LE MIROIR DU MORT Agatha Christie

— Sur ce, j’y vais. Bonne nuit.

Il quitta la pièce.

Resté seul, Poirot réfléchit en regardant le plafond, puis il sortit un calepin, chercha une page vierge et écrivit :

Mrs Vanderlyn ?

Lady Julia Carrington ?

Mrs Macatta ?

Reggie Carrington ?

Mr Carlile ?

Puis, en dessous :

Mrs Vanderlyn et Mr Reggie Carrington ?

Mrs Vanderlyn et lady Julia ?

Mrs Vanderlyn et Mr Carlile ?

Mécontent, il secoua la tête et murmura :

— C’est plus simple que ça.

Il ajouta alors quelques phrases :

Lord Mayfield a-t-il aperçu une « ombre » ? Sinon, pourquoi le dire ? Sir George a-t-il vu quelque chose ? Il a été certain de n’avoir rien vu APRÈS que j’ai examiné la plate-bande.

Note : lord Mayfield est myope, il lit sans lunettes mais a besoin d’un monocle pour voir à l’autre bout de la pièce. Sir George est presbyte. Donc, du bout de la terrasse, sa vue est plus fiable que celle de lord Mayfield. Pourtant, lord Mayfield affirme qu’il a vu quelque chose et les dénégations de son ami ne l’ébranlent pas.

Quelqu’un peut-il être aussi insoupçonnable que le paraît Carlile ? Mayfield est catégorique. Un peu trop. Pourquoi ? Parce qu’il le soupçonne en secret et qu’il en a honte ? Ou parce qu’il soupçonne quelqu’un d’autre ? C’est-à-dire, quelqu’un d’autre que Mrs Vanderlyn ?

Il remit son calepin dans sa poche.

Puis il se leva et se dirigea vers le bureau.

5

Lord Mayfield était assis à son bureau quand Poirot entra. Il reposa son stylo, fit pivoter son fauteuil et leva les yeux, l’air interrogateur.

— Alors, monsieur Poirot, vous avez soumis Carrington à la question ?

Poirot s’assit en souriant.

— Oui, lord Mayfield. Il a éclairé un point qui m’intriguait.

— Lequel ?

— La raison de la présence ici de Mrs Vanderlyn. Vous comprenez, je pensais que, peut-être…

Lord Mayfield fut prompt à saisir la cause de l’embarras exagéré du détective.

— Vous pensiez que j’avais un faible pour la dame ? Pas du tout. Loin de là. Mais bizarrement, Carrington s’était dit la même chose.

— Oui, il m’a parlé de la conversation que vous avez eue à ce sujet.

Lord Mayfield semblait dépité.

— Ma petite machination a fait long feu. C’est toujours très désagréable d’avoir à reconnaître qu’une femme vous a roulé.

— Elle n’a gagné que la première manche, lord Mayfield.

— Vous pensez que nous pouvons encore remporter la partie ? Je suis heureux de vous l’entendre dire. Pourvu que vous ayez raison.

Il soupira.

— Je me suis conduit comme un imbécile… j’étais si fier du piège que je lui avais tendu.

Poirot alluma une de ses minuscules cigarettes.

— Ça consistait en quoi au juste, lord Mayfield ?

— Voyez-vous, éluda le ministre, je n’étais pas encore entré dans les détails.

— Vous n’en aviez parlé à personne ?

— Non.

— Pas même à Mr Carlile ?

— Non.

Poirot sourit.

— Vous êtes du genre à agir en solitaire, si je ne m’abuse.

— Je sais d’expérience que c’est habituellement la meilleure solution.

— C’est la sagesse même. Ne faire confiance à personne. Mais vous en avez quand même parlé à sir Carrington ?

— Uniquement parce que j’ai compris que le pauvre vieux était très inquiet pour moi.

Lord Mayfield sourit à ce souvenir.

— C’est un vieil ami à vous ?

— Oui. Je le connais depuis plus de vingt ans.

— Et sa femme ?

— Sa femme aussi, bien entendu.

— Mais, pardonnez mon impudence, vous n’êtes pas aussi intime avec elle ?

— Je ne vois pas ce que mes relations personnelles viennent faire dans notre histoire, monsieur Poirot.

— Permettez-moi d’estimer, lord Mayfield, qu’elles peuvent avoir beaucoup à y faire. Vous avez admis, n’est-il pas vrai, ma théorie supposant que quelqu’un avait pu se trouver au salon ?

— Oui. En fait, je pense comme vous que c’est ce qui a dû se passer.

— Nous ne dirons pas « dû », ce serait afficher trop de sûreté de soi. Mais si ma théorie est fondée, quelle était selon vous la personne en question ?

— De toute évidence, Mrs Vanderlyn. Elle était déjà revenue une fois chercher un livre. Elle aurait pu revenir une fois de plus pour un autre livre, pour un sac à main, pour un mouchoir qu’elle aurait laissé tomber – sous un de ces mille et un prétextes féminins. Elle convient avec sa femme de chambre que celle-ci va hurler, histoire de faire sortir Carlile du bureau. Sur quoi elle entre par la fenêtre et ressort par le même chemin, comme vous l’avez dit.

— Vous oubliez qu’il ne peut s’agir de Mrs Vanderlyn. Carlile l’a entendue appeler sa femme de chambre d’en haut pendant qu’il lui parlait.

Lord Mayfield se mordit la lèvre.

— C’est juste. J’avais oublié, admit-il, la mine contrite.

— Vous voyez bien, fit Poirot avec douceur. Cependant, nous progressons. Nous avons commencé par pencher pour une explication simpliste, celle du voleur venu de l’extérieur et reparti avec son butin. Une théorie bien commode, comme je l’ai déjà fait remarquer, trop commode pour qu’on s’y attarde. Nous l’avons récusée. De là nous sommes passés à la théorie de l’agent étranger – Mrs Vanderlyn – et celle-là aussi paraît merveilleusement cohérente, du moins jusqu’à un certain point. Mais elle est également trop facile, trop commode pour être acceptée.

— Vous laveriez Mrs Vanderlyn de tout soupçon ?

— Mrs Vanderlyn n’était pas dans le salon. Le vol aurait pu être commis par un complice de Mrs Vanderlyn, mais il est tout aussi possible qu’il ait été commis par quelqu’un d’autre. Dans ce cas, il faut prendre en considération le mobile.

— Est-ce que ce n’est pas un peu tiré par les cheveux, monsieur Poirot ?

— Je ne pense pas. Maintenant quels peuvent être ces mobiles ? Il y a l’argent. On peut avoir dérobé ces documents dans l’intention de les monnayer. C’est le plus simple. Mais l’objectif peut être très différent.

— Par exemple… ?

— Le vol peut avoir été commis dans le but de nuire à quelqu’un.

— À qui ?

— Peut-être à Mr Carlile. Il ferait un suspect idéal. Mais cela pourrait être pire. Les hommes qui veillent aux destinées d’un pays, lord Mayfield, sont particulièrement vulnérables à l’opinion publique.

— Autrement dit, le voleur aurait cherché à m’atteindre, moi ?

Poirot hocha la tête.

— Je crois savoir, lord Mayfield, que vous avez connu une période difficile, il y a environ cinq ans. Vous avez été soupçonné d’amitié pour une puissance européenne qui, à l’époque, était très mal vue de l’électorat de ce pays.

— Exact, monsieur Poirot.

— Tout homme d’état doit assumer de nos jours une tâche difficile. Il lui faut mener la politique qui lui paraît la meilleure pour son pays, mais il doit en même temps tenir compte de la force du sentiment populaire. Le sentiment populaire est le plus souvent irrationnel, confus et éminemment discutable. Ce qui n’est pas une raison pour ne pas le prendre en considération.

— Vous exprimez cela très bien. C’est exactement la malédiction de l’homme politique. Il doit s’incliner devant les sentiments du pays, aussi dangereux et imprudents qu’ils lui paraissent.

— Ce fut votre dilemme, je pense. Des rumeurs avaient circulé à propos d’un accord que vous auriez conclu avec le pays en question. Il y a eu contre vous, de la part de la presse et de l’opinion publique, une véritable levée de boucliers. Heureusement, le premier ministre a pu leur opposer un démenti formel, ce qui vous a permis de repousser les accusations, sans pour autant cacher où allaient vos sympathies.

— Tout ceci est exact, monsieur Poirot, mais pourquoi revenir sur le passé ?

— Parce qu’il n’est pas impossible qu’un de vos ennemis, déçu de la manière dont vous avez surmonté cette crise, s’efforce de vous replonger dans l’embarras. Vous avez rapidement regagné la confiance de l’opinion publique, l’histoire a été oubliée et vous êtes maintenant, à juste titre, l’un des hommes politiques les plus populaires d’Angleterre. On parle de vous comme du premier ministre qui succédera à Mr Humberly.

— Vous pensez qu’on cherche à me discréditer ? C’est ridicule !

— Réfléchissez, lord Mayfield. Si l’on apprenait que les plans du nouveau bombardier anglais ont été volés au cours d’un week-end auquel une fort séduisante personne avait été conviée, cela ferait mauvais effet. Deux ou trois allusions dans la presse à la nature de vos relations avec la personne en question suffiraient à susciter un nouveau climat de méfiance à votre égard.

— Personne ne prendrait cela au sérieux.

— Mon cher lord Mayfield, vous savez très bien que si ! Il en faut si peu pour saper la confiance de l’opinion publique.

— Oui, c’est juste, reconnut lord Mayfield, soudain soucieux. Mon Dieu ! Cette affaire devient de plus en plus compliquée. Vous pensez réellement… mais c’est impossible… impossible.

— Vous ne connaissez personne qui soit… jaloux de vous ?

— Absurde !

— Vous reconnaîtrez toutefois que mes questions concernant vos relations personnelles avec les gens qui se trouvent sur les lieux n’étaient pas sans fondement.

— Peut-être… peut-être. Vous m’avez interrogé à propos de Julia Carrington. Il n’y a pas grand-chose à en dire. Elle ne m’a jamais beaucoup plu et je ne crois pas qu’elle s’intéresse à moi. Elle fait partie de ces femmes agitées et nerveuses, dépensières et qui vendraient leur âme pour une partie de cartes. Je la crois assez vieux jeu pour détester en moi le self-made man.

— J’ai jeté un coup d’œil dans le Who’s Who avant de venir. Vous avez dirigé une importante entreprise industrielle et vous êtes vous-même un ingénieur de haut niveau.

— En ce qui concerne le côté pratique, j’ignore en effet peu de choses. Je suis parti de rien.

— Seigneur Dieu ! s’écria Poirot. J’ai été stupide… mais d’un stupide !

Lord Mayfield écarquilla les yeux.

— Je vous demande pardon, monsieur Poirot ?

— Une partie du puzzle vient de se mettre en place. Il y a quelque chose que je n’avais pas vu jusque-là, mais tout s’emboîte. Oui, tout s’emboîte avec une merveilleuse précision.

Lord Mayfield le regarda d’un air interrogateur.

Mais, avec un léger sourire, Poirot secoua la tête.

— Non, non, pas maintenant. Je dois encore mettre mes idées au clair…

Il se leva.

— Bonne nuit, lord Mayfield. Je crois que je sais où se trouvent les plans.

La voix de lord Mayfield grimpa de plusieurs tons :

— Vous le savez ? Alors, allons les chercher tout de suite !

Poirot secoua la tête.

— Non, non, ce ne serait pas raisonnable. Toute précipitation pourrait être fatale. Faites confiance à Hercule Poirot.

Il sortit. Lord Mayfield haussa les épaules avec mépris.

— Ce type est un charlatan, marmonna-t-il.

Il rangea ses papiers, éteignit les lumières et se dirigea, lui aussi, vers son lit.

6

— S’il y a eu un cambriolage, pourquoi diable le vieux Mayfield n’appelle-t-il pas la police ? demanda Reggie Carrington.

Il écarta son siège de la table.

Il était descendu le dernier. Son hôte, Mrs Macatta et sir George avaient fini leur petit déjeuner depuis un certain temps. Sa mère et Mrs Vanderlyn prenaient le leur au lit.

En racontant l’histoire mise au point par lord Mayfield et Hercule Poirot, sir George avait le sentiment de s’y prendre moins bien qu’il n’aurait dû.

— Cela me paraît étrange d’avoir fait appel à un étranger aussi bizarre que lui, déclara Reggie. Qu’est-ce qu’on a volé, père ?

— Je ne sais pas au juste, mon garçon.

Reggie se leva. Il avait l’air plutôt nerveux, ce matin.

— Rien… d’important ? Pas de… papiers ? Rien dans ce goût-là ?

— Pour dire la vérité, Reggie, je ne peux pas en parler.

— Secret d’état, hein ? Je vois.

Reggie grimpa l’escalier, s’arrêta un instant à mi-course, les sourcils froncés, puis reprit son ascension et frappa à la porte de sa mère. Elle lui cria d’entrer.

Assise dans son lit, lady Julia griffonnait des chiffres au dos d’une enveloppe.

— Bonjour mon chéri.

Elle leva les yeux et s’inquiéta aussitôt :

— Reggie, qu’est-ce qui se passe ?

— Rien de grave. Mais il semble qu’il y ait eu un cambriolage la nuit dernière.

— Un cambriolage ? Qu’est-ce qu’on a pris ?

— Je ne sais pas. C’est ultra-secret. Il y a une espèce de drôle de détective privé en bas qui pose des questions à tout le monde.

— C’est incroyable !

— C’est assez désagréable de se trouver là quand ce genre de choses se produisent.

— Qu’est-ce qui est arrivé au juste ?

— Je n’en sais rien. Cela s’est passé après que nous soyons tous allés nous coucher. Attention, mère, vous allez renverser votre plateau.

Il rattrapa le plateau à temps et le déposa sur une table près de la fenêtre.

— On a volé de l’argent ?

— Je vous répète que je n’en sais rien.

— J’imagine que ce détective interroge tout le monde ?

— J’imagine aussi.

— Ou étiez-vous la nuit dernière ? Ce genre de questions ?

— Probablement. Ma foi, je ne pourrai pas lui en dire lourd. Je suis allé directement au lit et je me suis endormi comme une souche.

Lady Julia ne répondit rien.

— À propos, mère, vous ne pourriez pas me dépanner, par hasard ? Je suis fauché comme les blés.

— Impossible, répliqua sa mère. J’ai moi-même un découvert effarant. Je ne sais pas ce que dira ton père lorsqu’il l’apprendra.

On frappa à la porte et sir George entra.

— Ah, tu es là, Reggie ! Peux-tu descendre dans la bibliothèque ? M. Poirot veut te voir.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer