Le Livre de mon ami

V – LA RÉVÉLATION DE LA POÉSIE

Mademoiselle Lefort, qui tenait dans lefaubourg Saint-Germain une pension pour des enfants en bas âge,consentit à me recevoir de dix heures à midi et de deux heures àquatre. Je m’étais fait par avance une idée affreuse de cettepension, et, quand ma bonne m’y traîna pour la première fois, je mejugeai perdu.

Aussi je fus extrêmement surpris, en entrant,de voir dans une grande chambre cinq ou six petites filles et unedouzaine de petits garçons qui riaient, faisaient des grimaces etdonnaient toute sorte de signes de leur insouciance et de leurespièglerie. Je les jugeai bien endurcis.

Je vis, par contre, que Mlle Lefort étaitprofondément triste. Ses yeux bleus étaient humides et ses lèvresentrouvertes.

De pâles boucles à l’anglaise pendaient lelong de ses joues, comme au bord des eaux les branchesmélancoliques des saules. Elle regardait sans voir et semblaitperdue dans un rêve.

La douceur de cette demoiselle affligée et lagaieté des enfants m’inspirèrent de la confiance ; à la penséeque j’allais partager le sort de plusieurs petites filles, peu àpeu, toutes mes craintes s’évanouirent.

Mlle Lefort, m’ayant donné une ardoise avec uncrayon, me fit asseoir à côté d’un garçon de mon âge qui avait lesyeux vifs et l’air fin.

« Je m’appelle Fontanet, me dit-il, ettoi ? » Puis il me demanda ce que faisait mon père. Jelui dis qu’il était médecin.

« Le mien est avocat, réponditFontanet ; c’est mieux.

– Pourquoi ?

– Tu ne vois pas que c’est plus joli d’êtreavocat ?

– Non.

– Alors c’est que tu es bête. » Fontanetavait l’esprit fertile. Il me conseilla d’élever des vers à soie etme montra une belle table de Pythagore qu’il avait faite lui-même.J’admirai Pythagore et Fontanet.

Moi, je ne savais que des fables.

En partant, je reçus de Mlle Lefort un bonpoint dont je ne pus parvenir à découvrir l’usage. Ma mèrem’expliqua que n’avoir point d’utilité était le propre deshonneurs. Elle me demanda ensuite ce que j’avais fait dans cettepremière journée. Je lui répondis que j’avais regardé MlleLefort.

Elle se moqua de moi, mais j’avais dit lavérité. J’ai été enclin de tout temps à prendre la vie comme unspectacle.

Je n’ai jamais été un véritableobservateur ; car il faut à l’observation un système qui ladirige, et je n’ai point de système. L’observateur conduit savue ; le spectateur se laisse prendre par les yeux. Je suis néspectateur et je conserverai, je crois, toute ma vie cetteingénuité des badauds de la grande ville, que tout amuse et quigardent, dans l’âge de l’ambition, la curiosité désintéressée despetits enfants. De tous les spectacles auxquels j’ai assisté, leseul qui m’ait ennuyé est celui qu’on a dans les théâtres enregardant la scène. Au contraire, les représentations de la viem’ont toutes diverti, à commencer par celles que j’eus dans lapension de Mlle Lefort.

Je continuai donc à regarder ma maîtresse et,me confirmant dans l’idée qu’elle était triste, je demandai àFontanet d’où venait cette tristesse. Sans rien affirmer depositif, Fontanet l’attribuait au remords et croyait bien serappeler qu’elle fut subitement imprimée sur les traits de MlleLefort, au jour, déjà ancien, où cette personne lui confisqua sansnul droit une toupie de buis et commit presque aussitôt un nouvelattentat ; car, pour étouffer les plaintes de celui qu’elleavait spolié, elle lui enfonça le bonnet d’âne sur la tête.

Fontanet concevait qu’une âme souillée de cesactes eût perdu à jamais la joie et le repos ; mais lesraisons de Fontanet ne me suffisaient pas et j’en cherchaisd’autres.

Il était difficile, à vrai dire, de chercherquelque chose dans la classe de Mlle Lefort, à cause du tumulte quiy régnait sans cesse. Les élèves s’y livraient de grands combatsdevant Mlle Lefort, visible, mais absente. Nous nous jetions lesuns aux autres tant de catéchismes et de croûtes de pain, que l’airen était obscurci et qu’un crépitement continu remplissait lasalle. Seuls, les plus jeunes enfants, les pieds dans les mains etla langue tirée hors la bouche, regardaient le plafond avec unsourire pacifique.

Soudain Mlle Lefort, entrant dans la mêléed’un air de somnambule, punissait quelque innocent ; puis ellerentrait dans sa tristesse comme dans une tour. Faites réflexion,je vous prie, à l’état d’esprit d’un petit garçon de huit ans qui,au milieu de cette agitation incompréhensible, écrit depuis sixsemaines sur une ardoise :

La faim mit au tombeau Malfilâtre ignoré.

C’était là ma tâche. Par moments je mepressais la tête dans les mains pour contenir mes idées ; maisune seule était distincte : l’idée de la tristesse de MlleLefort. Je m’occupais sans cesse de ma désolée maîtresse. Fontanetaugmentait ma curiosité par d’étranges récits. Il contait qu’on nepouvait passer le matin devant la chambre de Mlle Lefort sansentendre des cris lamentables, mêlés à des bruits de chaînes.

« Je me rappelle, ajouta-t-il, qu’il y alongtemps, un mois peut-être, elle lut à toute la classe, ensanglotant, une histoire qu’on croit être en vers. » Il yavait dans le récit de Fontanet une expression d’horreur qui mepénétra. J’eus lieu de penser, dès le lendemain, que ce récitn’était pas imaginaire, du moins quant à la lecture à hautevoix ; car, pour ce qui est des chaînes qui faisaient pâlirFontanet, je n’en ai jamais rien su, et je suppose aujourd’hui quele bruit de ces chaînes était en réalité un bruit de pelles et depincettes.

Le lendemain, voici ce qui eut lieu :

Mlle Lefort frappa sur sa table avec une règlepour obtenir le silence, toussa et dit d’une voix sourde :

« Pauvre Jeanne ! » Après unepause elle ajouta :

« Des vierges du hameau Jeanne était laplus belle. »

Fontanet me donna un coup de coude dans lapoitrine en lançant un rire en fusée. Mlle Lefort lui jeta unregard indigné ; puis, d’une voix plus triste que les psaumesde la pénitence, elle continua l’histoire de la pauvre Jeanne. Ilest probable et même certain que cette histoire était en vers d’unbout à l’autre ; mais je suis bien forcé de la conter comme jel’ai retenue. On reconnaîtra, j’espère, dans ma prose, les membresépars du poète dispersé.

Jeanne était fiancée ; elle avait engagésa foi à un jeune et vaillant montagnard. Oswald était le nom decet heureux pasteur. Déjà tout est préparé pour l’hyménée, lescompagnes de Jeanne lui apportent le voile et la couronne.

Heureuse Jeanne ! Mais une langueurl’envahit. Ses joues se couvrent d’une pâleur mortelle. Oswalddescend de la montagne. Il accourt et lui dit : « N’es-tupas ma compagne ? » Elle répond d’une voix éteinte :« Cher Oswald, adieu ! Je meurs ! » PauvreJeanne ! Le tombeau fut son lit nuptial, et les cloches duhameau, qui devaient sonner pour son hymen, sonnèrent pour sesfunérailles.

Il y avait dans ce récit un grand nombre determes que j’entendais pour la première fois et dont je ne savaispas la signification ; mais l’ensemble m’en sembla si tristeet si beau que je ressentis, à l’entendre, un frissoninconnu ; le charme de la mélancolie m’était révélé par unetrentaine de vers dont j’aurais été incapable d’expliquer le senslittéral. C’est que, à moins d’être vieux, on n’a pas besoin debeaucoup comprendre pour beaucoup sentir. Des choses obscurespeuvent être des choses touchantes, et il est bien vrai que levague plaît aux jeunes âmes.

Les larmes jaillirent de mon cœur trop plein,et Fontanet ne put, ni par ses grimaces ni par ses moqueries,arrêter mes sanglots. Pourtant, je ne doutais pas alors de lasupériorité de Fontanet. Il a fallu qu’il devînt sous-secrétaired’État pour m’en faire douter.

Mes larmes furent agréables à MlleLefort ; elle m’appela auprès d’elle et me dit :

« Pierre Nozière, vous avez pleuré ;voici la croix d’honneur. Apprenez que c’est moi qui ai fait cettepoésie. J’ai un gros cahier rempli de vers aussi beaux queceux-là ; mais je n’ai pas encore trouvé l’éditeur pour lesimprimer. Cela n’est-il pas horrible et mêmeinconcevable ?

– Oh ! mademoiselle, lui dis-je, je suisbien content. Je sais maintenant la cause de votre chagrin, vousaimez la pauvre Jeanne qui est morte dans le hameau, et c’est parceque vous pensez à elle, n’est-ce pas, que vous êtes triste et quevous ne vous apercevez jamais de ce que nous faisons dans laclasse ? » Malheureusement, ces propos luidéplurent ; car elle me regarda avec colère et dit :

« Jeanne est une fiction. Vous êtes unsot. Rendez cette croix et retournez à votre place. » Jeretournai à ma place en pleurant. Cette fois, c’est sur moi que jepleurais, et j’avoue que ces nouvelles larmes n’avaient pas cetteespèce de douceur qui s’était mêlée à celles que la pauvre Jeannem’avait tirées. Une chose augmentait mon trouble : je nesavais pas du tout ce que c’était qu’une fiction ; Fontanet nele savait pas davantage.

Je le demandai à ma mère, quand je fus deretour à la maison.

« Une fiction, me répondit ma mère, c’estun mensonge.

– Ah ! maman, lui dis-je, c’est unmalheur que Jeanne soit un mensonge.

– Quelle Jeanne ? » demanda mamère.

Des vierges du hameau Jeanne était la plusbelle.

Et je contai l’histoire de Jeanne tellequ’elle me restait dans l’esprit.

Ma mère ne me répondit rien ; mais jel’entendis qui disait à l’oreille de mon père :

« Quelles pauvretés on apprend à cetenfant !

– Ce sont, en effet, de grandes pauvretés, ditmon père.

Que voulez-vous aussi qu’une vieille filleentende à la pédagogie ? J’ai un système d’éducation que jevous exposerai un jour. D’après ce système, il faut apprendre à unenfant de l’âge de notre Pierre les mœurs des animaux auxquels ilressemble par les appétits et par l’intelligence. Pierre estcapable de comprendre la fidélité d’un chien, le dévouement d’unéléphant, les malices d’un singe : c’est cela qu’il faut luiconter, et non cette Jeanne, ce hameau et ces cloches qui n’ont pasle sens commun.

– Vous avez raison, répondit ma mère ;l’enfant et la bête s’entendent fort bien, ils sont tous deux prèsde la nature. Mais, croyez-moi, mon ami, il y a une chose que lesenfants comprennent mieux encore que les ruses des singes : cesont les belles actions des grands hommes.

L’héroïsme est clair comme le jour, même pourun petit garçon ; et, si l’on raconte à Pierre la mort duchevalier d’Assas, il la comprendra, avec l’aide de Dieu, commevous et moi.

– Hélas ! soupira mon père, je crois, aucontraire, que l’héroïsme s’entend de diverses façons, selon lestemps, les lieux et les personnes. Mais il n’importe ; ce quiimporte dans le sacrifice, c’est le sacrifice même. Si l’objet pourlequel on se dévoue est une illusion, le dévouement n’en est pasmoins une réalité ; et cette réalité est la plus splendideparure dont l’homme puisse décorer sa misère morale.

Chère amie, votre générosité naturelle vous afait comprendre ces vérités mieux que je ne les comprenais moi-mêmeavec le secours de l’expérience et de la réflexion. Je les feraientrer dans mon système. » Ainsi disputaient le docteur et mamère.

Huit jours après, j’écrivais pour la dernièrefois sur mon ardoise, au milieu du tumulte :

La faim mit au tombeau Malfilâtre ignoré.

Fontanet et moi, nous quittâmes ensemble lapension de Mlle Lefort.

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