Le Livre de mon ami

IX – LES DERNIERES PAROLES DE DÉCIUSMUS

Ce matin, en bouquinant sur les quais, jetrouvai dans la boîte à deux sous un tome dépareillé de Tite-Live.Comme je le feuilletais au hasard, je tombai sur cettephrase : « Les débris de l’armée romaine gagnèrentCanusium à la faveur de la nuit », et cette phrase me rappelale souvenir de M. Chotard. Or, quand je pense àM. Chotard, c’est pour un bon moment. Je pensais encore à luien rentrant à la maison, à l’heure du déjeuner. Et, comme j’avaisun sourire aux lèvres, on m’en demanda la cause.

« La cause, mes enfants, c’estM. Chotard.

– Quel est ce Chotard qui te faitsourire ?

– Je vais vous le dire. Si je vous ennuie,faites semblant d’écouter et laissez-moi croire que ce n’est pas àlui-même que l’entêté conteur conte ses histoires.

« J’avais quatorze ans et j’étais entroisième. Mon professeur, qui se nommait Chotard, avait le teintfleuri d’un vieux moine, et c’en était un.

« Frère Chotard, après avoir été une desplus douces ouailles du bercail de saint François, jeta en 1830 lefroc aux orties et prit l’habit des laïques sans réussir toutefoisà le porter avec élégance. Quelle raison eut frère Chotard d’agirainsi ? Les uns disent que ce fut l’amour : les autresdisent que ce fut la peur, et qu’après les Trois Glorieuses, lepeuple souverain ayant jeté quelques trognons de choux aux capucinsde ***, le frère Chotard sauta par-dessus les murs du couvent, pourépargner à ses persécuteurs un aussi gros péché que de malmener uncapucin.

« Ce bon frère était un savant homme. Ilprit ses grades, donna des leçons et vécut tant et si bien qu’ilgrisonnait des cheveux, florissait des joues et rougeoyait du nezquand je fus amené avec mes camarades au pied de sa chaire.

« Quel belliqueux professeur de troisièmenous avions là ! Il fallait le voir, lorsque, texte en main,il conduisait à Philippes les soldats de Brutus. Quelcourage ! quelle grandeur d’âme ! quel héroïsme !Mais il choisissait son temps pour être un héros, et ce tempsn’était pas le temps présent. M. Chotard se montrait inquietet craintif dans le cours de la vie. On l’effrayait facilement.

« Il avait peur des voleurs, des chiensenragés, du tonnerre, des voitures et de tout ce qui peut, de prèsou de loin, endommager le cuir d’un honnête homme.

« Il est vrai de dire que son corps seuldemeurait parmi nous ; son âme était dans l’antiquité. Ilvivait, cet excellent homme, aux Thermopyles avec Léonidas ;dans la mer de Salamine, sur la nef de Thémistocle ; dans leschamps de Cannes, près de Paul-Émile ; il tombait toutsanglant dans le lac Trasimène, où, plus tard, un pêcheur trouverason anneau de chevalier romain. Il bravait, à Pharsale, César etles dieux ; il brandissait son glaive rompu sur le cadavre devarus, dans la forêt Hercynie. C’était un fameux homme deguerre.

« Résolu à vendre chèrement sa vie surles bords de l’Algos-Potamos et fier de vider la coupe libératricedans Numance assiégée, M. Chotard ne dédaignait nullement derecourir, avec les rusés capitaines, aux stratagèmes les plusperfides.

« – Un des stratagèmes qu’il faut recommander,nous dit un jour M. Chotard, en commentant un texte d’Elien,est d’attirer l’armée ennemie dans un défilé et de l’y écraser sousdes quartiers de roc.” Il ne nous dit point si l’armée ennemieavait souvent l’obligeance de se prêter à cette manœuvre. Mais j’aihâte d’en venir au point par lequel Chotard s’illustra dans lesesprits de tous ses élèves.

« Il nous donnait pour sujet decompositions, tant latines que françaises, des combats, des sièges,des cérémonies expiatoires et propitiatoires, et c’est en dictantle corrigé de ces narrations qu’il déployait toute son éloquence.Son style et son débit exprimaient dans les deux langues la mêmeardeur martiale. Il lui arrivait parfois d’interrompre le cours deson idée pour nous dispenser des punitions méritées, mais le ton desa voix restait héroïque jusque dans ces incidences ; en sorteque, parlant tour à tour avec le même accent comme un consul quiexhorte ses troupes et comme un professeur de troisième quidistribue des pensums, il jetait les esprits des élèves dans untrouble d’autant plus grand qu’il était impossible de savoir sic’était le consul ou le professeur qui parlait. Il lui arriva unjour de se surpasser dans ce genre, par un discours incomparable.Ce discours, nous le sûmes tous par cœur ; j’eus soin del’écrire sur mon cahier sans en rien omettre.

« Le voici tel que je l’entendis, tel queje l’entends encore, car il me semble que la voix grasse deM. Chotard résonne encore à mes oreilles et les emplit de sasolennité monotone.

DERNIERES PAROLES DE DÉCIUS MUS

Près de se dévouer aux dieux Mânes et pressantdéjà de l’éperon les flancs de son coursier impétueux, Decius Musse retourna une dernière fois vers ses compagnons d’armes et leurdit :

« Si vous n’observez pas mieux lesilence, je vous infligerai une retenue générale. J’entre, pour lapatrie, dans l’immortalité. Le gouffre m’attend. Je vais mourirpour le salut commun. Monsieur Fontanet, vous me copierez dix pagesde rudiment. Ainsi l’a décidé, dans sa sagesse, JupiterCapitolinus, l’éternel gardien de la Ville éternelle. MonsieurNozière, si, comme il me semble, vous passez encore votre devoir àM. Fontanet pour qu’il le copie, selon son habitude, j’écriraià monsieur votre père. Il est juste et nécessaire qu’un citoyen sedévoue pour le salut commun. Enviez-moi et ne me pleurez pas. Ilest inepte de rire sans motif Monsieur Nozière, vous serez consignéjeudi. Mon exemple vivra parmi vous.

« Messieurs, vos ricanements sont d’uneinconvenance que je ne puis tolérer. J’informerai M. leproviseur de votre conduite. Et je verrai, du sein de l’Élysée,ouvert aux mânes des héros, les vierges de la République suspendredes guirlandes de fleurs au pied de mes images.

« J’avais, en ce temps-là, uneprodigieuse faculté de rire. Je l’exerçai tout entière sur lesdernières paroles de Décius Mus, et, quand, après nous avoir donnéle plus puissant motif de rire, M. Chotard ajouta qu’il estinepte de rire sans motif, je me cachai la tête dans undictionnaire et perdis le sentiment. Ceux qui n’ont pas été secouésà quinze ans par un fou rire sous une grêle de pensums ignorent unevolupté.

« Mais il ne faut pas croire que j’étaiscapable seulement de muser en classe. J’étais à ma manière un bonpetit humaniste. Je sentais avec beaucoup de force ce qu’il y ad’aimable et de noble dans ce qu’on appelle si bien lesbelles-lettres.

« J’avais dès lors un goût du beau latinet du beau français que je n’ai pas encore perdu, malgré lesconseils et les exemples de mes plus heureux contemporains. Ilm’est arrivé à cet égard ce qui arrive communément aux gens dontles croyances sont méprisées. Je me suis fait un orgueil de ce quin’était peut-être qu’un ridicule. Je me suis entêté dans malittérature, et je suis resté un classique. On peut me traiterd’aristocrate et de mandarin ; mais je crois que six ou septans de culture littéraire donnent à l’esprit bien préparé pour larecevoir une noblesse, une force élégante, une beauté qu’onn’obtient point par d’autres moyens.

« Quant à moi, j’ai goûté avec délicesSophocle et Virgile. M. Chotard, je l’avoue, M. Chotard,aidé de Tite-Live, m’inspirait des rêves sublimes. L’imaginationdes enfants est merveilleuse. Et il passe de bien magnifiquesimages dans la tête des petits polissons ! Quand il ne medonnait pas un fou rire, M. Chotard me remplissaitd’enthousiasme.

« Chaque fois que de sa voix grasse devieux sermonnaire il prononçait lentement cette phrase : “Lesdébris de l’armée romaine gagnèrent Canusium à la faveur de lanuit”, je voyais passer en silence, à la clarté de la lune, dans lacampagne nue, sur une voie bordée de tombeaux, des visages livides,souillés de sang et de poussière, des casques bossués, descuirasses ternies et faussées, des glaives rompus. Et cette vision,à demi voilée, qui s’effaçait lentement, était si grave, si morneet si fière, que mon cœur en bondissait de douleur et d’admirationdans ma poitrine. »

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