Le Livre de mon ami

LES AMIS DE SUZANNE

I – ANDRÉ

Vous avez connu le docteur Trévière. Vous vousrappelez sa large face ouverte et lumineuse et son beau regardbleu.

Il avait la main et l’âme d’un grandchirurgien. On admirait sa présence d’esprit dans les circonstancesdifficiles.

Un jour qu’il faisait, à l’amphithéâtre, unegrave opération, le patient, à demi opéré, tomba dans une extrêmefaiblesse. Plus de chaleur, plus de circulation ; l’hommepassait. Alors Trévière le saisit à deux bras, poitrine contrepoitrine, et secoua avec la puissance d’un lutteur ce corpssanglant et mutilé. Puis il reprit son scalpel et le mania aveccette audace prudente qui lui était habituelle. La circulationétait rétablie, l’homme était sauvé.

En quittant le tablier, Trévière redevenaitnaïf et bonhomme. On aimait son gros rire. Quelques mois aprèsl’opération que je viens de rappeler, il se fit, en essuyant sonbistouri, une piqûre à laquelle il ne prit pas garde et qui luiinocula une affection purulente dont il mourut en deux jours, àl’âge de trente-six ans. Il laissait une femme et un enfant qu’iladorait.

On voyait, tous les jours de soleil, sous lessapins du bois de Boulogne, une jeune femme en deuil qui faisait dela guipure et regardait par-dessus son aiguille un petit garçon àquatre pattes entre sa pelle, sa brouette et des petits tas deterre. C’était Mme Trévière. Le soleil caressait la chaudepâleur de sa face et un trop-plein de vie et d’âme s’échappait eneffluves de sa poitrine, parfois oppressée, et de ses grands yeuxbruns pailletés d’or. Elle couvait du regard son enfant, qui, pourlui montrer les « pâtés » de terre qu’il avait faits,levait sa tête rousse et ses yeux bleus, la tête et les yeux de sonpère.

Il était rond et rose. Puis il s’amincit engrandissant, et ses joues, tiquetées de taches de rousseur,pâlirent. Sa mère s’inquiétait. Parfois, tandis qu’il s’amusait àcourir dans le Bois avec ses petits camarades, s’il frôlait lachaise où elle brodait, elle le saisissait au vol, lui soulevait lementon sans rien dire, fronçait le sourcil en examinant ce visagepâlot et secouait imperceptiblement la tête, tandis qu’il reprenaitsa volée. La nuit, au moindre bruit, elle se relevait et restaitnu-pieds, penchée sur le petit lit. Des médecins, anciens camaradesde son mari, la rassurèrent.

L’enfant n’était que délicat. Mais il luifallait la pleine campagne.

Mme Trévière fit ses malles et partitpour Brolles, où les parents de son mari étaient cultivateurs. Carvous savez que Trévière était fils de paysans et que, jusqu’à douzeans, il dénicha des merles en revenant de l’école.

On s’embrassa sous les jambons pendus auxsolives de la salle enfumée. La mère Trévière, accroupie devant lestisons de la grande cheminée et ne lâchant pas la queue de lapoêle, regardait d’un œil méfiant la Parisienne et sa bonne. Maiselle trouva le petit « bien mignon et tout le portrait de sonpère ». Quant au bonhomme Trévière, sec et roide dans sa vestede gros drap, il était bien content de voir son petit-filsAndré.

On n’avait pas fini de souper, et déjà Andrédonnait de gros baisers à son grand-papa, dont le menton piquait,piquait. Puis, monté tout droit sur les genoux du bonhomme, il luienfonçait le poing dans la joue, en lui demandant pourquoi c’étaitcreux.

« Parce que je n’ai plus de dents.

– Et pourquoi tu n’as plus de dents ?

– Parce qu’elles étaient devenues noires etque je les ai semées dans le sillon pour voir s’il n’en pousseraitpoint des blanches. » Et André riait de tout son cœur. Lesjoues de son grand-père, c’était bien autre chose que les joues desa maman !

On avait réservé à la Parisienne et au petitla chambre d’honneur, où était le lit nuptial, dans lequel lesbonnes gens n’avaient couché qu’une fois, et l’armoire de chêne,bourrée de linge, fermée à clef. La couchette qui avait toutefoisservi à l’enfant de la maison avait été tirée du grenier pour lepetit-fils. On l’avait dressée dans le coin le plus abrité, sousune tablette chargée de pots de confitures.

Mme Trévière, en femme ordonnée, fit,pour se reconnaître, trente-six petits tours sur le plancher desapin qui craquait. Mais elle eut la déception de ne découvriraucun porte-manteau.

Le plafond à poutres saillantes et les mursétaient blanchis à la chaux. Mme Trévière remarqua peu lesimages coloriées qui égayaient cette belle chambre ; pourtant,elle vit au-dessus du lit nuptial une gravure représentant desenfants en veste noire et en pantalon blanc, un brassard au coude,un cierge à la main, défilant dans une église gothique. Elle lutau-dessous cette formule gravée, avec les noms, date et signatureremplis à la main :

« Je, soussigné, certifie quePierre-Agénor Trévière a fait sa première communion, dans l’égliseparoissiale de Brolles, le 15 mai 1849.

« Gontard, curé. »

La veuve lut et poussa un soupir, un de cessoupirs de femme raisonnable et forte qui sont, avec les larmesd’amour, les plus beaux trésors de la terre. Ceux qui sont aimés nedevraient pas mourir.

Quand elle eut déshabillé André :

« Allons, lui dit-elle, fais taprière. » Il murmura :

« Maman, je t’aime. » Et, sur cettedévotion, laissant tomber sa tête et fermant les, deux poings, ils’endormit en paix.

À son réveil, il découvrit la basse-cour.Surpris, émerveillé, enchanté, il vit les poules, la vache, levieux cheval borgne et le cochon. Le cochon surtout le ravit. Et lecharme dura des jours et des jours. Quand c’était l’heure du repas,on parvenait à grand-peine à le ramener, couvert de paille et defumier, avec des toiles d’araignée dans les cheveux et du purindans les bottines, les mains noires, les genoux écorchés, les jouesroses, riant, heureux.

« Ne m’approche pas, petitmonstre ! » lui criait sa mère.

Et c’étaient des embrassements sans fin.

Assis devant la table, sur le bord de labancelle, et mordant un énorme pilon de volaille, il avait l’aird’un petit Hercule dévorant sa massue.

Il mangeait sans s’en apercevoir, oubliait deboire et babillait.

« Maman, qu’est-ce que c’est qu’un pouletvert ?

– Cela ne peut être qu’un perroquet »,répondit trop légèrement la Parisienne.

C’est ainsi qu’André fut induit à désigner parle nom de perroquets les canards de son grand-père, ce qui rendaitses récits prodigieusement obscurs.

Mais il ne s’en laissait pas facilementimposer.

« Maman, sais-tu ce que grand-père m’adit ? Il m’a dit que c’étaient les poules qui faisaient lesœufs. Mais je sais bien que non. Je sais bien que c’est le fruitierde l’avenue de Neuilly qui fait les œufs ; alors on les porteaux poules pour qu’elles les réchauffent. Car, comment veux-tu,maman, que les poules fassent des œufs, puisqu’elles n’ont pas demains ? » Et André continua à explorer la nature. En sepromenant dans la forêt avec sa maman, il éprouvait toutes lesémotions de Robinson Crusoé. Un jour, tandis que Mme Trévière,assise sous un chêne au bord de la route, travaillait à sa guipure,il trouva une taupe. C’est très grand, une taupe. Il est vrai quecelle-là était morte. Elle avait même du sang au museau. Sa mamanlui cria :

« André ! veux-tu bien laisser ceshorreurs… Tiens, regarde vite là, dans l’arbre. » Et ilaperçut un écureuil qui sautait dans les branches.

Sa maman avait raison : un écureuilvivant est plus joli qu’une taupe morte.

Mais il était parti trop vite, et Andrédemandait si les écureuils ont des ailes, quand un passant, dont laface mâle et franche était encadrée d’une belle barbe brune, tirason chapeau de paille et s’arrêta devant Mme Trévière.

« Bonjour, madame ; vous vous portezbien ? Comme on se retrouve ! voilà votre petitbonhomme ? Il est très gentil.

On m’avait bien dit que vous logiez ici chezle père Trévière… Excusez-moi. Je le connais depuis silongtemps !

– Nous sommes venus ici parce que mon petitgarçon avait besoin du grand air. Mais vous, monsieur, je merappelle que vous habitiez déjà dans ces parages quand j’avais monmari. » Comme la voix de la jeune veuve s’éteignait, il repritd’un ton grave :

« Je sais, madame. » Et, trèsnaturellement, il inclina la tête comme pour saluer au passage lesouvenir d’un grand deuil.

Puis, après un moment de silence :

« C’était le bon temps ! Que debraves gens il y avait alors, qui sont partis depuis ! Mespauvres paysagistes !

Mon pauvre Millet ! C’est égal. Je suisresté l’ami des peintres, comme ils m’appellent tous là-bas, àBarbizon. Je les connais tous. Ce sont de bons enfants.

– Et votre fabrique ?

– Ma fabrique ? elle va touteseule. » André vint se jeter entre eux.

« Maman ! maman ! il y a sousune grosse pierre des bêtes au Bon Dieu. Il y en a au moins unmillion, vrai !

– Tais-toi et va jouer », lui réponditsèchement sa mère.

L’ami des peintres reprit de sa belle voixchaude :

« Cela fait plaisir de se revoir !Les amis me demandent bien souvent ce qu’est devenue la belleMme Trévière. Je leur dirai qu’elle est toujours et plus quejamais la belle Mme Trévière. Au revoir, madame.

– Bonjour, monsieur Lassalle. » Andréreparut.

« Maman, est-ce que toutes les bêtes nesont pas au Bon Dieu ? Est-ce qu’il y a des bêtes auDiable ? Maman ? tu ne me réponds pas… Pourquoi ?»Et il la tira par sa jupe. Alors elle le gronda.

« André, il ne faut pas m’interrompre,quand je parle à quelqu’un. Tu m’entends ?

– Pourquoi ?

– Parce que ce n’est pas poli. » Il y eutquelques larmes qui finirent par un sourire dans des baisers. Cefut encore une jolie journée. On voit sur les campagnes de cesciels humides et traversés de rayons qui attristent etcharment.

À quelques jours de là, par une grosse pluie,M. Lassalle, haut botté, fit une visite à la jeune veuve.

« Bonjour, madame. Eh bien, pèreTrévière, plus solide que jamais ?…

– Le coffre est encore bon, mais les jambes nevalent plus rien.

– Et vous, la mère ? toujours le nez surla marmite, donc ? vous goûtez la soupe. C’est d’une bonnecuisinière. » Et ces familiarités faisaient sourire la vieilledont les prunelles pétillaient entre les pommettes ridées.

Il prit André sur ses genoux et lui pinça lesjoues. Mais l’enfant se dégagea brusquement et alla enfourcher lesjambes de son grand-père.

« Tu es le cheval. Je suis le postillon.Hue ! Plus fort, plus fort !… » La visite se passasans que la veuve et le visiteur eussent échangé quatre paroles,mais leurs regards avaient plusieurs fois croisé des lueurs, commeces éclairs qui jaillissent entre ciel et terre dans les chaudesnuits d’été.

« Papa, est-ce que vous connaissezbeaucoup ce monsieur ? demanda la jeune femme, avec un aird’indifférence.

– Je le connaissais avant qu’il portâtculottes. Et qu’est-ce qui ne connaissait pas son père dans lepays ? Des braves gens tout à fait, tout francs et tout ronds.Ils ont du bien. M. Philippe… (nous l’appelonsM. Philippe) n’emploie pas moins de soixante ouvriers dans sonusine. » André crut le moment venu d’exprimer sonsentiment :

« Il est vilain, le monsieur »,dit-il.

Sa maman lui répondit vivement que, s’il neparlait que pour dire des sottises, il ferait mieux de setaire.

Depuis lors, le hasard voulut queMme Trévière rencontrât M. Lassalle à tous les tournantsde la route.

Elle devenait inquiète, distraite, songeuse.Elle tressaillait au bruit du vent dans les feuilles. Elle oubliaitsa guipure commencée et prenait l’habitude de soutenir son mentondans le creux de sa main.

Un soir d’automne, tandis qu’une grandetempête, venue de la mer, passait avec de longs hurlements sur lamaison du père Trévière et sur toute la contrée, la jeune femme euthâte de renvoyer la bonne qui faisait le feu et de coucher André.Pendant qu’elle lui tirait ses bas de laine et qu’elle tâtait àpleines mains les petits pieds froids, lui, écoutant lesgrondements sourds du vent et les tintements de la pluie contre lesvitres, il noua ses deux bras sur le cou de sa mère penchée.

« Maman, dit-il, j’ai peur. » Maiselle, en lui donnant un baiser :

« Ne t’agite pas, dors, mon chéri. »fuis elle alla s’asseoir près du feu et lut une lettre.

À mesure qu’elle lisait, ses joues secoloraient ; un souffle chaud lui montait de la poitrine. Et,quand elle eut fini de lire, elle resta étendue dans son fauteuil,les mains inertes et l’âme perdue dans un rêve. Ellesongeait :

« Il m’aime ; il est si bon, sifranc, si honnête ! Les soirées d’hiver sont bien tristesquand on est seule. Il s’est montré si délicat avec moi !Certainement, il a beaucoup de cœur.

J’en vois la preuve, rien qu’à la manière dontil m’a fait sa demande. » Alors ses yeux rencontrèrent lagravure de la première communion. Je, soussigné, certifie quePierre-Agénor Trévière…

Elle baissa les yeux. Puis elle songea denouveau.

« Une femme ne sait pas bien élever touteseule un garçon… André aura unpère. »« Maman ! » Cet appel, sorti du petitlit, la fit tressaillir.

« Que me veux-tu, André ? Tu es bienagité ce soir !

– Maman, je pensais à une chose.

– Au lieu de dormir… À laquelle ?

– Papa est mort, n’est-ce pas ?

– Oui, mon pauvre enfant.

– Alors il ne reviendra plus !

– Hélas ! non, mon chéri.

– Eh bien, maman, c’est bien heureux tout demême.

Parce que Je t’aime tant, vois-tu,maman ! tant, que jet aime pour tous les deux. Et, s’ilrevenait, je ne pourrais plus l’aimer du tout. » Elle leconsidéra quelque temps avec inquiétude et retomba dans lefauteuil, où elle resta immobile, la tête dans les mains.

Il y avait déjà plus de deux heures quel’enfant dormait aux bruits de la tempête quand, s’étant approchéede lui elle soupira tout bas : ‘« Dors ! il nereviendra pas. » Et Pourtant deux mois plus tard il revint. Ilrevint sous la grosse figure hâlée de M. Lassalle, le nouveaumaître de la maison. Et le petit André recommença de jaunir, demaigrir et de tomber en langueur.

Maintenant il est guéri. Et il aime sa bonnecomme autrefois il aimait sa mère. Il ne sait pas que sa bonne a unamoureux.

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