LE MIROIR DU MORT Agatha Christie

— Je ne suis pas sûr de vous comprendre…

— Monsieur Poirot, voulez-vous montrer à Mr Forbes la lettre que vous m’avez fait lire ?

Poirot se leva en silence et tendit la lettre à Mr Forbes en s’inclinant légèrement.

Mr Forbes la lut et haussa encore un peu plus les sourcils.

— Que voici une lettre étonnante ! Je comprends votre question, à présent. Eh bien, non, à ma connaissance, rien ne justifiait ce courrier.

— Sir Gervase ne vous a rien dit à ce sujet ?

— Rien du tout. Je trouve d’ailleurs cela très curieux.

— Il avait l’habitude de se confier à vous ?

— J’aime à croire qu’il se fiait à mon jugement.

— Et vous ne savez absolument pas à quoi cette lettre fait allusion ?

— Je ne voudrais pas me livrer à des spéculations hasardeuses.

Le major Riddle apprécia la subtilité de la réponse.

— Maintenant, Mr Forbes, peut-être pouvez-vous nous dire comment sir Gervase a disposé de ses biens ?

— Certainement. Je n’y vois aucune objection. Sir Gervase a laissé à sa femme une rente annuelle de six mille livres, imputable sur le revenu du domaine, ainsi que le choix entre Dower House et la maison de Lowndes Square, en ville, selon ses préférences. Il y a bien sûr différents legs, mais aucun de nature exceptionnelle. Le reste de ses biens revient à Ruth, sa fille adoptive, à condition que, si elle se marie, son époux prenne le nom de Chevenix-Gore.

— Il ne laisse rien à son neveu Mr Hugo Trent.

— Si. Un legs de cinq mille livres.

— Et je suppose que sir Gervase était riche ?

— Extrêmement riche. Outre son domaine, il possédait une énorme fortune personnelle. Bien sûr, il ne roulait plus autant sur l’or que par le passé. La majeure partie de ses investissements avaient souffert de la Crise. Par-dessus le marché, sir Gervase avait mis pas mal de liquidités dans une société, la Paragon Synthetic Rubber Substitute, dans laquelle le colonel Bury l’avait persuadé d’investir de fortes sommes.

— Ce n’était pas un conseil avisé ?

Mr Forbes soupira.

— Les militaires à la retraite sont les victimes rêvées quand ils se lancent dans des opérations financières. Leur crédulité excède de beaucoup celle des veuves – ce qui n’est pas peu dire.

— Mais ces investissements malheureux n’ont pas sérieusement affecté ses revenus ?

— Oh, non, pas sérieusement. Il était encore très riche.

— Quand ce testament a-t-il été rédigé ?

— Il y a deux ans.

— Ces dispositions n’étaient-elles pas injustes envers son neveu, Mr Hugo Trent ? murmura Poirot. Après tout, par le sang, c’est le parent le plus proche de sir Gervase.

Mr Forbes haussa les épaules.

— Il faut tenir compte, dans une certaine mesure, de l’histoire de la famille.

— Par exemple… ?

Mr Forbes paraissait peu désireux de continuer sur ce chapitre.

— Ne pensez pas que nous cherchons à tout prix à attiser de vieux scandales ou quoi que ce soit de ce genre, déclara le major Riddle. Mais cette lettre de sir Gervase à M. Poirot a besoin d’être expliquée.

— L’attitude de sir Gervase envers son neveu ne s’explique pas par un quelconque scandale, s’empressa de dire Mr Forbes. Tout simplement, sir Gervase a toujours pris très au sérieux son rôle de chef de famille. Il avait un frère cadet et une sœur. Son frère, Anthony Chevenix-Gore a été tué à la guerre. Sa sœur, Pamela, s’est mariée, ce que sir Gervase a désapprouvé. Ou plutôt, il estimait qu’elle aurait dû d’abord lui demander son consentement. Il pensait que la famille du capitaine Trent n’était pas d’un rang digne de s’allier aux Chevenix-Gore. Sa sœur n’avait fait que rire de son attitude. En conclusion de quoi sir Gervase n’a jamais aimé son neveu. C’est cette antipathie, je pense, qui l’a conduit à adopter un enfant.

— Il n’avait pas d’espoir d’en avoir un à lui ?

— Non. Ils ont eu un bébé mort-né environ un an après leur mariage. Les médecins ont prévenu lady Chevenix-Gore qu’elle ne pourrait pas avoir d’autres enfants. Deux ans après, ils ont adopté Ruth.

— Et qui était miss Ruth ? Comment en sont-ils arrivés à jeter leur dévolu sur elle ?

— C’était la fille de parents éloignés, je crois.

— Ça, je l’aurais deviné, dit Poirot en regardant les portraits de famille accrochés au mur. On peut voir qu’ils sont tous liés par le sang : le nez, la forme du menton… ces caractéristiques se retrouvent souvent sur le mur.

— Elle a aussi hérité de leur caractère, remarqua Mr Forbes, pince-sans-rire.

— J’en ai bien l’impression. Comment s’entendait-elle avec son père adoptif ?

— Comme vous pouvez le penser. Leurs volontés se heurtaient souvent avec fureur. Mais en dépit de ces querelles, une harmonie sous-jacente régnait entre eux.

— Néanmoins, elle lui causait des soucis ?

— Elle lui en causait sans cesse. Mais pas au point de le pousser au suicide, je peux vous l’assurer.

— Ah ! ça, non, bien sûr ! approuva Poirot. On ne se brûle pas la cervelle parce qu’on a une fille qui joue les fortes têtes ! Ainsi, mademoiselle hérite ! Sir Gervase n’a jamais songé à modifier son testament ?

Mr Forbes toussota pour masquer son trouble.

— Hum ! En fait, en arrivant ici, il y a deux jours, j’ai reçu des instructions de sir Gervase, pour la rédaction d’un nouveau testament.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? s’exclama le major Riddle en rapprochant sa chaise. Vous ne nous avez pas parlé de ça.

— Vous vous êtes bornés à me demander quels étaient les termes du testament de sir Gervase, répliqua Mr Forbes. J’ai répondu à votre question. Le nouveau testament n’était pas encore définitivement rédigé, et encore moins signé.

— Quelles en étaient les dispositions ? Cela peut nous éclairer sur l’état d’esprit de sir Gervase.

— En gros, elles étaient les mêmes qu’avant, mais miss Chevenix-Gore ne devait hériter qu’à la condition d’épouser Mr Hugo Trent.

— Ah, ah ! fit Poirot. Mais il y a là une différence fondamentale.

— Je n’approuvais pas cette clause, déclara Mr Forbes. Et je me suis senti obligé de lui faire remarquer qu’elle pouvait être contestée avec succès. Les tribunaux n’apprécient guère ces legs conditionnels. Mais, quoi qu’il en soit, sir Gervase y était décidé.

— Et si miss Chevenix-Gore – ou, incidemment, Mr Trent – refusait de s’y soumettre ?

— Si Mr Trent ne voulait pas épouser miss Chevenix-Gore, l’argent lui revenait à elle, sans condition. Mais s’il acceptait et si c’était elle qui refusait, c’est lui qui héritait de tout.

— Drôle d’histoire, marmonna Riddle.

Poirot se pencha et tapota le genou de l’homme de loi.

— Qu’est-ce qui se cache derrière tout ça ? Qu’est-ce que sir Gervase avait derrière la tête en posant cette condition ? Ce devait être quelque chose de bien précis… L’image d’un autre homme, peut-être… un homme qui ne lui plaisait pas. Je pense, Mr Forbes, que vous devez savoir de qui il s’agit.

— Je ne sais rien, monsieur Poirot, je vous l’assure.

— Mais vous pouvez risquer une supposition ?

— Je ne fais jamais de suppositions, répliqua Mr Forbes, scandalisé.

Il ôta son pince-nez et l’essuya avec un mouchoir de soie.

— Y a-t-il autre chose que vous souhaitiez encore savoir ? interrogea-t-il.

— Pas pour le moment, répondit Poirot. Pour ma part, tout au moins.

Avec l’air de penser qu’à son avis, cette part, c’était moins que rien, Mr Forbes attendit la réaction du chef de la police.

— Merci, Mr Forbes. Ce sera tout. J’aimerais, si possible, parler à miss Chevenix-Gore.

— Certainement. Je crois qu’elle est là-haut avec lady Chevenix-Gore.

— Ah, bon, dans ce cas, je m’entretiendrai d’abord avec – comment s’appelle-t-il déjà ? – Burrows, et avec la spécialiste en histoires de famille.

— Ils sont tous les deux dans la bibliothèque. Je vais les prévenir.

7

— Rude tâche, gémit le major Riddle après le départ du notaire. Soutirer des renseignements à ces vieux gardiens de la loi d’un autre âge, il y a de quoi devenir cinglé à son tour. Tout tourne autour de la fille, on dirait.

— Ça m’en a tout l’air, oui.

— Ah, voilà Burrows.

Godfrey Burrows entra avec l’empressement de qui brûle de se rendre utile. Son sourire – tempéré, avec tact, d’un soupçon de tristesse – ne découvrait qu’un petit peu trop de dents. Un sourire plus machinal que spontané.

— Nous désirons vous poser quelques questions, Mr Burrows.

— Certainement, major. Tout ce que vous voudrez.

— D’abord et avant tout, pour aller à l’essentiel, avez-vous une idée personnelle concernant le suicide de sir Gervase ?

— Rigoureusement aucune. J’ai subi là le plus grand choc de mon existence.

— Vous avez entendu le coup de feu ?

— Non. Je pense que je devais être dans la bibliothèque. J’étais descendu assez tôt pour aller chercher une référence dont j’avais besoin. Et comme la bibliothèque est à l’autre bout de la maison, il était exclu que j’entende quoi que ce soit.

— Il y avait quelqu’un avec vous dans la bibliothèque ? demanda Poirot.

— Pas un chat.

— Savez-vous où étaient les autres à ce moment-là ?

— Sans doute en haut, en train de s’habiller, pour la plupart.

— Quand vous êtes-vous rendu dans le salon ?

— Juste avant l’arrivée de M. Poirot. Tout le monde était là… à part sir Gervase, bien entendu.

— Avez-vous trouvé étrange qu’il n’y soit pas ?

— En fait, oui. Il était toujours au salon avant le premier coup de gong.

— Avez-vous remarqué un changement dans l’attitude de sir Gervase ces derniers temps ? Était-il soucieux ? Anxieux ? Déprimé ?

Godfrey Burrows réfléchit.

— Non…, je ne crois pas. Un peu… préoccupé, peut-être.

— Mais il n’avait pas l’air soucieux à propos de quelque chose de précis ?

— Oh, non.

— Pas de soucis financiers d’aucune sorte ?

— La mauvaise marche d’une société l’inquiétait un peu. La Paragon Synthetic Rubber Company, pour être précis.

— Qu’en disait-il au juste ?

Le sourire machinal de Godfrey Burrows réapparut aussi artificiel que précédemment.

— Eh bien, en fait, voilà ce qu’il disait : « Ce vieux Bury, c’est soit un imbécile, soit une fripouille. Je pencherais plutôt pour l’imbécile. Mais il faut que je le ménage, par égard pour Vanda. »

— Et pourquoi disait-il « par égard pour Vanda » ? s’enquit Poirot.

— Eh bien, vous voyez, lady Chevenix-Gore aimait beaucoup le colonel Bury, et lui l’adorait. Il la suivait partout, comme un petit chien.

— Sir Gervase n’était pas jaloux ?

— Jaloux ? s’exclama Burrows en riant. Sir Gervase jaloux ? Il n’aurait pas su comment s’y prendre ! Il n’aurait jamais pu se mettre dans la tête qu’on puisse lui préférer un autre homme. Une chose pareille, c’était inimaginable, vous comprenez ?

— J’ai comme l’impression que vous n’aimiez pas beaucoup sir Chevenix-Gore, murmura Poirot.

Burrows rougit.

— Oh, si ! Mais… ma foi, ce genre de choses paraît plutôt ridicule de nos jours.

— Quel genre de choses ?

— Eh bien, cette attitude féodale, si vous voulez. Son culte des ancêtres et son arrogance. Sir Gervase était un homme de valeur à bien des égards, et il avait eu une vie très intéressante, mais il aurait été encore plus intéressant s’il n’avait pas été si égocentrique et nombriliste.

— Sa fille partageait votre point de vue sur ce point ?

Burrows rougit de nouveau. Il vira au rouge brique, cette fois.

— Miss Chevenix-Gore me fait l’effet d’une jeune personne éprise de modernisme. Et il va de soi que je n’irais pas discuter de son père avec elle.

— Nos jeunes gens modernes remettent pourtant beaucoup leurs pères en question, justement, remarqua Poirot. Critiquer ses parents, c’est l’essence même du modernisme.

Burrows haussa les épaules.

— Et à part ça ? lui demanda le major Riddle. Rien de plus ? Pas d’autres soucis financiers ? Vous n’avez jamais entendu sir Gervase se plaindre d’avoir été escroqué ?

— Escroqué ? s’exclama Burrows, abasourdi. Oh, non !

— Et vous, personnellement, vous étiez en bons termes avec lui ?

— Certainement. Pourquoi pas ?

— C’est la question que je vous pose, Mr Burrows.

Le jeune homme prit un air maussade.

— Nous étions dans les meilleurs termes.

— Saviez-vous que sir Gervase avait écrit à M. Poirot pour lui demander de venir ?

— Non.

— D’habitude, sir Gervase écrivait ses lettres lui-même ?

— Non, il me les dictait presque toujours.

— Mais il ne l’a pas fait, cette fois-ci ?

— Non.

— Pourquoi, à votre avis ?

— Je n’en ai aucune idée.

— Vous ne voyez pas pour quelle raison il aurait écrit cette lettre lui-même ?

— Non, je ne vois pas.

— Ah ! fit le major Riddle, qui ajouta, sans appuyer : c’est curieux… Quand avez-vous vu sir Gervase pour la dernière fois ?

— Juste avant de m’habiller pour le dîner. Je lui avais apporté quelques lettres à signer.

— Comment était-il à ce moment-là ?

— Tout à fait normal. En fait, je dirais même qu’il paraissait très content de lui.

Poirot s’agita un peu sur son siège.

— Ah ! fit-il. Ainsi, vous avez eu cette impression ? Il se réjouissait de quelque chose ? Et pourtant, peu de temps après, il se tire une balle dans la tête. C’est bizarre, ça !

Burrows haussa les épaules.

— Je n’ai fait état que d’une impression tout ce qu’il y a de plus personnelle.

— Oui, bien sûr, mais elle n’en a pas moins infiniment de valeur. Après tout, vous êtes sans doute la dernière personne à avoir vu sir Gervase vivant.

— C’est Snell qui a été le dernier à le voir.

— À le voir, certes, mais pas à lui parler.

Burrows ne releva pas.

— À quelle heure êtes-vous monté vous habiller pour le dîner ? demanda Riddle.

— Vers 7 h 05.

— Que faisait sir Gervase ?

— Il était dans son bureau quand je l’ai quitté.

— Combien de temps mettait-il à se changer, d’habitude ?

— Il se donnait généralement trois bons quarts d’heure.

— Donc, si le dîner était à 8 heures un quart, il aurait dû monter à 7 heures et demie au plus tard ?

— Sans doute.

— Vous-même, vous êtes allé vous changer de bonne heure ?

— Oui, je l’ai fait pour pouvoir aller chercher dans la bibliothèque des renseignements dont j’avais besoin.

Poirot hocha la tête d’un air songeur.

— Eh bien, ce sera tout pour le moment, déclara Riddle. Voulez-vous nous envoyer miss… euh… Machin-chouette ?

La petite miss Lingard entra presque aussitôt d’un pas léger. Elle portait plusieurs chaînes en sautoir qui tintèrent quand elle s’assit. Elle regarda tour à tour les deux hommes d’un air interrogateur.

— Tout cela est bien… euh… triste, miss Lingard, commença le major Riddle.

— Très triste, en effet, répondit miss Lingard ainsi qu’il convient en pareil cas.

— Vous êtes dans cette maison depuis… quand ?

— Environ deux mois. Sir Gervase avait écrit à un de ses amis au Museum – le colonel Fortheringay – et le colonel Fortheringay m’a recommandée à lui. J’avais déjà effectué pas mal de travaux de recherche historique.

— Avez-vous trouvé difficile de travailler avec sir Gervase ?

— Pas vraiment. Bien sûr, il fallait le ménager un peu. Mais c’est toujours le cas avec les hommes.

Avec le sentiment désagréable que miss Lingard était en train de le ménager, le major Riddle poursuivit :

— Vous deviez aider sir Gervase à écrire son livre ?

— Oui.

— En quoi consistait ce travail ?

L’espace d’un instant, miss Lingard eut l’air presque humaine.

— En fait, vous savez, cela consistait à écrire le livre ! répondit-elle, l’œil brillant. Je rassemblais la documentation, je faisais des annotations, je préparais la matière de l’ouvrage. Et puis, ensuite, je révisais tout ce que sir Gervase avait écrit.

— Il a dû vous falloir une bonne dose de tact, mademoiselle, remarqua Poirot.

— De tact et de fermeté. Il faut les deux.

— Et sir Gervase acceptait de bon gré votre… euh… fermeté ?

— Bien sûr. Évidemment, je lui faisais valoir qu’il n’avait pas à se casser la tête avec des broutilles.

— Ah, oui, je comprends.

— Ça n’avait rien de sorcier, au fond, poursuivit miss Lingard. Quand on savait le prendre, sir Gervase était facile à manœuvrer.

— Maintenant, miss Lingard, avez-vous connaissance de quoi que ce soit qui pourrait éclairer cette tragédie ?

— J’ai bien peur que non. Évidemment, il ne se serait jamais confié à moi. J’étais une étrangère. Et de toute façon, je suis persuadée qu’il était bien trop fier pour parler à quiconque de ses problèmes familiaux.

— Vous estimez donc que ce sont des problèmes familiaux qui l’ont poussé à mettre fin à ses jours ?

Miss Lingard eut l’air plutôt surprise.

— Mais cela va de soi ! Vous avez une autre explication ?

— Vous êtes certaine qu’il était préoccupé par des problèmes familiaux ?

— Je sais qu’il était très tourmenté.

— Ah, vous savez ça ?

— Évidemment !

— Dites-moi, mademoiselle, a-t-il abordé ce sujet avec vous ?

— Pas de manière explicite.

— Que vous a-t-il dit ?

— Laissez-moi réfléchir. J’ai trouvé qu’il n’avait pas l’air de comprendre un traître mot de ce que je lui disais…

— Un instant. Je vous demande pardon. C’était quand ça ?

— Cet après-midi. Nous travaillions d’habitude de 3 à 5.

— Continuez, je vous en prie.

— Comme je le disais, sir Gervase avait du mal à se concentrer… d’ailleurs, il l’a reconnu lui-même, et il a ajouté que son esprit était la proie de plusieurs graves problèmes. Et il a dit aussi… attendez… quelque chose comme (je ne suis pas certaine que ce soit les mots exacts) : « C’est une chose terrible, miss Lingard, que de voir le déshonneur s’abattre sur une famille qui faisait l’orgueil de son pays. »

— Et qu’avez-vous répondu ?

— Oh, deux ou trois banalités destinées à l’apaiser. Je crois que je lui ai dit que chaque génération produisait son lot de vauriens, que c’était une des rançons de la grandeur, mais que la postérité se rappelait rarement leurs faiblesses.

— Et ça l’a calmé, comme vous l’espériez ?

— Plus ou moins. Nous nous sommes replongés dans la vie de sir Roger Chevenix-Gore. J’avais découvert qu’on faisait allusion à lui dans un manuscrit contemporain. Mais l’esprit de sir Gervase vagabondait. À la fin, il a déclaré forfait pour l’après-midi. Il m’a dit qu’il avait eu un choc.

— Un choc ?

— C’est ce qu’il a dit. Évidemment, je n’ai pas posé de questions. Je me suis bornée à répondre : « J’en suis navrée, sir Gervase. » Ensuite, il m’a demandé de prévenir Snell que M. Poirot allait arriver, qu’il fallait repousser le dîner à 8 heures un quart et envoyer la voiture au train de 19 h 15.

— Il vous demandait souvent de veiller sur ce genre de dispositions ?

— Ma foi… non. C’était l’affaire de Mr Burrows. Je ne m’occupais que de mes travaux littéraires. Je n’étais pas une secrétaire, quelle que soit l’acception que l’on donne à ce mot.

— Vous pensez que sir Gervase avait une raison particulière de vous demander à vous plutôt qu’à Mr Burrows, de transmettre ses ordres ? demanda Poirot.

Miss Lingard réfléchit.

— Ma foi, il a peut-être eu… Je n’y ai pas songé sur le moment. Je me suis contentée de me dire que ça s’était trouvé comme ça. Mais maintenant que j’y pense, c’est vrai qu’il m’avait demandé de ne parler à personne de l’arrivée de M. Poirot. Cela devait être une surprise, avait-il même ajouté.

— Tiens ! c’est ce qu’il a dit ? Très curieux, très intéressant. Et en avez-vous parlé à quelqu’un ?

— Évidemment pas, monsieur Poirot. J’ai dit à Snell de reculer le dîner et d’envoyer le chauffeur chercher un monsieur qui arrivait par le train de 19 h 15.

— Sir Gervase a-t-il dit autre chose qui pourrait avoir un rapport avec la situation ?

Miss Lingard réfléchit.

— Non… je ne crois pas… il était très tendu… je me souviens qu’au moment où je partais il a dit : « Non que sa venue serve à quelque chose, maintenant. Il est trop tard. »

— Vous n’avez pas idée de ce qu’il entendait par là ?

— N… non.

Il n’y avait guère eu qu’un soupçon d’hésitation sur cette dénégation.

— Trop tard, répéta Poirot, le sourcil froncé. C’est bien ce qu’il a dit ? Trop tard…

Le major Riddle intervint :

— Vous n’avez aucune idée de ce qui tourmentait tellement sir Gervase ?

Miss Lingard prit son temps pour répondre :

— J’incline à penser que c’était en rapport avec Mr Hugo Trent.

— Mr Hugo Trent ? Qu’est-ce qui vous fait croire ça ?

— Ma foi, rien de bien précis, mais hier après-midi nous en étions venus à aborder sir Hugo de Chevenix – qui, disons-le tout net, ne s’est guère montré à son avantage pendant la Guerre des Deux Roses – et sir Gervase a grommelé : « Et ma sœur qui choisit justement ce prénom-là pour son fils ! C’est un prénom qui n’a jamais réussi à notre famille. Elle aurait dû savoir qu’un Hugo ne donnerait jamais rien de bon. »

— Ce que vous nous dites-là donne à réfléchir, remarqua Poirot. Oui, cela me suggère une nouvelle idée.

— Sir Gervase n’a rien indiqué de plus précis ? demanda le major Riddle.

Miss Lingard secoua la tête.

— Non, et il aurait été mal venu de ma part de poser des questions. En réalité, sir Gervase se parlait à lui-même. Il ne s’adressait pas vraiment à moi.

— Évidemment.

— Mademoiselle, intervint Poirot, vous qui êtes étrangère à la famille mais qui résidez ici depuis deux mois, si vous nous donniez franchement vos impressions sur la maisonnée ? Je suis certain que cela nous serait d’une extrême utilité.

Miss Lingard ôta son pince-nez et cligna des paupières, pensive.

— Pour être tout à fait franche, je me suis crue, au début, tombée dans une maison de fous ! Avec d’un côté, lady Chevenix-Gore qui voyait sans cesse des choses qu’elle était seule à voir, et de l’autre sir Gervase qui se comportait comme… comme un roi, et qui se mettait lui-même en scène de façon extravagante… Je me voyais vraiment chez les gens les plus bizarres que j’avais jamais rencontrés. Bien sûr, miss Chevenix-Gore était tout à fait normale, et je me suis vite aperçue que lady Chevenix-Gore était une femme d’une grande bonté et d’une extrême gentillesse. Personne n’aurait pu être aussi bon et gentil qu’elle avec moi. Quant à sir Gervase… ma foi, je pense vraiment qu’il était bel et bien fou. Son égocentrisme – c’est le mot, je crois ? – empirait de jour en jour.

— Et les autres ?

— J’imagine que la vie n’était pas toujours rose pour Mr Burrows. Je pense qu’il n’était pas fâché de nous voir occupés à ce livre, ce qui lui permettait de respirer un peu. Le colonel Bury était toujours charmant. Il se mettait en quatre pour lady Chevenix-Gore et savait très bien s’y prendre avec sir Gervase. Mr Trent, Mr Forbes et miss Cardwell ne sont là que depuis quelques jours alors, forcément, je ne sais pas grand-chose sur leur compte.

— Merci, mademoiselle. Et le capitaine Lake, celui qui gère le domaine ?

— Oh, il est très adorable. Il plait à tout le monde.

— Il plaisait aussi à sir Gervase ?

— Oh, oui. Je l’ai entendu dire que Lake était le meilleur régisseur qu’il ait jamais eu. Bien sûr, le capitaine Lake devait en voir de toutes les couleurs avec sir Gervase, mais dans l’ensemble, il s’en tirait très bien. Et Dieu sait que ce n’était pas facile.

Pensif, Poirot hocha la tête et murmura :

— Je voulais vous demander quelque chose… quelque chose qui m’était venu à l’esprit… un détail… De quoi pouvait-il bien s’agir ?

Patiente, miss Lingard ne broncha pas.

Poirot secoua la tête, vexé.

— Zut ! Je l’ai sur le bout de la langue !

Le major Riddle attendit lui aussi une minute. Puis comme Poirot, perplexe, continuait à froncer les sourcils, il poursuivit l’interrogatoire.

— Quand avez-vous vu sir Gervase pour la dernière fois ?

— À l’heure du thé, ici même.

— Comment était-il alors ? Normal ?

— Aussi normal qu’il pouvait l’être.

— L’atmosphère était tendue ?

— Non, tout le monde était comme d’habitude.

— Où sir Gervase est-il allé après le thé ?

— Il a emmené Mr Burrows avec lui dans son bureau, comme toujours.

— Et c’est la dernière fois que vous l’avez vu ?

— Oui. Je suis allée dans le cabinet où je travaille et j’ai tapé un chapitre à partir de notes que j’avais revues avec sir Gervase. À 7 heures, je suis montée me reposer et m’habiller pour le dîner.

— Vous avez entendu le coup de feu, si j’ai bien compris ?

— Oui. J’étais ici. J’ai entendu un bruit qui ressemblait à une détonation et je suis sortie dans le hall. Il y avait là Mr Trent et miss Cardwell. Mr Trent a demandé à Snell s’il y avait du champagne au dîner, et ils en ont plaisanté. Il ne nous est pas venu à l’idée de prendre la chose au sérieux. Nous étions sûrs qu’il s’agissait du pot d’échappement d’une voiture.

— Avez-vous entendu Mr Trent dire qu’il restait encore l’hypothèse du meurtre ? demanda Poirot.

— Je crois qu’il a dit quelque chose dans ce genre-là – en plaisantant, bien sûr.

— Que s’est-il passé ensuite ?

— Nous sommes tous entrés ici.

— Vous souvenez-vous dans quel ordre les autres étaient descendus ?

— Miss Chevenix-Gore a été la première, je pense, suivie de Mr Forbes. Puis le colonel Bury et lady Chevenix-Gore ensemble, et Mr Burrows tout de suite après. Mais je n’en suis pas sûre parce qu’ils sont plus ou moins arrivés tous en même temps.

— Rassemblés par le premier coup de gong ?

— Oui. On se dépêchait toujours quand on l’entendait. Le soir, sir Gervase était terriblement pointilleux sur l’heure.

— Et lui, à quelle heure descendait-il généralement ?

— Il était presque toujours dans le salon avant le premier coup de gong.

— Avez-vous été surprise qu’il n’y soit pas, cette fois-ci ?

— Très.

— Ah, j’y suis ! s’écria Poirot.

Comme les deux autres le regardaient d’un air interrogateur, il poursuivit :

— Je me souviens de ce que je voulais vous demander. Ce soir, mademoiselle, alors que nous nous dirigions tous vers le bureau après avoir appris par Snell qu’il était fermé à clef, vous vous êtes arrêtée pour ramasser quelque chose.

— Moi ?

Miss Lingard paraissait très étonnée.

— Oui, juste au coin du corridor qui mène au bureau. Quelque chose de petit et de brillant.

— C’est incroyable… je ne m’en souviens pas. Ah, mais si… attendez une minute ! Je n’y pensais plus. Laissez-moi voir… il doit être là-dedans.

Elle ouvrit son sac en satin noir et en versa le contenu sur une table.

Poirot et le major Riddle examinèrent ces objets avec intérêt. Il y avait là deux mouchoirs, un poudrier, un petit trousseau de clefs, un étui à lunettes… et un objet sur lequel Poirot se précipita.

— Nom de nom ! Une balle ! s’écria le major.

L’objet avait en effet la forme d’une balle, mais ce n’était, tout compte fait, qu’un petit porte-mine.

— Voilà ce que j’ai ramassé, expliqua miss Lingard. Je l’avais complètement oublié.

— Savez-vous à qui il appartient, miss Lingard ?

— Oh oui, au colonel Bury. Il l’a fait exécuter à partir d’une balle qui l’avait frappé… ou plutôt qui ne l’avait pas frappé – si vous voyez ce que je veux dire – pendant la guerre en Afrique du Sud.

— Quand l’avez-vous vu en sa possession pour la dernière fois ?

— Il l’avait cet après-midi quand ils ont joué au bridge. J’avais remarqué qu’il s’en servait pour marquer les scores quand je suis arrivée pour le thé.

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