Le Livre de mon ami

VII – LE PRESTIGE DE M. L’ABBÉJUBAL

C’est le cœur gros de crainte et d’orgueil quej’entrai en huitième préparatoire. Le professeur de cette classe,M. l’abbé Jubal, n’était pas bien terrible par lui-même ;il n’avait pas l’air d’un homme cruel ; il avait plutôt l’aird’une demoiselle. Mais il se tenait dans une grande chaire haute etnoire, et cela me le rendait effrayant. Il avait la voix et leregard doux, les cheveux bouclés, les mains blanches, l’âmebienveillante. Il ressemblait à un mouton, plus peut-être qu’iln’était séant à un professeur.

Ma mère, l’ayant vu un jour au parloir,murmura :

« Il est bien jeune ! » Et celaétait dit d’un certain ton.

Je commençais à ne plus le craindre quand jeme vis contraint de l’admirer. Cela arriva pendant que je récitaisma leçon, qui consistait en des vers de l’abbé Gauthier, sur lespremiers rois de France.

Je disais chaque vers tout d’une haleine etcomme s’il eût été fait d’un mot unique :

Pharamondfutdit-onlepremierdecesroisQuelesfrancsdanslaGauleontmissurlepavois Clodionprendcambraipuisrègnemérovée…

Là, je m’arrêtai court et répétai :Mérovée, Mérovée, Mérovée. Cette rime, mêlant l’utile à l’agréable,me rappela que, lorsque régna Mérovée, Lutèce fut préservée… Maisde quoi ? Il m’était bien impossible de le dire, l’ayantcomplètement oublié. La chose, je l’avoue, m’avait peu frappé.

J’avais l’idée que Lutèce était une vieilledame. J’étais content qu’elle eût été préservée, mais ses affairesm’intéressaient en somme extrêmement peu. Malheureusement,M. l’abbé Jubal semblait tenir beaucoup à ce que je disse dequel dommage elle avait été préservée. Je faisais :

« Heu… Mérovée !…heu, heu,heu. »J’aurais donné ma langue au chat pour peu que c’en eûtété l’usage dans la classe de huitième préparatoire. Mon voisinFontanet se moquait de moi, et M. Jubal se limait les ongles.Enfin :

Des fureurs d’Attila Lutèce est préservée.

me dit-il. Puisque vous aviez oublié ce vers,monsieur Nozière, il fallait le refaire au lieu de rester court,vous pouviez dire :

De l’invasion d’Attila Lutèce est préservée.

ou bien :

Du sombre Attila Lutèce est préservée.

ou plus élégamment :

Du fléau de Dieu Lutèce est préservée.

« On peut changer les mots pourvu qu’onrespecte la mesure. » J’eus un mauvais point ; maisM. l’abbé Jubal acquit un grand prestige à mes yeux par safacilité poétique. Ce prestige devait croître encore.

M. Jubal, que ses fonctions attachaient àla grammaire de Noël et Chapsal et à l’Histoire de France de l’abbéGauthier, ne négligeait pourtant pas l’enseignement moral etreligieux.

Un jour, je ne sais à quel propos, il prit unair grave et nous dit :

« Mes enfants, s’il vous fallait recevoirun ministre, vous vous empresseriez de lui faire les honneurs devotre logis, comme à un représentant du souverain. Eh bien, quelshommages ne devez-vous pas rendre aux prêtres, qui représententDieu sur la terre ? Autant Dieu est au-dessus des rois, autantle prêtre est au-dessus des ministres. »

Je n’avais jamais reçu de ministre et necomptais pas en recevoir de longtemps. J’avais même la certitudeque, s’il en venait un à la maison, ma mère m’enverrait dîner, cejour-là, avec les bonnes, comme cela se pratiquait malheureusementà chaque repas de gala. Je n’en comprenais pas moins que lesprêtres sont prodigieusement respectables et, faisant àM. Jubal l’application de cette vérité, je ressentis un grandtrouble. Je me rappelai avoir, en sa présence, attaché un pantin depapier dans le dos de Fontanet. Cela était-il respectueux ?Aurais-je attaché un pantin de papier dans le dos de Fontanetdevant un ministre ?

Assurément non. Et pourtant je l’avaisattaché, ce pantin, à l’insu, il est vrai, mais en la présence deM. l’abbé Jubal, qui est au-dessus des ministres. Même iltirait la langue, le pantin ! Mon âme était éclairée. Je vécusbourrelé de remords. Ma résolution fut d’honorer M. l’abbéJubal, et, s’il m’arriva depuis de fourrer des petits cailloux dansle cou de Fontanet pendant la classe et de dessiner des bonshommessur la chaire même de l’abbé Jubal, je le fis du moins avec lasatisfaction de connaître toute l’étendue de ma faute.

Il me fut donné, à quelque temps de là, demesurer la grandeur spirituelle de M. l’abbé Jubal.

J’étais dans la chapelle, attendant avec deuxou trois camarades mon tour de me confesser. Le jour baissait. Lalueur de la lampe perpétuelle faisait trembler les étoiles d’or dela voûte assombrie. Au fond du chœur, la vierge peinte s’effaçaitdans le vague d’une apparition. L’autel était chargé de vasesdorés, pleins de fleurs ; une odeur d’encens flottait dansl’air ; on entrevoyait confusément mille choses, et l’ennui,l’ennui même, ce grand mal des enfants, prenait une teinte doucedans l’atmosphère de cette chapelle. Il me semblait que, du côté del’autel, elle touchait au paradis.

Le jour était tombé. Tout à coup je visM. l’abbé Jubal s’avancer avec une lanterne jusqu’au chœur. Ilfit une génuflexion profonde, puis, ouvrant la grille, il monta lesdegrés de l’autel. Je l’observais : il défit un paquet d’oùsortirent des guirlandes de fleurs artificielles, qui ressemblaientà ces thyrses de cerises qu’au mois de juillet de vieilles femmesnous vendaient dans les rues. Et je m’émerveillai de voir monprofesseur s’approcher de l’Immaculée Conception. Vous mîtes unepincée de pointes dans votre bouche, monsieur l’abbé ; jecraignis d’abord que ce ne fût pour les avaler, mais c’était pourles tenir à portée de votre main. Car vous montâtes sur un escabeauet vous commençâtes à clouer les guirlandes autour de la niche dela sainte vierge. Mais vous descendiez de temps en temps de votreescabeau pour juger à distance de l’effet de votre ouvrage, et vousen étiez content ; vos joues étaient rouges, votre œil étaitclair ; vous eussiez souri, sans les pointes que vous teniezentre vos dents. Et moi, je vous admirais de tout mon cœur. Et,bien que la lanterne qui était à terre vous éclairât les narinesd’une façon comique, je vous trouvais très beau. Je compris quevous étiez au-dessus des ministres, comme vous nous l’aviez insinuédans un discours habile. Je pensai que monter tout empanaché sur uncheval blanc pour gagner une bataille n’était pas une chose aussibelle et désirable que de suspendre des guirlandes aux murs d’unechapelle. Je connus que ma vocation était de vous imiter.

Je vous imitai dès le soir même à la maison,en découpant avec les ciseaux de ma mère tout le papier que je pustrouver et dont je fis des guirlandes. Mes devoirs en souffrirent.Mon exercice français en souffrit notamment dans des proportionsconsidérables.

C’était un exercice d’après le manuel d’unM. Coquempot, dont le livre était un livre cruel. Je n’aipoint de rancune, et, si cet auteur avait eu un nom moinsmémorable, je l’aurais généreusement oublié. Mais on n’oublie pasCoquempot. Je ne veux pas abuser contre lui de cette circonstancefortuite. Pourtant qu’il me soit permis de m’étonner qu’il faillefaire des exercices si douloureux pour apprendre une langue qu’onnomme maternelle et que ma mère m’apprenait fort bien, seulement encausant devant moi. Car elle parlait à ravir, ma mère !

Mais M. l’abbé Jubal était pénétré del’utilité de Coquempot, et, comme il ne pouvait entrer dans mesraisons, il me donna un mauvais point. L’année scolaire s’achevasans incident notable. Fontanet se mit à élever des chenilles dansson pupitre. Alors j’en élevai aussi par amour-propre, bienqu’elles me fissent horreur. Fontanet haïssait Coquempot, cettehaine nous réunit. Au seul nom de Coquempot, nous échangions surnos bancs des regards d’intelligence et des grimaces expressives.Cela nous vengeait. Fontanet me confia que, si l’on faisait encoredu Coquempot en huitième, il s’engageait comme mousse sur un grandnavire. Cette résolution me plut et je promis à Fontanet dem’engager avec lui. Nous nous jurâmes amitié.

Le jour de la distribution des prix, nousétions méconnaissables, Fontanet et moi. Cela tenait, sans doute, àce que nous étions peignés. Nos vestes neuves, nos pantalonsblancs, la tente de coutil, l’affluence des parents, l’estradeornée de drapeaux, tout cela m’inspirait l’émotion des grandsspectacles. Les livres et les couronnes formaient un amas éclatantdans lequel je cherchais anxieusement à deviner ma part, et jefrissonnais sur mon banc.

Mais Fontanet, plus sage, n’interrogeait pasla destinée. Il gardait un calme admirable, tournant dans tous lessens sa petite tête de furet, il remarquait les nez difformes despères et les chapeaux ridicules des mères, avec une présenced’esprit dont j’étais incapable.

La musique éclata. Le directeur, ayant sur sasoutane le petit manteau de cérémonie, parut sur l’estrade au côtéd’un général en grand uniforme et à la tête des professeurs.

Je les reconnus tous. Ils prirent place, selonleur rang, derrière le général : d’abord le sous-directeur,puis les professeurs des hautes classes ; puisM. Schuwer, professeur de solfège ; M. Trouillon,professeur d’écriture, et le sergent Morin, professeur degymnastique. M. l’abbé Jubal parut le dernier et s’assit toutau fond sur un pauvre petit tabouret qui, faute de place, ne posaitque de trois pieds sur l’estrade et crevait la toile avec lequatrième. Encore M. l’abbé Jubal ne put il garder longtempscette humble place. Des nouveaux venus le refoulèrent dans un coinoù il disparut sous un drapeau. On mit une table sur lui et ce futtout. Fontanet s’amusa beaucoup de cette suppression.

Pour moi, j’étais confondu qu’on laissât ainsidans un coin, comme une canne ou un parapluie, une personne quiexcellait dans les fleurs et la poésie et représentait Dieu sur laterre.

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