Le Livre de mon ami

VIII – LA CASQUETTE DE FONTANET

Chaque samedi, on nous menait à la confesse.Si quelqu’un peut me dire pourquoi, il me fera plaisir. Cettepratique m’inspirait beaucoup de respect et d’ennui. Je ne croispas que M. l’aumônier prît un véritable intérêt à entendre mespéchés ; mais il m’était certainement désagréable de les luidire. La première difficulté était de les trouver. Vous me croirezpeut-être si je vous déclare qu’à dix ans je ne possédais pas lesqualités psychiques et les méthodes d’analyse qui m’eussent permisd’explorer rationnellement ma conscience interne.

Pourtant, il fallait avoir des péchés ;car, point de péchés, point de confession. On m’avait donné, il estvrai, un petit livre qui les contenait tous. Je n’avais qu’àchoisir. Mais le choix même était difficile. Il y en avait là tantet de si obscurs sur le larcin, la simonie, la prévarication, lafornication et la concupiscence ! Je trouvais dans ce petitlivre :

« Je m’accuse d’avoir désespéré. – Jem’accuse d’avoir entendu de mauvaises conversations. » Celaencore ne laissait pas de m’embarrasser beaucoup.

C’est pourquoi je m’en tenais d’ordinaire auchapitre des distractions. Distractions à l’office, distractionspendant les repas, distractions dans « les assemblées »,j’avouais tout, et le vide déplorable de ma conscience m’inspiraitune grande honte.

J’étais humilié de n’avoir pas de péchés.

Un jour, enfin, je songeai à la casquette deFontanet ; je tenais mon péché ; j’étais sauvé !

À compter de ce jour, je me déchargeai chaquesamedi, aux pieds de M. l’aumônier, du poids de la casquettede Fontanet.

Par la façon dont j’endommageais en elle lebien du prochain, cette casquette m’inspirait, chaque samedi,pendant quelques minutes, de vives inquiétudes sur le salut de monâme. Je la remplissais de sable ; je la jetais dans lesarbres, d’où il fallait l’abattre à coups de pierres comme un fruitavant sa maturité ; j’en faisais un chiffon pour effacer lesfigures à la craie sur le tableau noir ; je la jetais par unsoupirail dans des caves inaccessibles, et, lorsque au sortir de laclasse l’ingénieux Fontanet parvenait à la retrouver, ce n’étaitplus qu’un lambeau sordide.

Mais une fée veillait sur sa destinée, carelle reparaissait le lendemain matin sur la tête de Fontanet avecl’aspect imprévu d’une casquette propre, honnête, presque élégante.Et cela tous les jours. Cette fée était la sœur aînée de Fontanet.À ce seul trait, on peut l’estimer bonne ménagère.

Plus d’une fois, tandis que je m’agenouillaisau pied du sacré tribunal, la casquette de Fontanet plongeait, demon fait, au fond du bassin de la cour d’honneur. Il y avait alorsdans ma situation quelque chose de délicat.

Et quel sentiment m’animait contre cettecasquette ? La vengeance.

Fontanet me persécutait, à cause d’unegibecière de forme antique et bizarre que mon oncle, homme économe,m’avait donnée pour mon malheur. Elle était beaucoup trop grandepour moi et j’étais beaucoup trop petit pour elle. De plus, cettegibecière ne ressemblait pas à une gibecière, par la raison que cen’en était pas une. C’était un vieux portefeuille, qui se tiraitcomme un accordéon et auquel le cordonnier de mon oncle avait misune courroie.

Ce portefeuille m’était odieux, non sansraison. Mais je ne crois pas aujourd’hui qu’il fût assez laid pourmériter les indignités qu’on lui fit. Il était de maroquin rouge àlarge dentelle d’or, et portait au-dessus d’une serrure de cuivreune couronne et des armoiries lacérées. Une soie passée, qui avaitété bleue, le tapissait intérieurement. S’il existait encore, avecquelle attention je l’examinerais ! Car, à me rappeler lacouronne, qui devait être une couronne royale, et l’écu, sur lequelon voyait encore (à moins que je ne l’aie rêvé) trois fleurs de lysmal effacées à coups de canif, je soupçonne aujourd’hui ceportefeuille d’avoir été, à l’origine, le portefeuille d’unministre de Louis XVI.

Mais Fontanet, qui ne le considérait pointdans son passé, ne pouvait me le voir au dos sans y jeter desboules de neige ou des marrons d’Inde, selon la saison, et desballes élastiques toute l’année.

Dans le fait, mes camarades, et Fontanetlui-même, n’avaient qu’un seul grief contre ma gibecière : sonétrangeté. Elle n’était pas comme les autres ; de là tous lesmaux qu’elle m’a causés. Les enfants ont un sentiment brutal del’égalité. Ils ne souffrent rien de distinct ni d’original. C’estce caractère que mon oncle n’avait pas assez observé quand il mefit son pernicieux présent. La gibecière de Fontanet étaitaffreuse ; ses deux frères aînés l’ayant traînée tour à toursur les bancs du lycée, elle ne pouvait plus être salie ; lecuir en était tout écorché et crevé ; les boucles, disparues,étaient remplacées par des ficelles ; mais, comme elle n’avaitrien d’extraordinaire, Fontanet n’en éprouva jamais de désagrément.Et moi, quand j’entrais dans la cour de la pension, monportefeuille au dos, j’étais immédiatement assourdi par des huées,entouré, bousculé, renversé à plat ventre. Fontanet appelait celame faire faire la tortue, et il montait sur ma carapace. Il n’étaitpas bien lourd, mais j’étais humilié. Aussitôt remis debout, jesautais sur sa casquette.

Sa casquette était toujours neuve et magibecière indestructible, hélas ! Et nos violencess’enchaînaient par une inexorable fatalité, comme les crimes dansl’antique maison des Atrides.

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