de décembre, je le trouvainerveux avec des yeux énormes et de petites mains sèches. Ildormait mal et ne voulait plus manger.

Le médecin disait :

« Il n’a rien ; faites-lemanger. » Mais le moyen ? Sa pauvre mère avait essayé detout, et rien n’avait réussi. Elle en pleurait, et Pierre nemangeait pas.

La nuit de Noël apporta à Pierre despolichinelles, des chevaux et des soldats en grand nombre. Et, lelendemain matin, devant la cheminée, la maman en peignoir, lesmains pendantes, regardait avec défiance toutes ces figuresgrimaçantes de jouets.

« Cela va encore l’exciter ! sedisait-elle. Il y en a trop ! » Et doucement, de peurd’éveiller Pierre, elle prit dans ses bras le polichinelle qui luiavait l’air méchant, les soldats qu’elle redoutait, les croyantfort capables d’entraîner plus tard son fils dans lesbatailles ; elle prit le bon cheval rouge lui-même, et ellealla, sur la pointe des pieds, cacher tous ces joujoux dans sonarmoire.

N’ayant laissé dans la cheminée qu’une boîtede bois blanc, le cadeau d’un pauvre homme, une bergerie detrente-neuf sous, elle alla s’asseoir près du petit lit, et regardadormir son fils. Elle était femme, et le petit air de fraudequ’avait sa bonne action la faisait sourire. Mais, voyant lespaupières bleuies du bébé, elle songea de nouveau :

« C’est horrible qu’on ne puisse pas lefaire manger, cet enfant ! » À peine habillé, le petitPierre ouvrit la boîte et vit les moutons, les vaches, les chevaux,les arbres, des arbres frisés. C’était, pour être exact, une fermeplutôt qu’une bergerie.

Il vit le fermier et la fermière. Le fermierportait une faux et la fermière un râteau. Ils allaient au préfaire les foins ; mais ils n’avaient pas l’air de marcher. Lafermière était vêtue d’un chapeau de paille et d’une roberouge.

Pierre lui donna des baisers et elle luibarbouilla la joue. Il vit la maison : elle était si petite,et si basse, que la fermière n’aurait pu s’y tenir debout ;mais cette maison avait une porte, et c’est à quoi Pierre lareconnut pour une maison.

Comment ces figures peintes sereflétèrent-elles dans les yeux barbares et frais d’un petitenfant ? On ne sait, mais ce fut une magie. Il les pressaitdans ses petits poings, qui en furent tout poissés ; il lesdressait sur sa petite table et les nommait par leurs noms avecl’accent de la passion :

Dada ! Toutou ! Moumou ! Ensoulevant un de ces étranges arbres verts, au tronc lisse et droitet dont le feuillage en copeaux forme un cône, il s’écria :« Un pin ! » Ce fut, pour sa mère, une sorte derévélation. Elle n’eût jamais trouvé cela. Et pourtant un arbrevert, en forme de cône, sur un fût droit, c’est certainement unsapin. Mais il fallait que Pierre le lui dit pour qu’elle s’enavisât :

« Ange ! » Et elle l’embrassasi fort, que la bergerie en fut aux trois quarts renversée.

Cependant Pierre découvrait aux arbres de laboîte une ressemblance avec des arbres qu’il avait vus là-bas dansla montagne, au bon air.

Il voyait encore d’autres choses que sa mamanne voyait pas. Tous ces petits morceaux de bois enluminésévoquaient en lui des images touchantes. Il revivait par eux dansune nature alpestre ; il était une seconde fois dans cetteSuisse qui l’avait si grassement nourri. Alors, les idées se liantles unes aux autres, il pensa à manger et dit :

« Je voudrais du lait et du pain. »Il but et mangea. L’appétit se réveilla. Il soupa le soir comme ilavait déjeuné le matin. Le lendemain, la faim lui revint enrevoyant la bergerie. Ce que c’est que d’avoir del’imagination ! Quinze jours après, c’était un gros petitbonhomme. Sa mère était ravie. Elle disait :

« Regardez donc : quellesjoues ! un vrai bébé à treize sous ! C’est la bergerie dece pauvre M. X… qui a fait cela. »

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