LE MIROIR DU MORT Agatha Christie

— Oui, c’est bien ça.

Poirot le passa à Carrington.

— Aviez-vous remarqué ce papier sur le bureau ?

Sir George le tint à bout de bras, puis chaussa son pince-nez.

— Oui, c’est exact. Moi aussi j’ai feuilleté les documents. Celui-ci se trouvait sur le dessus.

Poirot hocha la tête, songeur. Il remit le papier sur le bureau. Mayfield le regardait faire, un peu déconcerté.

— Si vous n’avez pas d’autres questions…, commença-t-il.

— Mais si, il y a encore une question. C’est Carlile la question.

Les couleurs de lord Mayfield montèrent d’un ton.

— Carlile, monsieur Poirot, est au-dessus de tout soupçon ! Il est mon secrétaire personnel depuis neuf ans. Il a accès à tous mes papiers, et je vous ferais remarquer qu’il aurait pu aisément faire une copie de ces plans et un relevé des caractéristiques techniques de l’appareil sans que personne n’y voie que du feu.

— Je le reconnais, dit Poirot. Si c’était lui le coupable, il n’aurait pas eu besoin d’une mise en scène aussi grossière.

— De toute façon, dit lord Mayfield, je suis sûr de Carlile. Je réponds de lui.

— Carlile, décréta Carrington d’un ton bourru, est tout ce qu’il y a de bien.

Poirot écarta gracieusement les mains.

— Et cette Mrs Vanderlyn… elle est tout ce qu’il y a de mal ?

— C’est une bonne femme redoutable, gronda sir George.

— Je pense, monsieur Poirot, que les… euh… activités de Mrs Vanderlyn ne laissent place à aucun doute, déclara lord Mayfield sur un ton plus mesuré. Le Foreign Office peut vous donner des informations précieuses à ce sujet.

— Et la femme de chambre, d’après vous, est complice de sa patronne ?

— Sans aucun doute, dit sir George.

— Cela paraît plausible, déclara lord Mayfield, plus prudent.

Un silence suivit. Poirot soupira et arrangea machinalement quelques objets sur la table, à sa droite. Puis il reprit :

— Je présume que ces documents valent de l’argent ? Autrement dit, qu’on peut obtenir une grosse somme en liquide contre ces papiers ?

— À condition d’aller frapper à la bonne porte, oui.

— Par exemple ?

Sir George mentionna deux puissances européennes.

Poirot hocha la tête.

— Tout le monde le sait, je suppose ?

— Mrs Vanderlyn le sait certainement.

— J’ai dit, tout le monde ?

— Je suppose, oui.

— N’importe qui, doté d’un minimum d’intelligence, saurait apprécier la valeur de ces plans ?

— Oui, mais monsieur Poirot…

Lord Mayfield paraissait très mal à l’aise. Poirot l’arrêta d’un geste.

— Je ne fais qu’explorer toutes les avenues, comme vous dites en anglais.

Soudain, il se releva, enjamba lestement l’appui de fenêtre et, muni d’une torche électrique, alla examiner le gazon au pied de la terrasse.

Les deux hommes l’observaient.

Il revint par le même chemin, s’assit et demanda :

— Dites-moi, lord Mayfield, ce malfaiteur, ce rôdeur de l’ombre, vous ne lui avez pas donné la chasse ?

Lord Mayfield haussa les épaules.

— Au bout du parc, il pouvait retrouver la grande route. Si une voiture l’attendait, il aurait vite été hors d’atteinte.

— Mais la police de la route ? Et les services de sécurité ?

— Vous négligez un point, monsieur Poirot, intervint sir George. Il est hors de question de risquer la moindre publicité autour de cette affaire. Si le vol de ces plans venait à être connu du grand public, ce serait désastreux pour le Parti.

— Où avais-je la tête ? dit Poirot. N’oublions pas la sacro-sainte politique ! La plus grande discrétion est de rigueur. C’est la raison pour laquelle vous avez fait appel à moi. Bah ! voilà qui rendra sans doute les choses plus simples.

— Vous escomptez réussir, monsieur Poirot ? demanda lord Mayfield, un rien sceptique.

— Pourquoi pas ? Il suffit de raisonner… de réfléchir.

Il s’arrêta un instant, puis reprit :

— J’aimerais parler à Mr Carlile, à présent.

— Cela va de soi, dit lord Mayfield en se levant. Je lui ai demandé d’attendre. Il ne doit pas être loin.

Il sortit de la pièce.

Poirot regarda sir George.

— Eh bien, fit-il. Et cet homme sur la terrasse ?

— Mon cher monsieur Poirot. Ne me demandez rien ! Je ne l’ai pas vu, comment voulez-vous que je vous le décrive ?

Poirot se pencha vers lui.

— Vous me l’avez déjà dit. Mais ce n’est pas tout à fait ça.

— Qu’entendez-vous par là ? grommela sir George.

— Votre incrédulité a – comment dire ? – des fondements plus profonds.

Sir George allait parler. Il se ravisa.

— Mais si ! insista Poirot. Revenons sur ce point. Vous vous trouvez tous deux à l’extrémité de la terrasse. Lord Mayfield voit une ombre se glisser dehors par la fenêtre et s’éloigner sur la pelouse. Comment se fait-il que vous n’ayez rien vu ?

— C’est bien là le hic, monsieur Poirot, et vous avez mis le doigt dessus. Ça n’a pas cessé de me turlupiner depuis. Voyez-vous, j’aurais juré que personne n’était passé par cette fenêtre. Je m’étais dit que Mayfield avait dû rêver, voir une branche bouger ou quelque chose dans ce goût-là. Mais quand nous sommes rentrés et que nous avons découvert le vol, cela m’a paru prouver qu’il avait vu juste et que c’était moi qui avais tort. Et pourtant…

Poirot sourit.

— Et pourtant, au plus profond de vous-même, vous croyez au témoignage – au témoignage négatif – de vos propres yeux ?

— Vous avez raison, monsieur Poirot, j’y crois.

— C’est la sagesse même.

— Il n’y avait pas d’empreintes dans le gazon ? maugréa sir George.

Poirot secoua la tête.

— Lord Mayfield croit apercevoir une ombre. Puis on découvre le vol et il en devient sûr, il en donnerait sa tête à couper : ce n’est pas de l’imagination, il a bel et bien vu quelqu’un. Seulement… seulement voilà, ce n’est pas le cas. Pour ma part, je ne m’intéresse pas outre mesure aux empreintes et autres fariboles, mais nous avons quand même là une preuve négative. Il n’y avait pas trace de pas dans le gazon. Il avait beaucoup plu hier soir. Si un homme était passé de la terrasse sur le gazon, il aurait laissé des empreintes.

Sir George écarquilla les yeux.

— Mais alors…

— Cela nous ramène à cette maison. Aux occupants de cette maison.

Il s’interrompit car lord Mayfield entrait, accompagné de Mr Carlile.

Bien qu’encore pâle et inquiet, le secrétaire s’était ressaisi. Il s’assit, rajusta son pince-nez et regarda Poirot d’un air interrogateur.

— Depuis combien de temps étiez-vous dans ce bureau lorsque vous avez entendu crier, jeune homme ?

Carlile réfléchit.

— Entre cinq et dix minutes, me semble-t-il.

— Et avant ça, vous n’aviez perçu aucune agitation particulière ?

— Non.

— Si j’ai bien compris, les invités ont passé la majeure partie de la soirée dans une seule pièce ?

— Oui, dans le salon.

Poirot consulta son carnet de notes.

— Sir George Carrington et sa femme. Mrs Macatta. Mrs Vanderlyn. Mr Reggie Carrington. Lord Mayfield et vous-même. C’est bien ça ?

— Personnellement, je n’étais pas dans le salon. Je suis resté ici à travailler presque tout le temps.

— Qui est allé se coucher en premier ? demanda Poirot à lord Mayfield.

— Lady Julia Carrington, je crois. Ou plutôt, les trois femmes sont parties ensemble.

— Et ensuite ?

— Mr Carlile est entré et je lui ai demandé de préparer les documents car sir George et moi n’allions pas tarder à venir.

— C’est alors que vous avez décidé de faire un tour sur la terrasse ?

— En effet.

— Avez-vous parlé de votre intention de travailler dans le bureau à portée de voix de Mrs Vanderlyn ?

— Nous y avons fait allusion, oui.

— Mais elle n’était pas présente quand vous avez demandé à Mr Carlile de sortir les papiers ?

— Non.

— Excusez-moi, lord Mayfield, intervint Carlile. Juste après que vous m’ayez dit ça, nous nous sommes heurtés sur le seuil. Elle était revenue chercher un livre.

— Et vous pensez qu’elle aurait pu entendre ?

— C’est une éventualité, oui.

— Elle est revenue chercher un livre, médita Poirot. Lui avez-vous trouvé son livre, lord Mayfield ?

— Oui, Reggie le lui a donné.

— Ha ! ha ! c’est un truc vieux comme le monde, cette histoire de revenir parce qu’on a oublié un livre. Ça marche à tous les coups.

— Vous pensez que c’était prémédité ?

Poirot haussa les épaules.

— Et après ça, vous êtes sortis tous deux sur la terrasse. Et Mrs Vanderlyn ?

— Elle est repartie avec son livre.

— Et le jeune Reggie ? Il est allé se coucher, lui aussi ?

— Oui.

— Ensuite, Mr Carlile vient ici, et au bout de cinq à dix minutes, il entend un cri. Continuez, Mr Carlile. Vous entendez un cri et vous sortez dans le hall. Ah ! ce serait peut-être plus simple si vous refaisiez exactement les mêmes gestes.

Mr Carlile se leva, un peu gêné.

— Voilà, je crie, dit Poirot pour l’aider.

Il ouvrit la bouche et émit un bêlement aigu. Lord Mayfield tourna la tête pour cacher un sourire. Carlile, lui, paraissait mal à l’aise.

— Allez ! En avant, marche ! s’écria Poirot. Je vous ai donné le signal.

Mr Carlile marcha avec raideur jusqu’à la porte, l’ouvrit et sortit. Poirot le suivit, les deux autres dans son sillage.

— Avez-vous refermé la porte ou l’avez-vous laissée ouverte ?

— Je ne m’en souviens plus. Je pense que j’ai dû la laisser ouverte.

— Peu importe. Continuez.

Toujours aussi raide, Mr Carlile gagna le pied de l’escalier et y resta planté, la tête levée.

— Vous avez dit que la femme de chambre était dans l’escalier. À quelle hauteur ?

— Vers le milieu.

— Et elle avait l’air bouleversée ?

— Complètement bouleversée.

— Eh bien, je suis la bonne, déclara Poirot en gravissant les marches avec légèreté. À peu près ici ?

— Une ou deux marches plus haut.

— Comme ça ?

Poirot pris la pose.

— Ma foi, euh… Non, pas tout à fait.

— Comment, alors ?

— Eh bien… elle se tenait la tête à deux mains.

— Ah, la tête et les mains ! C’est très intéressant. Comme ça ?

Poirot leva les bras et posa ses mains sur sa tête, juste au-dessus de chaque oreille.

— Oui, c’est ça.

— Tiens, tiens ! Et dites-moi, Mr Carlile, elle est jolie, oui ?

— Je vous garantis que je n’ai pas remarqué, répondit-il d’un ton gourmé.

— Tiens donc ! Vous n’avez pas remarqué ? Pourtant vous êtes jeune. Est-ce qu’un jeune homme ne remarque pas si une fille est jolie ou non ?

Carlile jeta un regard de détresse à son patron. Sir George Carrington se mit à rire.

— Monsieur Poirot semble vouloir faire de vous un joyeux drille, Carlile !

— Moi, si une fille est jolie, je le remarque toujours, affirma Poirot en redescendant.

Mr Carlile accueillit cette observation avec un silence réprobateur.

— C’est alors qu’elle vous a déclaré avoir aperçu un fantôme ? poursuivit Poirot.

— Oui.

— Vous avez cru à son histoire ?

— Pas vraiment, monsieur Poirot.

— Je ne vous demande pas si vous croyez aux fantômes. Ce que je veux dire, c’est si vous vous êtes dit tout de suite que cette fille croyait réellement avoir vu quelque chose ?

— Oh, ça alors, je n’en sais rien. En tout cas, elle haletait et avait l’air bouleversée.

— Avez-vous vu ou entendu sa maîtresse ?

— En fait, oui. Elle est sortie de sa chambre et a appelé de la galerie : « Léonie ! »

— Et alors ?

— La fille est remontée en courant et je suis retournée dans le bureau.

— Pendant que vous étiez ici, en bas de l’escalier, quelqu’un aurait-il pu entrer dans le bureau par la porte que vous aviez laissée ouverte ?

Carlile secoua la tête.

— Non, pas sans passer devant moi. Comme vous voyez, la porte du bureau est au bout du corridor.

Songeur, Poirot hocha la tête. Carlile poursuivit, de sa voix nette et précise :

— Je dois avouer que je suis très reconnaissant à lord Mayfield d’avoir vu le voleur passer par la fenêtre. Sinon, je me serais trouvé dans une fâcheuse position.

— C’est absurde, mon cher Carlile, coupa lord Mayfield avec impatience. On ne peut en aucun cas vous soupçonner.

— Vous êtes trop aimable, lord Mayfield, mais les faits sont les faits, et je vois bien qu’ils jouent contre moi. De toute façon, j’espère que je serai fouillé, moi et mes affaires.

— Absurde, mon cher, dit Mayfield.

— Vous l’espérez sérieusement ? demanda Poirot.

— Je préférerais infiniment.

Poirot le regarda un instant d’un air songeur et murmura :

— Je comprends…

Puis il demanda :

— Où se situe la chambre de Mrs Vanderlyn par rapport au bureau ?

— Juste au-dessus.

— Avec une fenêtre donnant sur la terrasse ?

— Oui.

Poirot hocha de nouveau la tête.

— Allons dans le salon, dit-il.

Il arpenta la pièce, vérifia la fermeture des portes-fenêtres, jeta un coup d’œil sur les marques de bridge et, finalement, s’adressa à lord Mayfield.

— Cette affaire, dit-il, est plus compliquée qu’il n’y paraît. Mais une chose est sûre : les plans n’ont pas quitté la maison.

Lord Mayfield haussa les épaules :

— Mais, mon cher monsieur Poirot, l’homme que j’ai vu sortir du bureau…

— Cet homme n’existe pas.

— Mais je l’ai vu…

— Avec tout le respect que je vous dois, lord Mayfield, vous avez cru le voir. L’ombre d’une branche vous aura trompé. Et le fait qu’il y ait eu vol vous aura conforté dans cette idée.

— Tout de même, monsieur Poirot, le témoignage de mes propres yeux…

— Je parie ma vue contre la vôtre quand vous voudrez, mon vieux, intervint sir George.

— Permettez-moi d’être affirmatif sur ce point, lord Mayfield. Personne n’est passé de la terrasse sur la pelouse.

Pâle et guindé, Mr Carlile intervint :

— Dans ce cas, si M. Poirot a raison, les soupçons retombent automatiquement sur moi. Je suis la seule personne qui ait pu commettre ce vol.

Lord Mayfield se leva d’un bond.

— Ridicule. Quoi qu’en pense M. Poirot, je ne suis pas d’accord avec lui. Je suis convaincu de votre innocence, mon cher Carlile. Je suis prêt à m’en porter garant.

— Mais je n’ai jamais dit que je soupçonnais Mr Carlile, protesta Poirot avec douceur.

— Non, mais vous avez très bien démontré que personne d’autre n’avait pu commettre ce vol, riposta Carlile.

— Du tout, mon bon ! Du tout !

— Mais je vous ai dit que personne n’était passé dans l’entrée ni allé vers la porte du bureau.

— Je suis d’accord. Mais quelqu’un aurait pu entrer par la fenêtre du bureau.

— Mais vous venez justement de dire que cela ne s’était pas passé comme ça !

— Non, j’ai dit que personne, depuis l’extérieur, n’aurait pu entrer et repartir sans laisser de traces sur la pelouse. Mais la partie était jouable depuis l’intérieur de la maison… Quelqu’un pouvait enjamber la fenêtre de sa chambre, se faufiler sur la terrasse, pénétrer par la fenêtre du bureau, et repartir ensuite par le même chemin.

— Mais lord Mayfield et sir George se trouvaient justement sur la terrasse, objecta Mr Carlile.

— Ils étaient sur la terrasse, oui, mais ils se promenaient. On peut sans nul doute faire confiance aux yeux de sir George Carrington, déclara Poirot avec une courbette, mais il n’en a pas derrière la tête ! La fenêtre du bureau est à l’extrême gauche de la terrasse, ensuite viennent celles du salon, mais la terrasse se prolonge à droite et passe devant une, deux, trois, peut-être quatre pièces ?

— La salle à manger, la salle de billard, le petit salon et la bibliothèque, précisa lord Mayfield.

— Et combien d’aller et retour avez-vous effectués sur la terrasse ?

— Au moins cinq ou six.

— Vous voyez, ce n’est pas difficile, le voleur n’avait qu’à attendre le bon moment !

— Vous voulez dire que pendant que j’étais dans le hall avec la Française, le voleur attendait dans le salon ? articula Carlile.

— C’est ma première hypothèse. Mais ce n’est, bien sûr, qu’une hypothèse.

— Cela ne me paraît pas très vraisemblable, remarqua lord Mayfield. Trop aléatoire.

— Je ne suis pas de votre avis, Charles, décréta le chef des Forces aériennes. C’est tout ce qu’il y a de possible. Je me demande pourquoi je n’y ai pas songé moi-même.

— Maintenant vous comprenez pourquoi j’estime que les plans sont toujours dans la maison, déclara Poirot. Le problème est à présent de les trouver !

— Rien de plus facile, grommela sir George. Fouillons tout le monde.

Lord Mayfield allait protester quand Poirot le devança :

— Non, non, ce n’est pas aussi simple que ça. Le voleur aura prévu cette fouille et se sera assuré que les plans sont à l’abri et que l’on ne pourra pas les retrouver dans ses affaires. Ils sont certainement cachés en terrain neutre.

— Nous proposez-vous de jouer à cache-cache dans toute cette satanée baraque ?

Poirot sourit.

— Non, non, pas de méthode aussi grossière. Nous pouvons découvrir la cachette – ou l’identité du coupable – en réfléchissant. Cela simplifiera les choses. Au matin, j’aimerais interroger tous les habitants de cette maison. Il serait mal avisé, je pense, de le faire maintenant.

Lord Mayfield hocha la tête.

— Si nous tirions tout le monde du lit à 3 heures du matin, reconnut-il, cela provoquerait trop de commentaires. De toute façon, vous allez devoir procéder à des opérations de camouflage, monsieur Poirot. L’affaire ne doit pas venir au grand jour.

Poirot balaya l’objection de la main.

— Comptez sur Hercule Poirot. Les mensonges que j’invente sont toujours des plus subtils et des plus convaincants. Je commencerai donc mon enquête demain. Mais ce soir, j’aimerais avoir un entretien avec vous, sir George, et avec vous, lord Mayfield, dit-il en s’inclinant devant eux.

— Vous voulez dire… seul à seul ?

— Oui, c’est bien ainsi que je l’entendais.

Lord Mayfield sourcilla quelque peu.

— Très bien, concéda-t-il enfin. Je vous laisse seul avec sir George. Quand vous aurez besoin de moi, vous me trouverez dans mon bureau. Venez Carlile.

Son secrétaire et lui sortirent en refermant la porte sur eux.

Sir George s’assit, prit machinalement une cigarette et regarda Poirot d’un air intrigué.

— Je ne comprends pas très bien où vous voulez en venir.

— L’explication en est pourtant simple, répondit Poirot en souriant. En deux mots, pour être précis : Mrs Vanderlyn !

— Ah ! Je crois que je saisis. Mrs Vanderlyn ?

— Exactement. Il ne serait pas très délicat, voyez-vous, de poser à lord Mayfield la question qui me brûle les lèvres. Pourquoi Mrs Vanderlyn ? Cette dame a une réputation douteuse. Alors, que fait-elle ici ? Il y a trois explications possibles, me suis-je dit. Un, lord Mayfield a un penchant pour la dame – c’est pourquoi j’ai insisté pour vous parler hors de sa présence : je ne voulais pas l’embarrasser. Deux, Mrs Vanderlyn est peut-être l’amie de cœur de quelqu’un d’autre ici ?

— Vous pouvez m’exclure ! déclara sir George avec un sourire.

— Dans ce cas, si aucune de ces explications n’est la bonne, la question se pose avec une force redoublée : Pourquoi Mrs Vanderlyn ? Et il me semble que je perçois un semblant de réponse. Il y a une raison à ça. Une raison précise pour laquelle lord Mayfield a désiré qu’elle soit présente à ce moment précis. J’ai tort ?

Sir George secoua la tête.

— Pas du tout. Mayfield est trop vieux renard pour se laisser prendre à ses filets. Il a voulu qu’elle soit là pour un tout autre motif. Voilà de quoi il s’agit.

Il lui raconta l’entretien d’après-dîner. Poirot l’écouta avec la plus grande attention.

— Maintenant, je comprends, dit-il. Néanmoins, on dirait que la dame vous a contré, et dans les grandes largeurs.

Sir George jura sans retenue. Et Poirot le regarda faire non sans amusement.

— Vous ne doutez pas un instant que ce vol soit son œuvre ? Je veux dire qu’elle en soit responsable, qu’elle y ait ou non pris une part active ?

Sir George écarquilla les yeux.

— Évidemment non ! Qui d’autre aurait pu avoir intérêt à voler ces plans ?

— Bah ! fit Hercule Poirot, les yeux au plafond. Et pourtant, sir George, nous sommes tombés d’accord, il n’y a pas un quart d’heure, pour dire que ces documents représentaient beaucoup d’argent. Peut-être pas sous forme de billets de banque, d’or, ou de bijoux, d’accord. Mais ils n’en représentent pas moins de l’argent potentiel. Si quelqu’un, dans cette maison, se trouvait à court…

Sir George l’interrompit avec un grognement.

— Qui ne l’est pas, de nos jours ? Je crois pouvoir le dire sans m’incriminer pour autant.

Il sourit. Poirot sourit poliment en retour et murmura :

— Mais bien sûr, vous pouvez dire tout ce que vous voulez, sir George, car vous avez un alibi inattaquable.

— Je n’en suis pas moins diablement fauché.

Poirot hocha tristement la tête.

— Hé oui, un homme dans votre position a de lourdes charges. Et vous avez un fils qui est à un âge où on jette l’argent par les fenêtres…

— Des études lamentables, maugréa sir George. Et des dettes par-dessus le marché. Remarquez, ce n’est quand même pas le mauvais bougre.

Poirot prêta une oreille complaisante. Il entendit les innombrables griefs du général de corps d’armée aérienne. Le manque de cran et d’endurance de la jeune génération, l’incroyable manière qu’ont les mères de gâter leurs enfants et de se mettre toujours de leur côté, la malédiction que représente la passion du jeu quand elle s’empare d’une femme, la folie qu’il y a à accepter des enjeux au-dessus de ses moyens. Sir George généralisait et ne faisait aucune allusion directe à sa femme ou à son fils, mais ses généralités étaient d’une telle transparence que le tout était cousu de fil blanc.

Il s’interrompit soudain.

— Désolé de vous faire perdre votre temps en vous entraînant hors du sujet, surtout au beau milieu de la nuit… ou plutôt au petit matin.

Il réprima un bâillement.

— Je vous propose d’aller vous coucher, sir George. Vous avez été très aimable et vous m’avez beaucoup aidé.

— D’accord, je vais y aller. Vous pensez réellement que nous avons une chance de récupérer les documents ?

Poirot haussa les épaules.

— J’ai l’intention d’essayer. Je ne vois pas pourquoi on ne les retrouverait pas.

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