LE MIROIR DU MORT Agatha Christie

George, l’impeccable valet de chambre de Poirot, ouvrit la porte et annonça :

— Miss Plenderleith.

La jeune femme entra avec sa parfaite aisance habituelle. Elle salua les deux hommes.

— Je vous ai demandé de venir…, expliqua Poirot – asseyez-vous ici, voulez-vous ? et vous là, Japp – … parce que j’avais des nouvelles à vous communiquer.

La jeune femme s’assit. Elle les dévisagea tour à tour en repoussant son chapeau. Exaspérée, elle finit par l’ôter et par le poser à côté d’elle.

— Je sais, fit-elle. Le major Eustace a été arrêté.

— Vous avez lu cela, j’imagine, dans les journaux du matin ?

— Oui.

— Pour l’instant, ne sont retenues contre lui que des charges légères, poursuivit Poirot. Dans le même temps, nous réunissons les preuves en corrélation avec le meurtre.

— C’était donc bien un meurtre ? demanda vivement Jane Plenderleith.

Poirot hocha la tête.

— Oui. C’était un meurtre. L’élimination volontaire d’un être humain par un autre être humain.

— Ne dites pas ça comme ça, frissonna-t-elle. Ça en devient monstrueux.

— Mais justement… c’est monstrueux !

Il s’interrompit un instant, puis reprit :

— Et maintenant, miss Plenderleith, je vais vous raconter comment je suis parvenu à la vérité dans cette affaire.

Elle regarda Poirot, puis Japp. Ce dernier souriait.

— Il a ses méthodes bien à lui, miss Plenderleith, dit-il. J’ai l’habitude de me plier à ses caprices, voyez-vous. Écoutons donc ce qu’il a à nous dire.

— Comme vous le savez, mademoiselle, préluda Poirot, je suis arrivé avec mon ami sur les lieux du crime le matin du 6 novembre. Nous sommes montés dans la chambre où l’on avait trouvé le corps et j’ai tout de suite été frappé par quelques détails significatifs. Il y avait, dans cette pièce, des choses qui m’ont paru bizarres.

— Poursuivez, fit la jeune femme.

— D’abord, dit Poirot, l’odeur de cigarettes.

— Là, vous exagérez, Poirot, intervint Japp. Moi, je n’ai rien senti.

— C’est bien là le hic, riposta aussitôt Poirot. Vous n’avez pas senti l’odeur de tabac froid. Pas plus que je ne l’ai sentie moi-même. Et c’est ce qu’il y a de très, très bizarre… parce que la porte et la fenêtre étaient fermées et qu’il n’y avait pas moins de dix mégots dans le cendrier. C’est curieux, que, dans cette pièce, l’air ait été aussi peu vicié.

— C’est donc à ça que vous vouliez en venir ! soupira Japp. Vous empruntez des voies si tortueuses…

— Votre Sherlock Holmes en faisait tout autant. Souvenez-vous, il attirait l’attention sur l’étrange incident du chien durant la nuit – et la réponse à ça, c’est qu’il n’y avait pas eu le moindre incident étrange. Le chien n’avait été mêlé à rien durant cette fameuse nuit. Mais poursuivons plutôt :

« Ce qui m’a frappé ensuite, c’est le bracelet-montre que portait la défunte.

— Qu’est-ce qu’il avait ?

— Rien de particulier. Mais elle le portait au poignet droit. Or, si j’en crois mon expérience, on le porte d’ordinaire à gauche.

Japp haussa les épaules. Sans lui laisser le temps de placer un mot, Poirot poursuivit :

— Mais, comme vous dites, ce détail-là n’a rien de réellement probant. Certaines personnes préfèrent le mettre à leur poignet droit. Et j’en arrive maintenant à quelque chose de réellement intéressant. J’en arrive, mes bons amis, au secrétaire.

— Ça, je l’aurais parié, ironisa Japp.

— Il m’a paru curieux… tout à fait extraordinaire ! Pour deux raisons. La première, c’est qu’il manquait quelque chose, sur ce secrétaire.

Ce fut Jane Plenderleith qui réagit :

— Qu’est-ce qui manquait ?

— Une feuille de papier buvard, mademoiselle. La première feuille du sous-main était rigoureusement propre et vierge.

Jane haussa les épaules :

— Voyons, monsieur Poirot ! Une feuille de buvard sale, il arrive parfois qu’on l’enlève !

— Certes, mais qu’en fait-on ? On la jette dans la corbeille à papiers, non ? Or, elle n’était pas dans la corbeille à papiers. J’ai vérifié.

— Parce qu’on l’avait sans doute déjà jetée la veille, répondit Jane, qui commençait à s’énerver. Le buvard était neuf parce que Barbara n’avait pas écrit de lettre ce jour-là.

— Cela ne me paraît guère le cas, mademoiselle. Car on a vu Mrs Allen aller jusqu’à la boîte aux lettres ce soir-là. Elle doit bien, par conséquent, en avoir écrit. Or, elle n’a pu écrire en bas, où il n’y a rien pour le faire. Il est peu vraisemblable qu’elle se soit rendue dans votre chambre pour ça. Alors où est donc passée la feuille de buvard sur laquelle elle a séché son courrier ? Il est vrai que certaines personnes jettent les papiers au feu plutôt que dans la corbeille, mais la pièce était chauffée au gaz. Quant à la cheminée du salon, elle n’avait pas été allumée la veille puisque vous m’avez dit vous-même que le feu y était prêt et n’attendait plus qu’une allumette.

Il marqua un temps. Puis :

— Sacré problème. J’ai cherché partout, dans la corbeille à papiers, dans la poubelle, sans trouver une seule feuille de buvard usagé. Ça m’a paru extrêmement révélateur. On aurait dit que quelqu’un l’avait fait disparaître exprès. Oui, mais pourquoi ? Parce qu’en la tenant devant un miroir, on aurait facilement pu lire ce qui était écrit dessus.

« Mais je vous ai dit qu’il y avait une seconde chose curieuse à propos du secrétaire. Vous vous rappelez en gros ce qui s’y trouvait, Japp ? Le buvard et l’encrier au milieu, le plumier à gauche, le calendrier et la plume d’oie, vous vous souvenez ? je l’ai examinée, elle était purement décorative, elle n’avait jamais servi. Tiens donc ! vous ne voyez toujours pas ? Je vais me répéter. Buvard au centre, plumier à gauche… à gauche, Japp. Mais un plumier, est-ce que ça ne se trouve pas d’ordinaire à droite, à portée commode de la main droite ?

« Ah ! vous commencez à comprendre, n’est-ce pas ? Le plumier à gauche… le bracelet-montre au poignet droit… le buvard escamoté… plus un accessoire qu’on a apporté dans la pièce : le cendrier avec des mégots !

« L’air de la chambre était pur et frais, Japp, comme si la fenêtre était restée ouverte et non pas fermée toute la nuit… Et une image s’est imposée à moi.

Il se tourna face à Jane :

— Une image de vous, mademoiselle, arrivant dans votre taxi, payant, grimpant les marches quatre à quatre, criant peut-être : « Barbara ! »… et vous ouvrez la porte et découvrez votre amie, étendue, morte, un revolver serré dans la main – dans la main gauche, évidemment, puisqu’elle était gauchère, ce qui explique d’ailleurs pourquoi la balle était entrée du côté gauche de la tête. Il y a là un mot qui vous est destiné. Elle vous y donne les raisons qui l’ont amenée à se suicider. Ça devait être une lettre très émouvante, j’imagine… Une jeune femme malheureuse et sans défense, que le chantage a acculée au suicide…

« Je suis persuadé que l’idée vous est venue presque aussitôt, en un éclair. C’était là l’œuvre d’un homme, et vous saviez duquel. Eh bien qu’il en soit puni – puni à la mesure de son ignominie ! Vous prenez le revolver, vous l’essuyez et le placez dans la main droite de votre amie. Vous prenez la lettre d’adieu et vous arrachez la feuille de buvard sur laquelle elle a été séchée. Vous descendez, vous allumez le feu et vous jetez les deux dans la flamme. Vous montez ensuite le cendrier dans la chambre – pour créer l’illusion que deux personnes y ont passé la soirée à bavarder – et vous montez aussi un fragment d’émail que vous avez ramassé par terre. C’est une trouvaille inespérée dont vous comptez bien qu’elle confirmera votre histoire. Puis vous bloquez la fenêtre et fermez la porte à double tour. On ne doit pas vous soupçonner d’avoir touché à quoi que ce soit. La police doit découvrir la pièce exactement telle qu’elle est – et c’est bien pourquoi vous ne cherchez pas d’aide dans le voisinage mais téléphonez aussitôt à police-secours.

« Tout se passe comme vous l’aviez prévu. Vous jouez votre rôle avec calme et discernement. Vous refusez d’abord de parler, mais vous créez habilement le doute sur les causes du décès. Plus tard, vous nous aiguillez sur la trace du major Eustace…

« Oui, mademoiselle, c’était très habile… c’était de votre part un meurtre très habile… car il ne s’agit pas d’autre chose. Une tentative de meurtre sur la personne du major Eustace.

Jane se leva d’un bond.

— Ce n’était pas un meurtre – ce n’était que justice ! Cet homme avait traqué la pauvre Barbara jusqu’à ce que mort s’ensuive. Elle était tendre et sans défense. La pauvre gosse, la première fois qu’elle est sortie de chez elle, ç’a été pour aller s’amouracher d’un homme rencontré aux Indes. Elle n’avait que dix-sept ans ; lui, il était marié et beaucoup plus âgé qu’elle. Elle a eu un bébé. Elle aurait pu le mettre à l’orphelinat, mais elle n’a pas voulu de cette solution. Elle est partie se cacher dans un trou perdu et, quand elle en est revenue, elle se faisait appeler Mrs Allen. Plus tard, l’enfant est mort. Elle est rentrée en Angleterre juste à point pour tomber amoureuse de Charles, ce crétin solennel qui a l’air d’avoir avalé un parapluie. Elle l’adorait… et cette adoration, il l’acceptait avec condescendance. S’il avait été différent, je lui aurais conseillé de tout raconter. Mais étant donné son genre, je l’ai incité à tenir sa langue. Après tout, personne n’était au courant de cette histoire, sauf moi.

« Et puis cette crapule d’Eustace a fait son apparition ! La suite, vous la connaissez. Il a commencé à la saigner systématiquement, mais c’est seulement l’autre soir qu’elle a compris que le scandale risquait aussi d’atteindre Charles. Une fois mariée, elle comblait les vœux d’Eustace : elle serait la femme d’un homme riche, ennemi du qu’en dira-t-on ! Quand Eustace est parti avec l’argent qu’elle était allée chercher pour lui, elle est restée à réfléchir. Puis elle est montée dans sa chambre et m’a écrit une lettre. Elle m’expliquait qu’elle aimait Charles et ne pouvait pas vivre sans lui, mais que – pour l’épargner – il lui était impossible de l’épouser. Elle ajoutait qu’elle choisissait la meilleure porte de sortie.

Jane renvoya sa tête en arrière :

— Et vous vous étonnez que j’aie fait ce que j’ai fait ? Et vous êtes là à appeler ça un meurtre !

— Parce que c’est bel et bien un meurtre, déclara Poirot avec sévérité. Le meurtre peut parfois se justifier, mais ça n’en reste pas moins un meurtre. Vous êtes honnête et vous avez l’esprit clair, alors regardez la vérité en face, mademoiselle ! Votre amie est morte, en dernière analyse, parce qu’elle n’avait plus le courage de vivre. Nous pouvons compatir. Nous pouvons la plaindre. Mais les faits demeurent : le geste a été son geste – pas celui de quelqu’un d’autre.

Il fit une pause.

— Et vous ? reprit-il. Cet homme est maintenant en prison, il va purger une longue peine pour d’autres délits. Souhaitez-vous réellement, de votre plein gré, ôter la vie – la vie, pensez-y bien – d’un être humain, quel qu’il puisse être ?

Elle le regarda. Ses yeux se voilèrent. Soudain, elle murmura :

— Non. Vous avez raison. Je ne souhaite pas ça.

Pivotant sur ses talons, elle s’en alla rapidement. On entendit claquer la porte d’entrée…

Japp poussa un long – un très long sifflement.

— Ça, c’est le bouquet ! dit-il.

Poirot se laissa retomber dans son fauteuil et lui sourit d’un air bonhomme. Ils restèrent un long moment silencieux. Puis Japp murmura :

— Il ne s’agissait pas d’un meurtre déguisé en suicide… mais d’un suicide déguisé en meurtre !

— Oui, et le tout réalisé avec un maximum d’habileté. Sans forcer dans le détail.

— Et la mallette ? demanda soudain Japp. Qu’est-ce qu’elle vient faire là-dedans ?

— Mais mon bon ami, mon très cher ami, je vous ai déjà dit qu’elle n’avait rien à y faire, qu’elle n’avait rien à voir là-dedans.

— Alors, dans ce cas, pourquoi…

— Les clubs de golf. Les clubs de golf, Japp. C’était des clubs pour gauchers. Miss Plenderleith laissait les siens à Wentworth. Ceux-là appartenaient à Barbara Allen. Pas étonnant que la pauvre fille ait vu – comme vous diriez – trente-six chandelles quand nous avons ouvert le cagibi. Tout son plan aurait pu s’écrouler. Mais elle a l’esprit vif, et elle a compris qu’elle s’était trahie l’espace d’un instant. Elle a réalisé que nous nous en étions rendu compte. Quel parti prendre ? Elle fait ce qu’elle trouve de mieux sur le moment. Elle attire notre attention sur un objet qui n’est pas compromettant. Elle dit de la mallette : « C’est à moi… Je l’avais avec moi ce matin. Il ne peut rien y avoir dedans. » Et, comme elle l’espère, vous voilà lancé tête baissée sur une fausse piste. Pour la même raison, quand elle se met en route le lendemain pour se débarrasser des clubs de golf, elle continue à se servir de la mallette comme d’un leurre.

— Vous voulez dire que son véritable objectif, c’était…

— Réfléchissez, mon bon ami. Quel est l’endroit rêvé pour se débarrasser de clubs de golf ? Impossible de les brûler, ou de les jeter à la poubelle. Si on les abandonne quelque part, il se trouvera peut-être bien quelqu’un pour vous les rapporter. Miss Plenderleith les emporte donc sur un terrain de golf. Elle les dépose un instant dans le pavillon, le temps d’aller prendre deux fers dans son propre sac, et sort après ça sans se faire accompagner par un caddie. Nul doute qu’elle casse ensuite les clubs en deux à intervalles judicieux, qu’elle jette les morceaux dans les fourrés, puis qu’à la fin le sac y passe à son tour. Si quelqu’un découvre un club brisé par-ci par-là, il ne s’en étonnera pas. On a déjà vu des gens, au comble de l’exaspération, casser et jeter aux orties tous leurs clubs ! En fait, c’est le jeu qui veut ça !

« Mais comme elle sait que nous pouvons encore nous intéresser à ses faits et gestes, elle jette ostensiblement dans le lac ce leurre qui a déjà si bien servi : la mallette…

« Et voilà, mon bon ami, la vérité pleine et entière sur « Le Mystère de la Mallette dans le Placard ».

Pendant un bon moment, Japp regarda Poirot en silence. Puis il se leva, lui tapa sur l’épaule et éclata de rire :

— Pas si mal, pour un vieux cheval de retour ! Ma parole, vous décrochez le pompon ! Et maintenant, si on allait manger un morceau !

— Avec plaisir, mon bon ami. Mais plutôt qu’un morceau, je vous propose une Omelette aux champignons, une Blanquette de veau, des Petits pois à la française et, pour terminer, un Baba au rhum.

— Je suis votre homme ! applaudit Japp.

L’INVRAISEMBLABLE VOL

(The Incredible Theft)

1

Comme le maître d’hôtel passait le soufflé, lord Mayfield se pencha en confidence vers sa voisine de droite, lady Julia Carrington. Connu pour être un hôte parfait, lord Mayfield savait se montrer à la hauteur de sa réputation. Célibataire endurci, il n’en prenait pas moins le soin de faire du plat au beau sexe.

Lady Julia Carrington était une femme d’une quarantaine d’années, grande, brune et volubile. Très maigre, elle avait encore beaucoup d’allure. Ses pieds et ses mains, en particulier, n’étaient pas mal du tout. Elle avait les manières brusques et impatientes des femmes qui vivent sur les nerfs.

Son mari, le général de corps d’armée aérienne, sir George Carrington, était assis presque en face d’elle à la table ronde. Il avait commencé sa carrière dans la marine et en avait gardé la bruyante jovialité. Il taquinait en riant la belle Mrs Vanderlyn, assise à la gauche de son hôte.

Mrs Vanderlyn était une blonde ravissante. Elle avait un soupçon d’accent américain, sans exagération, juste ce qu’il faut pour être savoureux.

La voisine de gauche de sir George Carrington était Mrs Macatta, député aux communes. Mrs Macatta faisait autorité dans les domaines du Logement et de la Protection de l’Enfance. Elle aboyait plutôt qu’elle ne parlait, et exposait d’ordinaire en phrases courtes et sèches des vues pour le moins alarmistes. Sans doute était-il naturel que le général préférât entreprendre sa voisine de droite.

Mrs Macatta, qui – où qu’elle se trouvât – ne pouvait se retenir de parler boutique, abreuvait d’informations péremptoires son voisin de gauche, le jeune Reggie Carrington.

Reggie Carrington, vingt et un ans, se souciait comme d’une guigne du Logement, de la Protection de l’Enfance et de la politique en général. « Quelle horreur ! » ou « Je suis bien d’accord avec vous ! » s’exclamait-il à intervalles réguliers, l’esprit visiblement ailleurs. Mr Carlile, secrétaire particulier de lord Mayfield, était assis entre le jeune Reggie et sa mère. C’était un jeune homme pâle portant pince-nez, à l’air intelligent et réservé, qui parlait peu mais était toujours prêt à meubler les trous de la conversation. Remarquant que Reggie Carrington étouffait un bâillement, il se pencha vers Mrs Macatta et lui posa adroitement une question sur son programme de « Santé des Enfants ».

Se déplaçant à pas feutrés dans la lumière tamisée, le maître d’hôtel et deux valets de pied présentaient les plats et servaient les vins. Lord Mayfield gratifiait son cuisinier de gages élevés et était célèbre pour son art de marier les grands crus.

Bien que la table fût ronde, on ne pouvait ignorer qui recevait. La tête de la table était bien là où trônait lord Mayfield, grand, les épaules carrées, il avait une épaisse chevelure argentée, un long nez droit et un menton légèrement proéminent. Son visage était de ceux qui se prêtent aisément à la caricature. Naguère encore sir Charles McLaughlin, lord Mayfield avait mené de front une carrière politique et la direction d’une grosse entreprise industrielle. Il était lui-même un ingénieur de premier plan. Il avait été anobli l’année précédente, en même temps que nommé ministre de l’Armement, poste nouvellement créé.

Le dessert trônait sur la table. Le porto avait déjà circulé une fois. Ayant saisi le regard de Mrs Vanderlyn, lady Julia se leva. Les trois femmes quittèrent la pièce.

Le porto circula à nouveau. Lord Mayfield fit une légère allusion aux faisans. Pendant cinq minutes, la conversation roula sur la chasse. Puis sir George s’adressa à son fils :

— Reggie, mon garçon, je pense que tu as envie de rejoindre ces dames au salon. Je suis sûr que lord Mayfield n’y verra pas d’inconvénient.

Le jeune homme ne se le fit pas dire deux fois.

— Merci, lord Mayfield, j’y vais.

— Si vous voulez bien m’excuser, lord Mayfield, murmura Mr Carlile, j’ai des notes et divers papiers à revoir…

Lord Mayfield accorda sa bénédiction d’un signe de tête. Les deux jeunes gens sortirent. Les domestiques s’étaient déjà retirés peu avant. Le ministre de l’Armement et le chef des Forces aériennes se retrouvèrent seuls.

Au bout d’une minute, Carrington demanda :

— Eh bien… C’est O.K. ?

— Absolument. Il n’existe rien dans aucun pays d’Europe, qui puisse atteindre ce nouveau bombardier.

— Tous enfoncés, hein ? C’est bien ce que je pensais.

— Suprématie aérienne, décréta lord Mayfield, catégorique.

George Carrington poussa un profond soupir.

— Il serait temps ! Vous savez, Charles, nous avons vécu une période scabreuse. L’Europe entière s’armait jusqu’aux dents. Et nous n’étions pas prêts, bon sang de bonsoir ! Il était moins une. Encore que nous ne soyons toujours pas sortis de l’auberge, quelle que soit la rapidité de la construction.

— Néanmoins, George, murmura lord Mayfield, il y a aussi des avantages à se trouver à la traîne. Beaucoup d’armements européens sont déjà démodés, et les continentaux frisent dangereusement la banqueroute.

— Ça ne veut rien dire, maugréa sir George. On apprend toujours que tel ou tel pays est en faillite ! Ils n’en continuent pas moins à s’armer. La finance, vous savez, c’est un mystère absolu pour moi.

L’œil de lord Mayfield s’alluma un instant. Sir George Carrington était toujours tellement « vieux loup de mer, râleur et intègre » – genre si bien passé de mode qu’il se trouvait des gens pour prétendre que ce n’était chez lui qu’une pose.

Changeant de sujet, Carrington remarqua d’un ton un peu trop désinvolte :

— Séduisante, Mrs Vanderlyn, hein ?

— Vous vous demandez ce qu’elle fait ici ? lança lord Mayfield, les yeux rieurs.

Carrington eut l’air un peu confus.

— Pas du tout… pas du tout !

— Mais si ! Mais si ! Ne jouez pas les pères la pudeur, George. Vous vous demandiez, non sans consternation, si je n’étais pas sa dernière victime !

— J’avoue que j’ai en effet trouvé sa présence quelque peu étrange… surtout pendant ce week-end-ci.

Lord Mayfield acquiesça.

— Là où sont les carcasses, les vautours se rassemblent. Nous tenons une carcasse, et on pourrait fort bien qualifier Mrs Vanderlyn de vautour n°1.

Le général de corps d’armée aérienne s’enquit brusquement :

— Vous savez quelque chose sur cette femme ?

Lord Mayfield coupa l’extrémité de son cigare, l’alluma dans les règles et, rejetant la tête en arrière, choisit ses mots avec soin.

— Ce que je sais de Mrs Vanderlyn ? Je sais qu’elle est citoyenne américaine. Je sais qu’elle a eu trois maris, un Italien, un Allemand, et un Russe, et qu’en conséquence elle a établi d’utiles « contacts » – comme il est convenu d’appeler ça – dans trois pays différents. Je sais qu’elle s’arrange pour s’habiller très cher et pour vivre dans le luxe, et qu’il subsiste une légère incertitude quant à la source des revenus qui lui permettent de le faire.

Avec un sourire, sir George Carrington murmura :

— Vos espions ne sont pas restés inactifs, Charles, je vois ça.

— Je sais, poursuivit lord Mayfield, qu’outre ses charmes évidents, Mrs Vanderlyn est l’auditrice idéale et qu’elle adore nous entendre « parler boutique ». Ainsi, un homme peut lui raconter sa vie avec le sentiment de la fasciner. Divers jeunes officiers sont allés un peu trop loin dans leur désir de se montrer intéressants, et leur carrière en a souffert. Ils en avaient dit à Mrs Vanderlyn un peu plus qu’ils n’auraient dû. Presque tous les amis de la dame sont dans l’Armée, mais l’hiver dernier, elle est allée chasser dans un certain comté, non loin d’une de nos plus importantes usines d’armement et elle y a noué des amitiés qui n’avaient pas toutes un caractère cynégétique. Bref, Mrs Vanderlyn est une personne très utile à… (Il décrivit un cercle avec son cigare). Peut-être vaut-il mieux ne pas préciser à qui ! Disons seulement à une puissance européenne – sinon à plus d’une.

Carrington respira profondément.

— Vous m’ôtez un grand poids, Charles.

— Vous pensiez que j’avais succombé au chant de la sirène ? Mon cher George ! Les méthodes de Mrs Vanderlyn sont un peu trop cousues de fil blanc pour un vieux renard comme moi. Par ailleurs, elle n’est plus, comme dit l’autre, « aussi jeune qu’elle l’a été ». Vos petits chefs d’escadron ne s’en rendent sans doute pas compte. Mais j’ai cinquante-six ans, mon garçon. D’ici quatre ans, je serai sans doute un vieux cochon courant après un quarteron de débutantes récalcitrantes.

— J’ai été stupide, s’excusa Carrington, mais la situation paraissait un peu bizarre…

— Ça vous paraissait bizarre qu’elle se trouve ici, au cœur d’une réunion de famille, juste au moment où nous devions tenir, vous et moi, une conférence officieuse à propos d’une découverte qui va probablement révolutionner la défense aérienne ?

Sir George Carrington hocha la tête.

— Or, c’est précisément ça, dit lord Mayfield en souriant. C’est l’appât.

— L’appât ?

— Voyez-vous, George, pour parler comme au cinéma, nous n’avons en fait rien « sur » cette femme. Et nous voulons quelque chose. Elle s’en est trop bien tirée, jusqu’à maintenant. C’est qu’elle a été prudente, diablement prudente. Nous savons ce qu’elle cherche, mais nous n’en avons pas la preuve. Il faut la tenter en mettant le paquet.

— Le paquet étant les caractéristiques techniques du nouveau bombardier ?

— Exactement. Il faut que ce soit quelque chose d’assez important pour l’amener à prendre un risque, à se montrer à découvert. Et alors… nous la tiendrons.

Sir George poussa un grognement.

— Oui… tout ça est bel et bon. Mais supposez qu’elle ne le prenne pas, ce risque ?

— Ce serait dommage, répondit lord Mayfield. Mais je pense qu’elle foncera tête baissée…

Il se leva.

— Si nous allions rejoindre ces dames au salon ? Il ne faut pas priver votre femme de son bridge.

— Julia aime trop son fichu bridge, grommela sir George. Elle ne peut pas se permettre de jouer ainsi à tout-va, et je le lui ai dit. Le malheur, c’est qu’il s’agit d’une joueuse-née.

Puis, rejoignant son hôte de l’autre côté de la table, il ajouta :

— J’espère que votre plan va réussir, Charles.

2

Au salon, la conversation s’était faite plus d’une fois languissante. Mrs Vanderlyn n’était guère à son avantage en compagnie des personnes de son sexe. Ses manières enjôleuses, tant goûtées du sexe fort, ne semblaient bizarrement pas emporter l’adhésion des femmes. Lady Julia pouvait se montrer au choix d’une exquise civilité ou d’une rare muflerie. En l’occurrence, elle détestait Mrs Vanderlyn, Mrs Macatta l’ennuyait à mourir, et elle ne faisait pas mystère de ses sentiments. La conversation allait de silence en silence et, sans le quasi-monologue de la représentante aux Communes, elle aurait pu cesser complètement.

Mrs Macatta était une femme opiniâtre et qui ne poursuivait qu’un dessein. Elle avait tout de suite classé Mrs Vanderlyn au rang des inutiles et des parasites. Quant à lady Julia, elle avait tenté de l’intéresser à sa prochaine fête de charité. Lady Julia avait répondu d’un ton vague, étouffé quelques bâillements et s’était replongée dans ses préoccupations intimes. Pourquoi Charles et sir George ne les rejoignaient-ils pas ? Ce que les hommes sont agaçants ! Au fur et à mesure qu’elle s’abîmait dans ses pensées et ses soucis personnels, ses commentaires s’étaient faits encore plus machinaux.

Les trois femmes étaient silencieuses quand les hommes les rejoignirent enfin.

« Julia n’a pas bonne mine, ce soir, se dit lord Mayfield. Quel paquet de nerfs ! »

— Que diriez-vous d’un bridge ? demanda-t-il à voix haute.

Lady Julia s’épanouit aussitôt. Le bridge était toute sa vie.

Comme Reggie Carrington venait d’arriver, on forma une table de quatre. Lady Julia, Mrs Vanderlyn, sir George et Reggie s’installèrent. Lord Mayfield se dévoua pour faire la conversation à Mrs Macatta.

Quand ils eurent terminé la deuxième partie, sir George regarda ostensiblement la pendule au-dessus de la cheminée.

— Cela ne vaut guère la peine d’en commencer une autre, remarqua-t-il.

Sa femme eut l’air déçu.

— Il n’est que 11 heures moins le quart. Une petite.

— Elles ne le sont jamais, ma chère, répondit sir George avec bonne humeur. De toute façon, Charles et moi avons du travail.

— Comme tout cela a l’air important ! susurra Mrs Vanderlyn. J’imagine que les hommes de premier plan comme vous n’ont jamais une minute de répit.

— La semaine de quarante-huit heures n’est pas pour nous, répondit sir George.

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