Le Livre de mon ami

NOUVELLES AMOURS

I – L’ERMITAGE DU JARDIN DES PLANTES

Je ne savais pas lire, je portais des culottesfendues, je pleurais quand ma bonne me mouchait et j’étais dévorépar l’amour de la gloire. Telle est la vérité : dans l’âge leplus tendre, je nourrissais le désir de m’illustrer sans retard etde durer dans la mémoire des hommes. J’en cherchais les moyens touten déployant mes soldats de plomb sur la table de la salle àmanger. Si j’avais pu, je serais allé conquérir l’immortalité dansles champs de bataille, et je serais devenu semblable à quelqu’unde ces généraux que j’agitais dans mes petites mains et à qui jedispensais la fortune des armes sur une toile cirée.

Mais il n’était pas en moi d’avoir un cheval,un uniforme, un régiment et des ennemis, toutes choses essentiellesà la gloire militaire. C’est pourquoi je pensai devenir un saint.Cela exige moins d’appareil et rapporte beaucoup de louanges. Mamère était pieuse. Sa piété – comme elle aimable et sérieuse – metouchait beaucoup. Ma mère me lisait souvent La vie des Saints, quej’écoutais avec délices et qui remplissait mon âme de surprise etd’amour. Je savais donc comment les hommes du Seigneur s’yprenaient pour rendre leur vie précieuse et pleine de mérites.

Je savais quelle céleste odeur répandent lesroses du martyre. Mais le martyre est une extrémité à laquelle jene m’arrêtai pas. Je ne songeai pas non plus à l’apostolat et à laprédication, qui n’étaient guère dans mes moyens. Je m’en tins auxaustérités, comme étant d’un usage facile et sûr.

Pour m’y livrer sans perdre de temps, jerefusai de déjeuner. Ma mère, qui n’entendait rien à ma nouvellevocation, me crut souffrant et me regarda avec une inquiétude quime fit de la peine. Je n’en jeûnai pas moins. Puis, me rappelantsaint Siméon stylite, qui vécut sur une colonne, je montai sur lafontaine de la cuisine ; mais je ne pus y vivre, car Julie,notre bonne, m’en délogea promptement. Descendu de ma fontaine, jem’élançai avec ardeur dans le chemin de la perfection et résolusd’imiter saint Nicolas de Patras, qui distribua ses richesses auxpauvres. La fenêtre du cabinet de mon père donnait sur le quai. Jejetai par la fenêtre une douzaine de sous qu’on m’avait donnésparce qu’ils étaient neufs et qu’ils reluisaient ; je jetaiensuite des billes et des toupies et mon sabot avec son fouet depeau d’anguille.

« Cet enfant est stupide ! »s’écria mon père en fermant la fenêtre.

J’éprouvai de la colère et de la honte àm’entendre juger ainsi. Mais je considérai que mon père, n’étantpas saint comme moi, ne partageait pas avec moi la gloire desbienheureux, et cette pensée me fut une grande consolation.

Quand vint l’heure de m’en aller promener, onme mit mon chapeau ; j’en arrachai la plume, à l’exemple dubienheureux Labre, qui, lorsqu’on lui donnait un vieux bonnet toutcrasseux, avait soin de le traîner dans la fange avant de le mettresur sa tête. Ma mère, en apprenant l’aventure des richesses etcelle du chapeau, haussa les épaules et poussa un gros soupir. Jel’affligeais vraiment.

Pendant la promenade, je tins les yeux baisséspour ne pas me laisser distraire par les objets extérieurs, meconformant ainsi à un précepte souvent donné dans la Vie desSaints.

C’est au retour de cette promenade salutaireque, pour achever ma sainteté, je me fis un cilice en me fourrantdans le dos le crin d’un vieux fauteuil. J’en éprouvai de nouvellestribulations, car Julie me surprit au moment où j’imitais ainsi lesfils de saint François. S’arrêtant à l’apparence sans pénétrerl’esprit, elle vit que j’avais crevé un fauteuil et me fessa parsimplicité.

En réfléchissant aux pénibles incidents decette journée, je reconnus qu’il est bien difficile de pratiquer lasainteté dans la famille. Je compris pourquoi les saints Antoine etJérôme s’en étaient allés au désert parmi les lions et lesaegipans ; et je résolus de me retirer dès le lendemain dansun ermitage. Je choisis, pour m’y cacher, le labyrinthe du Jardindes plantes. C’est là que je voulais vivre dans la contemplation,vêtu, comme saint Paul l’Ermite, d’une robe de feuilles de palmier.Je pensais : « Il y aura dans ce jardin des racines pourma nourriture. On y découvre une cabane au sommet d’une montagne.Là, je serai au milieu de toutes les bêtes de la création ; lelion qui creusa de ses ongles la tombe de sainte Marie l’Égyptienneviendra sans doute me chercher pour rendre les devoirs de lasépulture à quelque solitaire des environs. Je verrai, comme saintAntoine, l’homme aux pieds de bouc et le cheval au buste d’homme.Et peut-être que les anges me soulèveront de terre en chantant descantiques. » Ma résolution paraîtra moins étrange quand onsaura que, depuis longtemps, le Jardin des plantes était pour moiun lieu saint, assez semblable au paradis terrestre, que je voyaisfiguré sur ma vieille Bible en estampes. Ma bonne m’y menaitsouvent et j’y éprouvais un sentiment de sainte allégresse. Le cielmême m’y semblait plus spirituel et plus pur qu’ailleurs, et, dansles nuages qui passaient sur la volière des aras, sur la cage dutigre, sur la fosse de l’ours et sur la maison de l’éléphant, jevoyais confusément Dieu le Père avec sa barbe blanche et dans sarobe bleue, le bras étendu pour me bénir avec l’antilope et lagazelle, le lapin et la colombe ; et quand j’étais assis sousle cèdre du Liban, je voyais descendre sur ma tête, à travers lesbranches, les rayons que le Père éternel laissait échapper de sesdoigts.

Les animaux qui mangeaient dans ma main en meregardant avec douceur me rappelaient ce que ma mère m’enseignaitd’Adam et des jours de l’innocence première.

La création réunie là, comme jadis dans lamaison flottante du patriarche, se reflétait dans mes yeux, touteparée de grâce enfantine. Et rien ne me gâtait mon paradis. Jen’étais pas choqué d’y voir des bonnes, des militaires et desmarchands de coco. Au contraire, je me sentais heureux près de ceshumbles et de ces petits, moi le plus petit de tous. Tout mesemblait clair, aimable et bon, parce que, avec une candeursouveraine, je ramenais tout à mon idéal d’enfant.

Je m’endormis dans la résolution d’aller vivreau milieu de ce jardin pour acquérir des mérites et devenir l’égaldes grands saints dont je me rappelais l’histoire fleurie.

Le lendemain matin, ma résolution était fermeencore.

J’en instruisis ma mère. Elle se mit àrire.

« Qui t’a donné l’idée de te faire ermitesur le labyrinthe du Jardin des plantes ? me dit-elle en mepeignant les cheveux et en continuant de rire.

– Je veux être célèbre, répondis-je, et mettresur mes cartes de visite : « Ermite et saint ducalendrier », comme papa met sur les siennes : «Lauréatde l’Académie de médecine et secrétaire de la Sociétéd’anthropologie. » À ce coup, ma mère laissa tomber le peignequ’elle passait dans mes cheveux.

« Pierre ! s’écria-t-elle,Pierre ! quelle folie et quel péché !

Je suis bien malheureuse ! Mon petitgarçon a perdu la raison à l’âge où l’on n’en a pas encore. »Puis, se tournant vers mon père :

« Vous l’avez entendu, mon ami ; àsept ans il veut être célèbre !

– Chère amie, répondit mon père, vous verrezqu’à vingt ans il sera dégoûté de la gloire.

– Dieu le veuille ! dit ma mère ; jen’aime point les vaniteux. » Dieu l’a voulu et mon père ne setrompait pas. Comme le roi d’Yvetot, je vis fort bien sans gloireet n’ai plus la moindre envie de graver le nom de Pierre Nozièredans la mémoire des hommes.

Toutefois, quand maintenant je me promène,avec mon cortège de souvenirs lointains, dans ce Jardin desplantes, bien attristé et abandonné, il me prend uneincompréhensible envie de conter aux amis inconnus le rêve que jefis jadis d’y vivre en anachorète, comme si ce rêve d’enfantpouvait, en se mêlant aux pensées d’autrui, y faire passer ladouceur d’un sourire.

C’est aussi pour moi une question de savoir sivraiment j’ai bien fait de renoncer dès l’âge de six ans à la viemilitaire ; car le fait est que je n’ai pas songé depuis àêtre soldat. Je le regrette un peu. Il y a, sous les armes, unegrande dignité de vie. Le devoir y est clair et d’autant mieuxdéterminé que ce n’est pas le raisonnement qui le détermine.

L’homme qui peut raisonner ses actionsdécouvre bientôt qu’il en est peu d’innocentes. Il faut être prêtreou soldat pour ne pas connaître les angoisses du doute.

Quant au rêve d’être un solitaire, je l’airefait toutes les fois que j’ai cru sentir que la vie étaitfoncièrement mauvaise : c’est dire que je l’ai fait chaquejour. Mais, chaque jour, la nature me tira par l’oreille et meramena aux amusements dans lesquels s’écoulent les humblesexistences.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer