Le Livre de mon ami

VI – MARCELLE AUX YEUX D’OR

J’avais cinq ans et je me faisais du monde uneidée que j’ai dû changer depuis ; c’est dommage, elle étaitcharmante. Un jour, tandis que j’étais occupé à dessiner desbonshommes, ma mère m’appela sans songer qu’elle me dérangeait. Lesmères ont de ces étourderies.

Cette fois, il s’agissait de me faire matoilette. Je n’en sentais pas la nécessité et j’en voyais ledésagrément, je résistais, je faisais des grimaces ; j’étaisinsupportable.

Ma mère me dit :

« Ta marraine va venir : ce seraitjoli si tu n’étais pas habillé ! » Ma marraine ! jene l’avais pas encore vue ; je ne la connaissais pas du tout.Je ne savais même pas qu’elle existât. Mais je savais très bien ceque c’est qu’une marraine : je l’avais lu dans les contes etvu dans les images ; je savais qu’une marraine est unefée.

Je me laissai peigner et savonner tant qu’ilplut à ma chère maman. Je songeais à ma marraine avec une extrêmecuriosité de la connaître. Mais, bien que grand questionneurd’ordinaire, je ne demandai rien de tout ce que je brûlais desavoir.

« Pourquoi ?

– Vous me demandez pourquoi ? Ah !c’est que je n’osais ; c’est que les fées, telles que je lescomprenais, voulaient le silence et le mystère ; c’est qu’ilest dans les sentiments un vague si précieux, que l’âme la plusneuve en ce monde est, par instinct, jalouse de le garder ;c’est qu’il existe, pour l’enfant comme pour l’homme, des chosesineffables ; c’est que, sans l’avoir connue, j’aimais mamarraine. » Je vais bien vous surprendre, mais la vérité aparfois heureusement quelque chose d’imprévu, qui la rendsupportable… Ma marraine était belle à souhait. Quand je la vis, jela reconnus. C’était bien celle que j’attendais, c’était ma fée. Jela contemplais sans surprise, ravi. Pour cette fois, et parextraordinaire, la nature égalait les rêves de beauté d’un petitenfant.

Ma marraine me regarda : elle avait desyeux d’or. Elle me sourit et je lui vis des dents aussi petites queles miennes. Elle parla : sa voix était claire et chantaitcomme une source dans les bois. Elle me baisa, ses lèvres étaientfraîches ; je les sens encore sur ma joue.

Je goûtai à la voir une infinie douceur, et ilfallait, paraît-il, que cette rencontre fût charmante de toutpoint ; car le souvenir qui m’en reste est dégagé de toutdétail qui l’eût gâté. Il a pris une simplicité lumineuse. C’est labouche entrouverte pour un sourire et pour un baiser, debout, lesbras ouverts, que m’apparaît invariablement ma marraine.

Elle me souleva de terre et me dit :

« Trésor, laisse-moi voir la couleur detes yeux. » Puis, agitant les boucles de machevelure :

« Il est blond, mais il deviendrabrun. » Ma fée connaissait l’avenir. Pourtant ses prédictionsindulgentes ne l’annonçaient pas tout entier. Mes cheveux,aujourd’hui, ne sont plus ni blonds ni noirs.

Elle m’envoya, le lendemain, des joujoux quine me parurent pas faits pour moi. Je vivais avec mes livres, mesimages, mon pot de colle, mes boîtes de couleur et tout monattirail de petit garçon intelligent et chétif, déjà sédentaire,qui s’initiait naïvement par ses jouets à ce sentiment des formeset des couleurs, cause de tant de douleurs et de joies.

Les présents choisis par ma marrainen’entraient pas dans ces mœurs. C’était un mobilier complet desport-boy et de petit gymnaste à trapèze, cordes, barres,poids, haltères, tout ce qu’il faut pour exercer la force d’unenfant et préparer la grâce virile.

Par malheur, j’avais déjà le pli du bureau, legoût des découpures faites patiemment le soir à la lampe, le sensprofond des images, et, quand je sortais de mes amusementsd’artiste prédestiné, c’était par des coups de folie, par une ragede désordre, pour jouer éperdument à des jeux sans règle, sansrythme : au voleur, au naufrage, à l’incendie. Tous cesappareils de buis verni et de fer me parurent froids, lourds, sanscaprice et sans âme, jusqu’à ce que ma marraine y eût mis, en m’enenseignant l’usage, un peu de son charme. Elle soulevait leshaltères avec beaucoup de crânerie, et, portant les coudes enarrière, elle me montrait comment les barres, passées sur le dos etsous les bras, développent la poitrine.

Un jour, elle me prit sur ses genoux et mepromit un bateau, un bateau avec tous ses gréements, toutes sesvoiles et des canons aux sabords. Ma marraine parlait marine commeun loup de mer. Elle n’oubliait ni hune, ni dunette, ni haubans, niperroquet, ni cacatois. Elle n’en finissait point avec ces motsétranges et elle mettait comme de l’amitié à les dire. Ils luirappelaient sans doute bien des choses. Une fée, cela va sur leseaux.

Je ne l’ai pas reçu, ce bateau. Mais je n’aijamais eu besoin, même en bas âge, de posséder les choses pour enjouir, et le bateau de la fée m’a occupé bien des heures. Je levoyais. Je le vois encore. Ce n’est plus un jouet. C’est unfantôme. Il coule en silence sur une mer brumeuse, et j’aperçois àson bord une femme immobile, les bras inertes, les yeux grands etvides.

Je ne devais plus revoir ma marraine.

J’avais dès lors une idée juste de soncaractère. Je sentais qu’elle était née pour plaire et pour aimer,que c’était là son affaire en ce monde. Je ne me trompais pas,hélas ! J’ai su depuis que Marcelle (elle se nommait Marcelle)n’a jamais fait que cela.

C’est bien des années plus tard que j’apprisquelque chose de sa vie. Marcelle et ma mère s’étaient connues aucouvent. Mais ma mère, plus âgée de quelques années, était tropsage et trop mesurée pour devenir la compagne assidue de Marcelle,qui mettait dans ses amitiés une ardeur extraordinaire et une sortede folie. La jeune pensionnaire qui inspira à Marcelle lessentiments les plus extravagants était la fille d’un négociant, unegrosse personne calme, moqueuse et bornée. Marcelle ne la quittaitpas des yeux, fondait en larmes pour un mot, pour un geste de sonamie, l’accablait de serments, lui faisait toutes les heures desscènes de jalousie, et lui écrivait à l’étude des lettres de vingtpages, tant qu’enfin la grosse fille, impatientée, déclara qu’il yen avait assez et qu’elle voulait être tranquille.

La pauvre Marcelle se retira si abattue et sitriste, qu’elle fit pitié à ma mère. C’est alors que commença leurliaison, peu de temps avant que ma mère sortît du couvent. Ellespromirent de se rendre visite et tinrent parole.

Marcelle avait pour père le meilleur homme dumonde, charmant, avec bien de l’esprit et pas le sens commun. Ilquitta la marine, sans motif, après vingt ans de navigation.

On s’en étonnait. Il fallait s’étonner qu’ilfût resté si longtemps au service. Sa fortune était médiocre et sonéconomie détestable.

Regardant par sa fenêtre, un jour de pluie, ilvit sa femme et sa fille à pied, fort embarrassées de leurs jupeset de leur en-tout-cas. Il s’aperçut pour la première fois qu’ellesn’avaient point de voiture, et cette découverte le chagrinabeaucoup. Sur-le-champ il réalisa ses valeurs, vendit les bijoux desa femme, emprunta de l’argent à divers amis et courut à Bade.Comme il avait une martingale infaillible, il joua gros jeu àl’effet de gagner chevaux, carrosse et livrée. Au bout de huitjours, il rentra chez lui sans un sou, et croyant plus que jamais àsa martingale.

Il lui restait une petite terre dans la Brie,où il éleva des ananas. Après un an de cette culture, il dut vendrele fonds pour payer les serres. Alors il se jeta dans desinventions de machines, et sa femme mourut sans qu’il y prît garde.Il envoyait aux ministres, aux Chambres, à l’Institut, aux sociétéssavantes, à tout le monde, des plans et des mémoires. Ces mémoiresétaient quelquefois rédigés en vers. Pourtant il se faisait quelqueargent, il vivait. C’était miraculeux. Marcelle trouvait celasimple, et achetait des chapeaux avec toutes les pièces de centsous qui lui tombaient sous la main.

Pour jeune fille qu’elle était alors, ma mèrene comprenait pas la vie de cette façon, et Marcelle la faisaittrembler. Mais elle aimait Marcelle.

« Si tu savais, m’a dit cent fois mamère, si tu savais comme elle était charmante alors !

– Ah ! chère maman, je l’imaginebien. » Il y eut pourtant une brouille entre elles, et lacause en fut un sentiment délicat qu’il ne faudrait point laisserdans l’ombre où l’on cache les fautes de ceux qui nous sont chers,mais que je ne dois pas analyser, moi, comme tout autre pourrait lefaire. Je ne le dois pas, dis-je, et ne le puis non plus, n’ayantsur ce sujet que des indices extrêmement vagues. Ma mère étaitalors fiancée à un jeune médecin qui l’épousa peu après et devintmon père. Marcelle était charmante ; on vous l’a dit assez.Elle inspirait et respirait l’amour. Mon père était jeune. Ils sevoyaient, se parlaient.

Que sais-je encore ?… Ma mère se maria etne revit plus Marcelle.

Mais, après deux ans d’exil, la belle aux yeuxd’or eut son pardon. Elle l’eut si bien qu’on la pria d’être mamarraine.

Dans l’intervalle, elle s’était mariée. Cela,je pense, avait beaucoup aidé au raccommodement. Marcelle adoraitson mari, un monstre de petit moricaud qui naviguait depuis l’âgede sept ans sur un navire de commerce, et que je soupçonnevéhémentement d’avoir fait la traite des noirs.

Comme il possédait des biens à Rio de Janeiro,il y emmena ma marraine.

Ma mère m’a dit souvent :

« Tu ne peux te figurer ce qu’était lemari de Marcelle :

un magot, un singe, un singe habillé de jaunedes pieds à la tête. Il ne parlait aucune langue. Il savaitseulement un peu de toutes, et s’exprimait par des cris, des gesteset des roulements d’yeux. Pour être juste, il avait des yeuxsuperbes.

Et ne crois pas, mon enfant, qu’il fût desîles, ajoutait ma mère ; il était Français, natif de Brest, etse nommait Dupont. » Il faut vous apprendre, en passant, quema mère disait  » les îles  » pour tout ce qui n’est pasl’Europe ; et cela désespérait mon père, auteur de diverstravaux d’ethnographie comparée.

« Marcelle, poursuivait ma mère, Marcelleétait folle de son mari. Dans les premiers temps, on avait toujoursl’air de les gêner en allant les voir. Elle fut heureuse pendanttrois ou quatre ans ; je dis heureuse parce qu’il faut tenircompte des goûts. Mais, pendant le voyage qu’elle fit en France…,tu ne te rappelles pas, tu étais trop petit.

– Oh ! maman, je me rappelleparfaitement.

– Eh bien, pendant ce voyage, son moricaudprit là-bas, dans les îles, d’horribles habitudes : ils’enivrait dans les cabarets de matelots avec des créatures. Ilreçut un coup de couteau. Au premier avis qu’elle en eut, Marcelles’embarqua. Elle soigna son mari avec cette ardeur superbe qu’ellemettait à tout. Mais il eut un vomissement de sang et mourut.

– Marcelle n’est-elle pas revenue enFrance ? Maman, pourquoi n’ai-je pas revu mamarraine ? » À cette question, ma mère répondit avecembarras.

« Étant veuve, elle connut à Rio deJaneiro des officiers de marine qui lui firent grand tort. Il nefaut pas penser du mal de Marcelle, mon enfant. C’est une femme àpart, qui n’agissait pas comme les autres. Mais il devenaitdifficile de la recevoir.

– Maman, je ne pense pas du mal deMarcelle ; dites-moi seulement ce qu’elle est devenue.

– Mon fils, un lieutenant de vaisseau l’aima,ce qui était bien naturel, et la compromit, parce qu’une si belleconquête flattait son amour-propre. Je ne te le nommerai pas ;il est aujourd’hui contre-amiral, et tu as dîné plusieurs fois aveclui.

– Quoi ! c’est V…, ce gros hommerougeaud ? Eh bien, maman, il raconte de jolies histoires defemmes, après dîner, cet amiral-là.

– Marcelle l’aima à la folie. Elle le suivaitpartout. Tu conçois, mon enfant, que je ne sais pas très bien cettehistoire-là. Mais elle finit d’une façon terrible. Ils étaient tousdeux en Amérique, je ne puis te dire exactement en quel endroit,parce que je n’ai jamais pu retenir les noms de la géographie.S’étant lassé d’elle, il la quitta sous quelque prétexte et revinten France. Tandis qu’elle l’attendait là-bas, elle apprit par unpetit journal de Paris qu’il se montrait au théâtre avec uneactrice. Elle n’y put tenir, et, bien que souffrant de la fièvre,elle s’embarqua. Ce fut son dernier voyage. Elle mourut à bord, monenfant, et ta pauvre marraine, cousue dans un drap, fut jetée à lamer. » Voilà ce que m’a conté ma mère. Je n’en sais pasdavantage. Mais, chaque fois que le ciel est d’un gris tendre etque le vent a des plaintes douces, ma pensée s’envole vers Marcelleet je lui dis :

« Pauvre âme en peine, pauvre âme errantsur l’antique océan qui berça les premières amours de la terre,cher fantôme, à ma marraine et ma fée, sois bénie par le plusfidèle de tes amoureux, par le seul, peut-être, qui se souvienneencore de toi ! Sois bénie pour le don que tu mis sur monberceau en t’y penchant seulement ; sois bénie pour m’avoirrévélé, quand je naissais à peine à la pensée, les tourmentsdélicieux que la beauté donne aux âmes avides de lacomprendre ; sois bénie par celui qui fut l’enfant que tusoulevas de terre pour chercher la couleur de ses yeux !

Il fut, cet enfant, le plus heureux, et, j’osedire, le meilleur de tes amis. C’est à lui que tu donnas le plus, àgénéreuse femme, car tu lui ouvris, avec tes deux bras, le mondeinfini des rêves. »

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