Le Livre de mon ami

IV – LES ENFANTS D’ÉDOUARD

« Il a l’air d’un brigand, mon petitgarçon, avec ses cheveux ébouriffés ! Coiffez-le “aux enfantsd’Édouard”, monsieur Valence. »

M. Valence, à qui ma chère mère parlaitde la sorte, était un vieux perruquier agile et boiteux, dont laseule vue me rappelait une odeur écœurante de fers chauds, et queje redoutais, tant à cause de ses mains grasses de pommade queparce qu’il ne pouvait me couper les cheveux sans m’en laissertomber dans le cou. Aussi, quand il me passait un peignoir blanc etqu’il me nouait une serviette autour du cou, je résistais, et il medisait :

« Tu ne veux pourtant pas, mon petit ami,rester avec une chevelure de sauvage, comme si tu sortais du radeaude la Méduse. » Il racontait à tout propos, de sa voixvibrante de Méridional, le naufrage de la Méduse, dont il n’avaitéchappé qu’après d’effroyables misères. Le radeau, les inutilessignaux de détresse, les repas de chair humaine, il disait toutcela avec la belle humeur de quelqu’un qui prend les choses parleur bon côté ; car c’était un homme jovial,M. Valence !

Ce jour-là, il m’accommoda trop lentement latête à mon gré, et d’une façon que je jugeai bien étrange dès queje pus me regarder dans la glace. Je vis alors les cheveux rabattuset taillés droit comme un bonnet au-dessus des sourcils et tombantsur les joues comme des oreilles d’épagneul.

Ma mère était ravie : Valence m’avaitvéritablement coiffé aux enfants d’Édouard. Vêtu comme je l’étaisd’une blouse de velours noir, on n’avait plus, disait-elle, qu’àm’enfermer dans la tour avec mon frère aîné…

« Si l’on ose ! »ajouta-t-elle, en me soulevant dans ses bras avec une crâneriecharmante.

Et elle me porta, étroitement embrassé,jusqu’à la voiture. Car nous allions en visite.

Je lui demandai quel était ce frère aîné queje ne connaissais pas et cette tour qui me faisait peur.

Et ma mère, qui avait la divine patience et lasimplicité joyeuse des âmes dont la seule affaire en ce monde estd’aimer, me conta, dans un babil enfantin et poétique, comment lesdeux enfants du roi Édouard, qui étaient beaux et bons, furentarrachés à leur mère et étouffés dans un cachot de la tour deLondres par leur méchant oncle Richard.

Elle ajouta, s’inspirant selon toute apparenced’une peinture à la mode, que le petit chien des enfants aboya pourles avertir de l’approche des meurtriers.

Elle finit en disant que cette histoire étaittrès ancienne, mais si touchante et si belle, qu’on ne cessait d’enfaire des peintures et de la représenter sur les théâtres, et quetous les spectateurs pleuraient, et qu’elle avait pleuré commeeux.

Je dis à maman qu’il fallait être bien méchantpour la faire pleurer ainsi, elle et tout le monde.

Elle me répondit qu’il y fallait, aucontraire, une grande âme et un beau talent, mais je ne la comprispas. Je n’entendais rien alors à la volupté des larmes.

La voiture nous arrêta dans l’île Saint-Louis,devant une vieille maison que je ne connaissais pas. Et nousmontâmes un escalier de pierre, dont les marches usées et fenduesme faisaient grise mine.

Au premier tournant, un petit chien se mit, àjapper :

« C’est lui, pensai-je, c’est le chiendes enfants Édouard » Et une peur subite, invincible, folle,s’empara de moi. Évidemment, cet escalier, c’était celui de latour, et, avec mes cheveux découpés, en bonnet et ma blouse develours, j’étais un enfant Édouard On allait me faire mourir. Je nevoulais pas ; je me cramponnai à la robe de ma mère encriant :

« Emmène-moi, emmène-moi ! Je neveux pas monter dans l’escalier de la tour !

– Tais-toi donc, petit sot… Allons, allons,mon chéri, n’aie pas peur… Cet enfant est vraiment tropnerveux…

Pierre, Pierre, mon petit bonhomme, soisraisonnable. » Mais, pendu à sa jupe, raidi, crispé, jen’entendais rien ; je criais, je hurlais, j’étouffais. Mesregards, pleins d’horreur, nageaient dans les ombres animées par lapeur féconde.

À mes cris, une porte s’ouvrit sur le palieret il en sortit un vieux monsieur en qui, malgré mon épouvante etmalgré son bonnet grec et sa robe de chambre, je reconnus mon amiRobin, Robin mon ami, qui m’apportait une fois la semaine desgâteaux secs dans la coiffe de son chapeau.

C’était Robin lui-même ; mais je nepouvais concevoir qu’il fût dans la tour, ne sachant pas que latour était une maison, et que, cette maison étant vieille, il étaitnaturel que ce vieux monsieur y habitât.

Il nous tendit les bras avec sa tabatière dansla main gauche et une pincée de tabac entre le pouce et l’index dela main droite. C’était lui.

« Entrez donc, chère dame ! ma femmeva mieux ; elle sera enchantée de vous voir. Mais maîtrePierre, à ce qu’il me semble, n’est pas très rassuré. Est-ce notrepetite chienne qui lui fait peur ? – Ici, Finette. »J’étais rassuré ; je dis :

«Vous demeurez dans une vilaine tour, monsieurRobin. »À ces mots, ma mère me pinça le bras dans l’intention,que je saisis fort bien, de m’empêcher de demander un gâteau à monami Robin, ce que précisément j’allais faire.

Dans le salon jaune de M. etMme Robin, Finette me fut d’un grand secours. Je jouai avecelle, et ceci me resta dans l’esprit qu’elle avait aboyé auxmeurtriers des enfants d’Édouard. C’est pourquoi je partageai avecelle le gâteau que M. Robin me donna. Mais on ne peuts’occuper longtemps du même objet, surtout quand on est un petitenfant. Mes pensées sautèrent d’une chose à l’autre, comme desoiseaux de branche en branche, puis se reposèrent de nouveau surles enfants Édouard M’étant fait à leur égard une opinion, j’étaispressé de la produire. Je tirai M. Robin par la manche.

« Dis donc, monsieur Robin, vous savez,si maman avait été dans la tour de Londres, elle aurait empêché leméchant oncle d’étouffer les enfants Édouard sous leursoreillers. » Il me sembla que M. Robin ne comprenait pasma pensée dans toute sa force ; mais, quand nous nousretrouvâmes seuls, maman et moi, dans l’escalier, elle m’éleva dansses bras :

« Monstre ! que jet’embrasse ! »

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