LE MIROIR DU MORT Agatha Christie

— M. Hercule Poirot, annonça-t-il.

Il y avait là un certain nombre de gens en tenue de soirée, et l’œil exercé de Poirot remarqua aussitôt qu’ils ne s’attendaient pas à le voir. Les regards braqués sur lui exprimaient une surprise non feinte.

Une grande femme aux cheveux noirs striés de fils d’argent fit aussitôt quelques pas hésitants dans sa direction.

— Toutes mes excuses, madame, dit Poirot en lui baisant la main. Mon train a eu du retard.

— Pas du tout, dit machinalement lady Chevenix-Gore qui le dévisageait toujours avec étonnement. Pas du tout, monsieur… euh… je n’ai pas bien entendu…

— Hercule Poirot.

Il avait prononcé son nom à haute et intelligible voix.

Quelqu’un, derrière lui, respira bruyamment.

À cet instant, il comprit que, de toute évidence, son hôte ne pouvait pas être présent dans la pièce. Il s’enquit, courtois :

— Avez-vous été prévenue de mon arrivée, madame ?

— Oh… Oh, oui… (Le ton n’était pas convaincant.) Je crois, oui… du moins je le suppose, mais je manque tellement d’esprit pratique, monsieur Poirot. J’oublie tout, dit-elle avec une mélancolique satisfaction. On me dit des choses, j’ai l’air de les enregistrer, mais elles m’entrent par une oreille et ressortent par l’autre. Pfuitt ! Envolées ! Comme si elles n’avaient jamais existé.

Puis comme quelqu’un qui se souvient d’un devoir trop longtemps négligé, elle jeta autour d’elle un regard brumeux et déclara :

— Je pense que vous connaissez tout le monde…

Ce n’était à l’évidence pas le cas, mais cette formule rebattue évitait à lady Chevenix-Gore l’ennui des présentations et l’effort de se souvenir du nom de chacun.

Faisant une ultime tentative pour se montrer à la hauteur de la situation, elle ajouta :

— Ma fille… Ruth.

La jeune femme qui se trouvait devant Poirot était également grande et brune, mais d’un type très différent. Au lieu d’avoir des traits un tantinet camus et mollassons comme ceux de lady Chevenix-Gore, elle avait un nez bien dessiné, un peu aquilin, et une mâchoire prononcée. Ses cheveux, lourde masse de bouclettes serrées étaient rejetés en arrière de façon à lui dégager le visage. Son teint clair et épanoui ne devait pas grand-chose au maquillage. C’était, pensa Poirot, une des plus jolies filles qu’il ait jamais vue.

Il s’aperçut qu’elle avait non seulement de la beauté mais de la cervelle, et soupçonna chez elle des qualités de fierté et de caractère. Elle avait un accent légèrement traînant qui lui parut affecté.

— Quelle chance de recevoir M. Hercule Poirot ! L’Ancêtre nous a réservé une petite surprise, à ce qu’on dirait.

— Ainsi, vous ne saviez pas que je devais venir, mademoiselle ? demanda-t-il vivement.

— Je n’en avais pas la moindre idée. Et dire que maintenant, je dois attendre que le dîner soit fini pour aller chercher mon cahier d’autographes !

Un gong résonna dans le hall, puis le maître d’hôtel ouvrit la porte et annonça :

— Le dîner est servi.

C’est alors, presque avant que ne soit prononcé le mot « servi », qu’il se produisit un incident fort curieux. Le majordome pompeux se transforma, l’espace d’un instant, en un être humain stupéfait…

La métamorphose avait été si brève et le masque d’employé stylé s’était si vite remis en place que quiconque n’aurait pas regardé dans sa direction à ce moment précis n’aurait rien perçu du changement. Il se trouve que Poirot le regardait, justement. Et qu’il en demeura songeur.

Sur le pas de la porte, le maître d’hôtel hésita. Bien qu’il ait repris son visage inexpressif, il avait les traits tendus.

— Oh, mon Dieu… c’est la chose la plus invraisemblable que… balbutia lady Chevenix-Gore à tout hasard. Oh, je… je ne sais vraiment que faire.

Ruth renseigna Poirot :

— Cette stupeur unanime, monsieur Poirot, est due au fait que, pour la première fois depuis au moins vingt ans, mon père est en retard pour le dîner.

— C’est la chose la plus invraisemblable que…, gémit derechef lady Chevenix-Gore. Jamais Gervase n’est…

Un homme d’âge mûr, au port martial, s’approcha d’elle.

— Sacré vieux Gervase ! Enfin en retard ! Ma parole, nous allons pouvoir le faire enrager avec ça. Un bouton de col récalcitrant, vous croyez ? Ou bien Gervase est-il à l’abri de nos communes misères ?

— Mais Gervase n’est jamais en retard… souffla lady Chevenix-Gore d’une voix rauque au bord de l’égarement.

Qu’un simple contretemps provoque une telle consternation, cela tenait du grotesque. Et pourtant, pour Hercule Poirot, ce n’était pas grotesque du tout… Sous cette consternation, il sentait poindre une gêne, peut-être même une appréhension. Et lui aussi trouvait étrange que Gervase Chevenix-Gore ne soit pas venu accueillir l’homme qu’il avait convoqué de si mystérieuse façon.

En même temps, il était clair que personne ne savait quel parti prendre. La situation était sans précédent.

Lady Chevenix-Gore semblait au comble du désarroi. Elle n’en reprit enfin pas moins l’initiative, si l’on peut qualifier cela d’initiative.

— Snell, dit-elle, est-ce que votre maître… ?

Elle ne termina pas sa phrase et se contenta de regarder le maître d’hôtel d’un air interrogateur.

Habitué aux méthodes qu’employait sa maîtresse pour obtenir des renseignements, Snell répondit promptement à la question non formulée.

— Sir Gervase est descendu à 8 heures moins cinq, milady, et il est allé droit dans son bureau.

— Ah, je vois…, fit-elle, le regard lointain. Vous ne pensez pas… je veux dire… il a entendu le gong ?

— Il n’a pas pu ne pas l’entendre, milady, puisqu’il est, pourrait-on dire, à la porte du bureau. J’ignorais si sir Gervase y était encore, sinon je serais allé lui annoncer que le dîner était prêt. Dois-je le faire maintenant, milady ?

Lady Chevenix-Gore se rangea à cette idée avec un soulagement manifeste.

— Oh, merci, Snell. Oui, je vous en prie… Oui, certainement…

Sitôt le majordome parti, elle ajouta :

— Snell est un véritable trésor. Je me repose entièrement sur lui. Je ne sais vraiment pas ce que je pourrais bien devenir sans Snell.

Quelqu’un murmura son approbation, mais personne ne fit de commentaire. Hercule Poirot, qui s’était mis soudain à observer tout le monde avec attention, les trouvait tous tendus. D’un rapide coup d’œil, il essaya de les classer grossièrement : deux hommes d’âge mûr : l’individu à l’allure militaire qui avait pris la parole un peu plus tôt, et une créature mince et fluette aux cheveux grisonnants et aux lèvres pincées d’homme de loi ; deux plus jeunes, très différents l’un de l’autre. Poirot supposa que celui qui avait une moustache et l’air à la fois réservé et arrogant, ne pouvait être que le neveu de sir Gervase, celui qui faisait partie de la Maison du roi. L’autre, avec ses cheveux gommés coiffés en arrière et son élégance ostentatoire, il le rangea sans hésitation dans une classe sociale inférieure. Il y avait aussi une petite femme d’âge mûr au regard intelligent et portant pince-nez, et une jeune fille à la chevelure rousse flamboyante.

Snell apparut sur le seuil. Il avait l’air toujours aussi stylé, mais une fois encore, sous le vernis du serviteur impassible, perçait un être humain troublé.

— Excusez-moi, milady, la porte du bureau est fermée à clef.

— Fermée à clef ? s’écria une voix jeune et alerte, où pointait une note d’excitation.

C’était celle du jeune homme élégant aux cheveux gominés. Il poursuivit en se précipitant :

— Voulez-vous que j’aille voir… ?

Mais avec un calme souverain, Hercule Poirot s’octroya la direction des opérations. Il le fit avec tant de naturel que personne ne trouva étrange que cet inconnu, qui venait juste d’arriver, prenne soudain les choses en main.

— Venez, dit-il, allons tous dans le bureau. Montrez-nous le chemin, Snell, s’il vous plaît.

Snell obéit. Poirot le suivit, et tous les autres lui emboîtèrent le pas, comme des moutons.

Snell traversa le vaste hall, passa au pied du grand escalier, frôla une gigantesque pendule ancienne, ignora en tournant à droite un recoin où se trouvait un gong, et enfila un étroit corridor qui aboutissait à une porte.

Là, Poirot passa devant Snell et fit jouer la poignée. Elle tourna, mais la porte ne s’ouvrit pas. Poirot frappa, d’abord doucement, puis de plus en plus fort. Soudain il renonça, s’agenouilla et mit l’œil au trou de la serrure.

Il se releva avec lenteur et regarda autour de lui. Il avait l’air grave.

— Messieurs, déclara-t-il, il faut immédiatement enfoncer cette porte !

Sous sa direction, les deux jeunes gens, qui étaient grands et forts, s’attaquèrent à la porte. Ce ne fut pas chose facile. Les portes de Hamborough Close étaient solides.

Enfin, la serrure céda et le battant s’ouvrit vers l’intérieur, dans un fracas de bois éclaté.

Pendant un moment, aucun d’eux ne bougea. Ils étaient tous agglutinés sur le seuil, les yeux braqués sur la scène. L’électricité était allumée. Contre le mur de gauche, on apercevait un imposant bureau d’acajou massif. Et là, non face au sous-main mais de côté – de sorte qu’il leur tournait le dos, un homme de belle corpulence était affalé dans un fauteuil. Sa tête et tout le haut de son corps étaient penchés vers la droite, le bras ballant et la main pendante. Et juste en dessous, sur le tapis, on remarquait la présence d’un revolver, petit et brillant…

Nulle explication n’était nécessaire. Le tableau était clair. Sir Gervase Chevenix-Gore s’était suicidé.

3

Pendant un moment, personne ne bougea. Enfin, Poirot se précipita dans le bureau.

Au même instant, Hugo Trent poussa un cri :

— Seigneur ! L’Ancêtre s’est suicidé !

Puis on entendit le long et vibrant gémissement de lady Chevenix-Gore.

— Oh, Gervase… Gervase !

— Éloignez lady Chevenix-Gore ! lança Poirot par-dessus son épaule. Elle n’a que faire ici.

L’homme à l’allure militaire obéit.

— Venez, Vanda. Venez, ma chère. Vous n’avez que faire ici. Tout est fini. Ruth, venez vous occuper de votre mère.

Mais Ruth Chevenix-Gore s’était faufilée dans la pièce et se trouvait à côté de Poirot, qui se penchait maintenant sur la terrifiante silhouette affalée dans le fauteuil – une silhouette d’Hercule avec une barbe de Viking.

D’une voix basse et tendre, curieusement mesurée et assourdie, elle demanda :

— Vous êtes sûr qu’il est… mort ?

Poirot leva la tête.

Le visage de la jeune fille trahissait une émotion – sévèrement réprimée – qu’il ne comprit pas. Ce n’était pas de la douleur, mais bien plutôt un mélange d’exaltation et de frayeur.

La petite femme au pince-nez murmura :

— Votre mère, ma chérie… vous ne pensez pas que…

Sur un ton aigu et hystérique, la fille aux cheveux roux s’écria :

— Alors, ce n’était ni une voiture ni un bouchon de champagne ! C’est un coup de feu que nous avons entendu…

Poirot se tourna vers eux tous.

— Il faut que quelqu’un prévienne la police…

Ruth Chevenix-Gore s’interposa violemment :

— Non !

— Je crains bien que ce soit inévitable, déclara l’homme à la tête de juriste. Voulez-vous vous en charger, Burrows ? Hugo…

— Vous êtes Mr Hugo Trent ? demanda Poirot au jeune homme à la moustache. Je pense qu’il serait bon que l’on nous laisse seuls un instant, vous et moi.

Cette fois encore, son autorité ne fut pas mise en question. L’homme de loi entraîna le troupeau. Poirot et Hugo Trent se retrouvèrent en tête à tête.

Ce dernier dévisagea Poirot.

— Mais qui êtes-vous, dites-moi ? Je n’en ai pas la moindre idée. Qu’est-ce que vous faites ici ?

Poirot sortit de la poche un porte-cartes et en choisit une qu’il lui tendit.

— Détective privé, hein ? J’ai entendu parler de vous, bien sûr… mais cela ne me dit toujours pas ce que vous faites ici.

— Vous ne saviez pas que votre oncle… c’était votre oncle, n’est-ce pas ?

Hugo baissa un instant les yeux sur le mort.

— L’Ancêtre ? Oui, c’était bien mon oncle.

— Vous ne saviez pas qu’il m’avait demandé de venir ?

Hugo secoua la tête et dit, lentement ;

— Non, pas du tout.

Sa voix était chargée d’une émotion difficile à définir. Il avait un visage de bois, stupide – le genre d’expression, pensa Poirot, qui vous fait un masque fort utile dans les moments de tension.

— Nous sommes dans le Westshire, si je ne m’abuse ? dit Poirot. Je connais très bien le chef de votre police locale, le major Riddle.

— Riddle habite à un kilomètre environ. Il tiendra sans doute à se déplacer en personne.

— Voilà qui arrangera bien nos affaires, se réjouit Poirot.

Il se mit à errer dans la pièce. Il écarta les rideaux, examina la porte-fenêtre et la poussa doucement. Elle était fermée.

Derrière le bureau, un miroir rond était accroché au mur. Il était brisé. Poirot se baissa et ramassa un petit objet.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Hugo Trent.

— C’est la balle.

— Elle lui a traversé la tête et a fracassé la glace ?

— On dirait.

Poirot remit soigneusement la balle là où il l’avait trouvée. Il s’approcha du bureau. Quelques papiers y étaient classés en piles impeccables. Sur le sous-main se trouvait une feuille volante où le mot DÉSOLÉ avait été tracé en majuscules, d’une écriture tremblée.

— Il a dû écrire ça juste avant de… de le faire, dit Hugo.

Songeur, Poirot hocha la tête.

Il regarda de nouveau le miroir brisé, puis le mort. Il semblait perplexe. Il alla à la porte, toute de guingois avec son battant dégondé et sa serrure éclatée. Il ne s’y trouvait pas de clef – ce qu’il savait déjà – car il n’aurait pas pu, sinon, regarder par le trou. Elle n’était pas sur le sol non plus. Poirot fit courir ses doigts sur le corps.

— Oui, dit-il. La clef est dans sa poche.

Hugo sortit une cigarette de son étui et l’alluma.

— Tout me paraît limpide, déclara-t-il d’une voix rauque. Mon oncle s’est enfermé à double tour, a griffonné ce message sur un bout de papier, et s’est tiré une balle dans la tête.

Poirot semblait méditatif. Hugo poursuivit :

— Mais je ne comprends toujours pas pourquoi il vous a appelé. De quoi s’agissait-il ?

— C’est assez difficile à expliquer. En attendant que les autorités viennent prendre les choses en main, Mr Trent, peut-être pourriez-vous me dire au juste qui sont les gens que j’ai vus ce soir en arrivant ?

— Qui ils sont ? répéta Hugo, l’air absent. Oh, oui, bien sûr. Excusez-moi. Asseyons-nous, proposa-t-il en lui montrant un canapé dans l’angle de la pièce le plus éloigné du corps. Eh bien, il y a Vanda, ma tante, poursuivit-il d’une voix saccadée. Et Ruth, ma cousine. Mais vous les connaissez déjà. L’autre jeune fille s’appelle Susan Cardwell. Elle ne fait que séjourner ici. Et puis, il y a le colonel Bury. C’est un vieil ami de la famille. Et Mr Forbes. C’est aussi un vieil ami, en dehors du fait qu’il est le notaire des Chevenix-Gore et tout et tout. Ces deux lascars étaient amoureux fous de Vanda dans leur jeunesse, et ils traînent toujours leurs guêtres par ici – ce sont ses adorateurs fidèles, en quelque sorte. Ridicule, mais plutôt touchant. Ensuite, il y a Godfrey Burrows, le secrétaire de l’Ancêtre – je veux dire de mon oncle – et miss Lingard, qui l’aide à écrire l’histoire des Chevenix-Gore. Elle est documentaliste. C’est tout, je crois.

Poirot hocha la tête.

— Si j’ai bien compris, vous avez entendu le coup de feu qui a tué votre oncle ?

— Exact. Et nous avons pensé qu’il s’agissait d’un bouchon de champagne… moi en tout cas, Susan et miss Lingard ont cru qu’une voiture avait des ratés – la route n’est pas loin, vous savez.

— Cela s’est passé quand ?

— Oh, vers 8 h 10. Snell venait de sonner le premier gong.

— Et où étiez-vous à ce moment-là ?

— Dans le hall. Nous… nous plaisantions, nous discutions pour savoir d’où était venu le bruit. Je disais qu’il était venu de la salle à manger, Susan prétendait qu’il était venu du salon, miss Lingard, d’en haut, et Snell, de la route, mais par les fenêtres du premier. Susan a demandé : « Pas d’autres théories ? » J’ai ri et répliqué qu’il restait encore l’hypothèse du meurtre ! Maintenant que j’y repense, cela paraît plutôt mal venu.

Ses traits se contractèrent.

— Personne n’a pensé que sir Gervase avait pu se suicider ?

— Non, bien sûr que non.

— En fait, vous n’avez aucune idée de ce qui a bien pu le pousser au suicide ?

— Ma foi… je n’irais pas jusque-là.

— Vous avez une idée ?

— Eh bien… oui… c’est difficile à expliquer. Évidemment, je ne m’attendais pas à ce qu’il se suicide, mais quand même, je n’en suis pas terriblement surpris. La vérité, c’est que mon oncle était fou à lier, monsieur Poirot. Tout le monde le savait.

— Et cela vous paraît une explication suffisante ?

— Bah ! Les gens qui sont un peu timbrés ont davantage tendance à se suicider que les autres.

— Explication d’une admirable simplicité !

Hugo écarquilla les yeux.

Poirot se releva et déambula sans but dans la pièce. Elle était confortablement meublée, dans un style victorien assez lourd. Il y avait d’imposantes bibliothèques, d’énormes fauteuils et quelques chaises à dossier droit – de l’authentique Chippendale. Peu d’objets mais, sur la cheminée, quelques bronzes attirèrent l’attention de Poirot et éveillèrent apparemment son admiration. Il les souleva un à un et les examina avec soin avant de les remettre précautionneusement en place. Du dernier, à l’extrême gauche, il détacha de l’ongle quelque chose.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Hugo avec indifférence.

— Rien de spécial. Un petit éclat de miroir.

— Bizarre, la manière dont ce miroir a été brisé par l’impact, remarqua Hugo. Un miroir brisé, c’est annonciateur de malheur. Pauvre vieux Gervase… Sa chance avait trop duré, sans doute.

— Votre oncle était du genre chanceux ?

Hugo eut un petit rire.

— Sa chance était proverbiale ! Tout ce qu’il touchait se transformait en or ! Soutenu par lui, un outsider coiffait les autres au poteau ! S’il investissait dans une mine douteuse, on tombait aussitôt sur un filon ! Il avait l’art d’esquiver les pièges les mieux tendus. Sa vie, elle n’a plus d’une fois tenu qu’à un fil et, à chaque coup, c’est miracle qu’il s’en soit tiré. Dans son genre, c’était un type fascinant, vous savez. Il en avait vu de toutes les couleurs. Et il avait roulé sa bosse plus que la plupart des gens de sa génération.

— Vous étiez très attaché à votre oncle, Mr Trent ? demanda Poirot sur le ton de la conversation.

Hugo Trent parut un peu surpris par la question.

— Oh… euh… oui, bien sûr, répondit-il d’un ton évasif. Vous savez, il n’était pas toujours commode. Et vivre avec lui devait vous mettre les nerfs à rude épreuve. Heureusement, je n’étais pas tenu de le voir souvent.

— Et lui, il avait de l’affection pour vous ?

— On ne peut pas dire que ça ait jamais sauté aux yeux ! Au fond, le simple fait que j’existe l’a toujours mis hors de lui, si je peux m’exprimer ainsi.

— Comment ça, Mr Trent ?

— Eh bien, voyez-vous, il n’a pas eu de fils, et il ne s’en est jamais remis. C’était un fanatique de la tradition, de la famille, j’en passe et des meilleures. Je pense qu’il était blessé au vif de savoir que les Chevenix-Gore s’éteindraient avec lui. Une famille qui remonte à la conquête normande… L’Ancêtre était le dernier de la lignée. De son point de vue, c’était atroce.

— Vous ne partagez pas ce sentiment ?

Hugo haussa les épaules.

— Tout ça me paraît plutôt rétrograde.

— À qui ira la succession ?

— Je n’en sais rien. À moi peut-être. À moins qu’il n’ait tout laissé à Ruth. Vanda en aura probablement l’usufruit.

— Votre oncle n’avait jamais fait part de ses intentions ?

— Ma foi, il caressait une idée.

— Laquelle ?

— L’idée que Ruth et moi devrions nous marier.

— Ce serait, sans aucun doute, très souhaitable.

— Éminemment souhaitable. Mais Ruth… enfin, Ruth a sur la vie des points de vue bien personnels. Elle est très séduisante et elle le sait. Elle n’est pas pressée de se ranger.

Poirot se pencha vers lui :

— Mais vous-même, Mr Trent, auriez-vous été d’accord ?

— De nos jours, on peut épouser n’importe qui et ça ne tire pas à conséquence, répondit Hugo d’un ton blasé. Le divorce est devenu si facile… Si ça ne colle pas, rien de plus simple : on coupe les liens et on recommence.

La porte s’ouvrit et Forbes entra avec un individu de haute taille, tiré à quatre épingles.

Ce dernier adressa un petit signe de tête à Trent :

— Bonsoir, Hugo. Toutes mes condoléances. Ça doit être un rude coup pour vous tous.

Hercule Poirot s’avança :

— Comment allez-vous, major Riddle ? Vous vous souvenez de moi ?

— Mais comment donc ! répondit le chef de la police en lui serrant la main. Ainsi, vous êtes déjà sur le terrain !

Il avait jeté à Poirot un regard plein de curiosité. Sa présence lui donnait visiblement à réfléchir.

4

— Eh bien ? demanda le major Riddle.

Cela se passait vingt minutes plus tard. Ce « eh bien » interrogatif s’adressait au médecin légiste, un homme d’un certain âge, dégingandé et grisonnant.

Celui-ci haussa les épaules.

— Il est mort depuis plus d’une demi-heure, mais pas plus d’une heure. Je vous épargne les détails techniques, je sais que vous n’y tenez pas. Il a reçu une balle dans la tête, tirée avec un revolver qui se trouvait à quelques centimètres de sa tempe droite. La balle a traversé le cerveau et est ressortie.

— Parfaitement compatible avec un suicide ?

— Parfaitement. Le corps s’est effondré dans le fauteuil et le revolver lui a échappé de la main.

— Vous avez la balle ?

— Oui.

Le médecin la lui tendit.

— Merci. Nous la gardons pour le contrôle balistique, dit le major Riddle. Je suis bien content que l’affaire soit claire et ne pose aucun problème.

— Vous nous confirmez, docteur, qu’elle ne pose aucun problème ? susurra Poirot.

— Il y a bien… comment dire ?… une petite bizarrerie, répondit le médecin sans hâte. Lorsqu’il a tiré, il devait être légèrement penché vers la droite. Sinon la balle aurait frappé le mur sous le miroir et non en plein milieu.

— Position plutôt inconfortable pour se suicider, remarqua Poirot.

Le médecin haussa les épaules.

— Bah ! le confort, vous savez… quand on a décidé d’en finir…

Il laissa sa phrase inachevée.

— Peut-on faire enlever le corps ? s’enquit le major Riddle.

— Oui. Je n’en ai plus besoin jusqu’à l’autopsie.

— Et vous, inspecteur ? demanda le major Riddle à un policier en civil, grand gaillard à la mine imperturbable.

— C’est O.K., monsieur. Nous avons tout ce que nous voulions. À part les empreintes du défunt sur le revolver.

— Alors, allez-y.

On emporta la dépouille de Gervase Chevenix-Gore. Et Poirot resta seul avec le chef de la police locale.

— Ouf ! dit Riddle, tout paraît on ne peut plus clair et net. La porte du couloir et les portes-fenêtres fermées, la clef dans la poche du mort… Tout… à part un « détail » qui me tourmente.

— Lequel, mon bon ami ? demanda Poirot.

— Vous ! déclara rondement Riddle. Qu’est-ce qu’un homme comme vous fait ici ?

En réponse, Poirot lui tendit la lettre qu’il avait reçue du défunt une semaine auparavant et le télégramme qui avait décidé de l’heure de sa venue.

— Hum ! fit le major. Intéressant. Il va falloir creuser ça. J’incline à penser que cela a un rapport direct avec son suicide.

— Tout à fait d’accord.

— Il va falloir vérifier les tenants et aboutissants de toute la maisonnée.

— Je peux vous donner leurs noms. Je viens juste de me renseigner auprès de Mr Trent.

Il les lui répéta.

— Vous savez peut-être quelque chose à leur propos, major Riddle ?

— Je sais certaines choses, évidemment. Dans son genre, lady Chevenix-Gore est presque aussi folle que l’était le vieux Gervase. Ils étaient inséparables et aussi cinglés l’un que l’autre. Elle, c’est la créature la plus floue et la plus erratique que la terre ait jamais portée avec, par moments, une troublante perspicacité qui fait mouche et vous stupéfie. Les gens en font des gorges chaudes. Je pense qu’elle le sait mais que ça lui est Dieu égal. Elle n’a, par ailleurs, pas le moindre sens de l’humour.

— Miss Chevenix-Gore n’est que leur fille adoptive, si j’ai bien compris ?

— Oui.

— Elle est très jolie.

— Elle est séduisante en diable. Elle a fait des ravages chez les jeunes gens des environs. Elle les fait marcher, puis les laisse tomber et leur rit au nez. Elle a une bonne assiette à cheval et la main ferme.

— Pour le moment, cela ne nous intéresse pas vraiment.

— Euh… non, peut-être pas. Bon, les autres maintenant. Je connais le vieux Bury, bien sûr. Il est toujours fourré ici. Il fait pour ainsi dire partie des meubles. C’est un très vieil ami, un genre chevalier servant de lady Chevenix-Gore. Ils se connaissent depuis toujours. Je crois que sir Gervase avait des intérêts dans une société dont Bury était le directeur.

— Vous savez quelque chose sur Oswald Forbes ?

— J’ai dû le rencontrer une fois.

— Miss Lingard ?

— Jamais entendu parler.

— Miss Susan Cardwell ?

— Une assez jolie rouquine ? Je l’ai vue dans le sillage de Ruth Chevenix-Gore ces jours derniers.

— Mr Burrows ?

— Oui, je le connais. C’est le secrétaire de Chevenix-Gore. Entre nous, il ne me plaît pas beaucoup. Il est beau garçon et il le sait. Ce n’est pas le gratin.

— Il travaille depuis longtemps pour sir Gervase ?

— Environ deux ans, je crois.

— Il n’y a personne d’autre… ?

Poirot s’interrompit.

Un grand jeune homme blond, en costume de ville, venait de faire irruption. Il était hors d’haleine et paraissait troublé.

— Bonsoir, major Riddle. J’ai entendu dire que sir Gervase s’était suicidé et je suis accouru. Snell prétend que c’est vrai. Tout ça ne tient pas debout ! Je n’arrive pas à y croire !

— Ce n’est pourtant que trop exact, Lake. Permettez-moi de faire les présentations. Le capitaine Lake, qui gère le domaine de sir Gervase… M. Hercule Poirot dont vous avez sans doute entendu parler.

Le visage de Lake s’éclaira d’une espèce d’incrédulité émerveillée.

— Monsieur Hercule Poirot ? Je suis absolument enchanté de faire votre connaissance. Du moins… (Il s’interrompit et son sourire, aussi bref que charmant, s’évanouit pour faire place à l’inquiétude.) Ce suicide ne cache rien de… de louche, monsieur ?

— Pourquoi y aurait-il du « louche », comme vous dites ? demanda vivement le chef de la police.

— À cause de la présence de M. Poirot… Oh, et puis parce que toute cette histoire ne tient pas debout !

— Non, non, répliqua aussitôt Poirot. Je ne suis pas venu enquêter sur la mort de sir Gervase. J’étais déjà dans la maison… en qualité d’invité.

— Ah, je vois. C’est drôle qu’il ne m’ait pas parlé de votre arrivée quand nous avons vérifié les comptes, cet après-midi.

— Voilà deux fois que vous vous exclamez que « ça ne tient pas debout », capitaine Lake, fit remarquer Poirot d’un ton égal. Le suicide de sir Gervase vous paraît-il donc si surprenant ?

— Évidemment. Oh ! bien sûr, il était fou à lier, personne ne vous dira le contraire. N’empêche que je l’imagine mal pensant que le monde pourrait continuer à tourner sans lui.

— Ah ! C’est une remarque fort censée ça, déclara Poirot en regardant avec approbation ce jeune homme à l’air franc et intelligent.

Le major Riddle s’éclaircit la gorge.

— Puisque vous êtes ici, capitaine Lake, peut-être accepterez-vous de vous asseoir et de répondre à quelques questions ?

— Certainement, monsieur.

Il s’installa en face des deux autres.

— Quand avez-vous vu sir Gervase pour la dernière fois ?

— Cet après-midi, un peu avant 3 heures. Nous devions vérifier quelques comptes et étudier le cas d’un nouveau métayer pour l’une des fermes.

— Combien de temps êtes-vous resté avec lui ?

— Peut-être une demi-heure.

— Réfléchissez bien, et dites-moi si vous n’auriez pas remarqué quelque chose d’inhabituel dans son comportement.

Le jeune homme se creusa la tête.

— Non, je ne crois pas. Peut-être, était-il un peu agité… mais ce n’était pas inhabituel, chez lui.

— Il n’était pas déprimé ?

— Oh, non, il avait l’air de très bonne humeur. Il prenait un plaisir énorme à écrire l’histoire des Chevenix-Gore.

— Depuis quand y travaillait-il ?

— Il y a six mois environ qu’il avait commencé.

— C’est à ce moment-là que miss Lingard est arrivée ?

— Non, il l’a fait venir il y a à peu près deux mois, quand il s’est aperçu qu’il ne pouvait pas se charger seul du travail de recherche nécessaire.

— Et vous estimez vraiment que ce travail lui plaisait ?

— Je vous ai dit qu’il y prenait un plaisir énorme. Il était réellement convaincu que, hormis sa famille, rien ne comptait au monde.

Le ton du jeune homme avait été marqué d’une amertume passagère.

— Donc, pour ce que vous en savez, sir Gervase n’avait aucun souci d’aucune sorte ?

Le capitaine Lake eut une légère, très légère hésitation avant de répondre :

— Non.

Poirot posa soudain une question :

— Sir Gervase n’était pas, d’après vous, inquiet pour sa fille, en quoi que ce soit, non ?

— Pour sa fille ?

— C’est bien ce que j’ai dit.

— Pas que je sache, répondit le jeune homme non sans raideur.

Poirot se garda d’insister.

— Eh bien, merci, Lake, dit le major Riddle. Ne vous éloignez pas trop pour le cas où j’aurais quelque chose à vous demander.

— Très bien, monsieur. Puis-je vous aider en quoi que ce soit ? demanda-t-il en se levant.

— Oui, vous pouvez nous envoyer le maître d’hôtel. Et vous pouvez peut-être aussi prendre des nouvelles de lady Chevenix-Gore. Essayez de savoir si je peux m’entretenir un instant avec elle, ou si elle est trop bouleversée pour ça.

Le jeune homme hocha la tête et partit d’un pas rapide et décidé.

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