Le Livre de mon ami

VI – TEUTOBOCHUS

Il ne me paraît pas possible qu’on puisseavoir l’esprit tout à fait commun, si l’on fut élevé sur les quaisde Paris, en face du Louvre et des Tuileries, près du palaisMazarin, devant la glorieuse rivière de Seine, qui coule entre lestours, les tourelles et les flèches du vieux Paris. Là, de la rueGuénégaud à la rue du Bac, les boutiques des libraires, desantiquaires et des marchands d’estampes étalent à profusion lesplus belles formes de l’art et les plus curieux témoignages dupassé. Chaque vitrine est, dans sa grâce bizarre et son pêle-mêleamusant, une séduction pour les yeux et pour l’esprit. Le passantqui sait voir en emporte toujours quelque idée, comme l’oiseaus’envole avec une paille pour son nid.

Puisqu’il y a là des arbres avec des livres,et que des femmes y passent, c’est le plus beau lieu du monde.

Au temps de mon enfance, bien plus encore qu’àprésent, ce marché de la curiosité était abondamment fourni demeubles anciens, d’estampes anciennes, de vieux tableaux et devieux livres, de crédences sculptées, de potiches à fleurs,d’émaux, de faïences décorées, d’orfrois, d’étoffes brochées, detapisseries à personnages, de livres à figures et d’éditionsprinceps reliées en maroquin. Ces aimables choses s’offraient à desamateurs délicats et savants auxquels les agents de change et lesactrices ne les disputaient point encore. Elles étaient déjàfamilières à Fontanet et à moi, quand nous avions encore des grandscols brodés, des culottes courtes et les mollets nus.

Fontanet demeurait au coin de la rueBonaparte, où son père avait son cabinet d’avocat. L’appartement demes parents touchait à une des ailes de l’hôtel de Chimay. Nousétions, Fontanet et moi, voisins et amis. En allant ensemble, lesjours de congé, jouer aux Tuileries, nous passions par ce doctequai Voltaire et, là, cheminant, un cerceau à la main et une balledans la poche, nous regardions aux boutiques tout comme les vieuxmessieurs, et nous nous faisions à notre façon des idées sur toutesces choses étranges, venues du passé, du mystérieux passé.

Eh oui, nous flânions, nous bouquinions, nousexaminions des images.

Cela nous intéressait beaucoup. Mais Fontanet,je dois le dire, n’avait pas comme moi le respect de toutes lesvieilleries. Il riait des antiques plats à barbe et des saintsévêques dont le nez était cassé. Fontanet était, dès lors, l’hommede progrès que vous avez entendu à la tribune de la Chambre.

Ses irrévérences me faisaient frémir. Jen’aimais point qu’il appelât têtes de pipe les portraits bizarresdes ancêtres.

J’étais conservateur. Il m’en est restéquelque chose, et toute ma philosophie m’a laissé l’ami des vieuxarbres et des curés de campagne.

Je me distinguais encore de Fontanet par unpenchant à admirer ce que je ne comprenais pas. J’adorais lesgrimoires ; et tout, ou peu s’en faut, m’était grimoire.Fontanet, au contraire, ne prenait plaisir à examiner un objetqu’autant qu’il en concevait l’usage. Il disait : « Tuvois, il y a une charnière, cela s’ouvre. Il y a une vis, cela sedémonte. » Fontanet était un esprit juste. Je dois ajouterqu’il était capable d’enthousiasme en regardant des tableaux debatailles. Le Passage de la Bérézina lui donnait de l’émotion. Laboutique de l’armurier nous intéressait l’un et l’autre. Quand nousvoyions, au milieu des lances, des targes, des cuirasses et desrondaches, M. Petit-Prêtre, revêtu d’un tablier de sergeverte, s’en aller, boitant comme vulcain, prendre au fond del’atelier une antique épée qu’il posait ensuite sur son établi etqu’il serrait dans un étau de fer pour nettoyer la lame et réparerla poignée, nous avions la certitude d’assister à un grandspectacle ; M. Petit-Prêtre nous apparaissait haut decent coudées. Nous restions muets, collés à la vitre. Les yeuxnoirs de Fontanet brillaient et toute sa petite figure brune etfine s’animait.

Le soir, ce souvenir nous exaltait beaucoup,et mille projets enthousiastes germaient dans nos têtes.

Fontanet me dit une fois :

« Si, avec du carton et le papier couleurd’argent qui enveloppe le chocolat, nous faisions des armessemblables à celles de Petit-Prêtre !… » L’idée étaitbelle. Mais nous ne parvînmes pas à la réaliser convenablement. Jefis un casque, que Fontanet prit pour un bonnet de magicien.

Alors je dis :

« Si nous fondions unmusée !… » Excellente pensée ! Mais nous n’avionspour le moment à mettre dans ce musée qu’un demi-cent de billes etune douzaine de toupies.

C’est à ce coup que Fontanet eut une troisièmeconception. Il s’écria :

« Composons une Histoire de France, avectous les détails, en cinquante volumes. » Cette propositionm’enchanta, et je l’accueillis avec des battements de mains et descris de joie. Nous convînmes que nous commencerions le lendemainmatin, malgré une page du De vins que nous avions à apprendre.

« Tous les détails ! répétaFontanet. Il faut mettre tous les détails ! » C’est bienainsi que je l’entendais. Tous les détails !

On nous envoya coucher. Mais je restai bien unquart d’heure dans mon lit sans dormir, tant j’étais agité par lapensée sublime d’une Histoire de France en cinquante volumes, avectous les détails.

Nous la commençâmes, cette histoire. Je nesais, ma foi, plus pourquoi nous la commençâmes par le roiTeutobochus. Mais telle était l’exigence de notre plan. Notrepremier chapitre nous mit en présence du roi Teutobochus, qui étaithaut de trente pieds, comme on put s’en assurer en mesurant sesossements retrouvés par hasard. Dès le premier pas, affronter untel géant ! La rencontre était terrible. Fontanet lui-même enfut étonné.

« Il faut sauter par-dessusTeutobochus », me dit-il.

Je n’osai point.

L’Histoire de France en cinquante volumess’arrêta à Teutobochus.

Que de fois, hélas ! j’ai recommencé dansma vie cette aventure du livre et du géant ! Que de fois, surle point de commencer une grande œuvre ou de conduire une vasteentreprise, je fus arrêté net par un Teutobochus nommé vulgairementsort, hasard, nécessité ! J’ai pris le parti de remercier etde bénir tous ces Teutobochus qui, me barrant les chemins hasardeuxde la gloire, m’ont laissé à mes deux fidèles gardiennes,l’obscurité et la médiocrité. Elles me sont douces toutes deux etm’aiment. Il faut bien que je le leur rende !

Quant à Fontanet, mon subtil ami Fontanet,avocat, conseiller général, administrateur de diverses compagnies,député, c’est merveille de le voir se jouer et courir entre lesjambes de tous les Teutobochus de la vie publique, contre lesquels,à sa place, je me serais mille fois cassé le nez.

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