LE MIROIR DU MORT Agatha Christie

— D’hier soir ?

— Que s’est-il passé après le bridge ?

— Mon mari a trouvé qu’il était trop tard pour commencer une autre partie. Je suis montée me coucher.

— Et ensuite ?

— Je me suis endormie.

— C’est tout ?

— Oui. Je n’ai rien, hélas ! de plus intéressant à vous raconter. Quand ce… (elle hésita) cambriolage a-t-il eu lieu ?

— Peu après que vous soyez montée dans votre chambre.

— Je vois. Et qu’a-t-on pris au juste ?

— Des papiers personnels, madame.

— Des papiers importants ?

— Très importants.

Elle fronça un peu les sourcils.

— Ils avaient… de la valeur ?

— Oui, madame, ils représentent beaucoup d’argent.

— Je vois.

Il y eut un silence. Puis Poirot demanda :

— Et votre livre, madame ?

— Mon livre ?

Elle leva vers lui un regard stupéfait.

— Oui, selon Mrs Vanderlyn, après que les dames se sont retirées toutes les trois, vous seriez redescendue chercher un livre.

— Oui, bien sûr, c’est exact.

— Donc – et ceci afin d’être bien clair – vous n’êtes pas allée droit au lit après être montée. Vous êtes redescendue au salon ?

— Oui, c’est vrai. J’avais oublié.

— Pendant que vous étiez dans le salon, avez-vous entendu quelqu’un crier ?

— Non… oui… Je ne crois pas.

— Mais si, madame. Si vous étiez dans le salon, vous ne pouviez pas ne pas l’entendre !

Lady Julia rejeta la tête en arrière.

— Je n’ai rien entendu, décréta-t-elle fermement.

Poirot haussa les sourcils mais ne répliqua pas.

Le silence se fit pesant. Lady Julia demanda tout à trac :

— Que fait-on ?

— Ce que l’on fait ? Je ne vous comprends pas, madame.

— Je veux dire, à propos de ce cambriolage ? La police fait sûrement quelque chose.

Poirot secoua la tête.

— On n’a pas fait appel à la police, madame. C’est moi qui suis chargé de l’affaire.

La mine de plus en plus tendue, elle posa sur lui un regard inquiet. Ses yeux noirs et scrutateurs cherchaient à percer l’impassibilité de Poirot.

Elle finit par les fermer, vaincue.

— Vous ne pouvez pas me dire quelles sont les mesures prises ?

— Je peux seulement vous assurer, madame, que je retournerai chaque pierre, que je ne « laisserai nulle place où la main ne passe et repasse »…

— Pour attraper le voleur… ou pour retrouver ces papiers ?

— Le principal c’est de retrouver les papiers, madame.

Elle changea d’attitude. Se fit lasse, indifférente.

— C’est sans doute la meilleure solution.

Il y eut encore un silence.

— Autre chose, monsieur Poirot ?

— Non, madame. Je ne vous retiendrai pas plus longtemps.

— Merci.

Il lui ouvrit la porte. Et elle sortit, sans un regard pour lui. Poirot retourna près de la cheminée et se mit à régler avec soin l’ordonnance des bibelots qui se trouvaient sur le manteau. Lord Mayfield entra par la porte-fenêtre alors qu’il y était encore occupé.

— Alors ? s’enquit-il.

— Tout se passe au mieux. Les péripéties s’imbriquent comme il convient.

Lord Mayfield le regarda avec attention.

— Alors vous êtes content ?

— Non, je ne suis pas content. Mais je suis satisfait.

— Vraiment, monsieur Poirot, j’ai du mal à vous comprendre.

— C’est que je ne suis pas le charlatan que vous imaginiez.

— Je n’ai jamais dit…

— Non, mais vous l’avez pensé ! Peu importe. Je n’en ressens nulle offense. S’il m’arrive parfois d’adopter certaines poses, c’est que j’y suis contraint.

Lord Mayfield lui coula un regard sceptique d’où la méfiance n’était pas exclue. Il ne comprenait pas Hercule Poirot. Il aurait voulu le traiter par le mépris, mais quelque chose lui disait que ce petit bonhomme ridicule n’était pas aussi ridicule qu’il le paraissait. Charles McLaughlin avait toujours su détecter la compétence.

— Bah ! fit-il, nous sommes entre vos mains. Quelles sont vos prochaines directives ?

— Pourriez-vous vous débarrasser de vos invités ?

— Il doit y avoir moyen d’y parvenir… Je peux leur expliquer que cette affaire m’oblige à me rendre à Londres. Ils proposeront sans doute de partir.

— Très bien. Essayez d’arranger ça.

Lord Mayfield hésita :

— Vous ne croyez pas que…

— Je suis certain que c’est la meilleure ligne de conduite à adopter.

Lord Mayfield haussa les épaules.

— Bon, si c’est vous qui le dites.

Sur quoi il sortit.

8

Les invités partirent après le déjeuner. Mrs Vanderlyn et Mrs Macatta devaient prendre le train. Les Carrington avaient leur voiture. Poirot se trouvait dans le hall quand Mrs Vanderlyn fit à leur hôte des adieux touchants.

— Cela me désole de vous voir aux prises avec de tels ennuis. J’espère que tout s’arrangera au mieux. Je serai muette comme la tombe.

Elle lui étreignit la main et sortit pour monter dans la Rolls qui devait la conduire à la gare. Mrs Macatta y était déjà installée. Ses adieux avaient été froids et brefs.

Soudain, Léonie, qui était assise à côté du chauffeur, retourna en courant dans le hall.

— Le nécessaire de Madame n’est pas dans la voiture ! s’écria-t-elle.

On se dépêcha de le chercher. Lord Mayfield finit par le découvrir au pied d’un vieux coffre de chêne. Léonie poussa un petit cri de joie, attrapa l’élégante mallette de maroquin vert et sortit précipitamment.

Mrs Vanderlyn se pencha par la portière.

— Lord Mayfield ! Lord Mayfield ! (Elle lui tendit une lettre.) Seriez-vous assez aimable pour mettre ça avec votre courrier ? Si je la garde pour la poster en ville, je suis sûre de l’oublier. Mes lettres traînent dans mon sac pendant des éternités.

Sir George Carrington jouait avec sa montre. Il l’ouvrait et la fermait. C’était un maniaque de la ponctualité.

— Il leur reste très peu de temps, murmura-t-il. Très peu. Si elles n’y prennent garde, elles vont rater le train.

— Oh ! ne faites pas tant d’histoires, George, répliqua sa femme, exaspérée. Après tout, c’est leur train, pas le nôtre !

Il lui jeta un regard réprobateur.

La Rolls démarra.

Reggie gara la Morris des Carrington devant le perron.

— Tout est prêt, père, dit-il.

Les domestiques apportèrent les bagages des Carrington. Reggie supervisa leur installation dans le spider.

Poirot sortit sur le seuil pour observer les préparatifs.

Soudain, il sentit une main sur son bras. Très agitée, lady Julia lui chuchota à l’oreille :

— Monsieur Poirot, il faut que je vous parle… tout de suite.

Sa main se fit plus insistante et il céda. Elle l’entraîna dans un petit salon et ferma la porte. Elle s’approcha tout près de lui.

— Est-ce vrai, ce que vous avez dit ? Que ce qui importe le plus à lord Mayfield c’est de retrouver les papiers ?

Poirot la dévisagea avec curiosité.

— C’est tout ce qu’il y a de plus vrai, madame.

— Si… si on vous rendait ces papiers, vous engageriez-vous à ce qu’ils soient remis à lord Mayfield sans qu’il soit réclamé d’explications ?

— Je ne suis pas sûr de bien vous comprendre.

— Vous devez me comprendre ! Je suis certaine que vous me comprenez. Je suggère que… que le voleur restera anonyme si les papiers sont rendus.

— Dans combien de temps cette restitution aurait-elle lieu, madame ?

— Dans les douze heures. Sans faute.

— Vous pouvez le promettre ?

— Je peux le promettre.

Comme il ne répondait pas, elle répéta d’une voix pressante :

— Pouvez-vous me garantir qu’il ne sera fait aucun battage publicitaire ?

Poirot répondit alors, très gravement.

— Oui, madame, ça, je peux vous le garantir.

— Alors, on peut tout arranger.

Elle sortit du salon en coup de vent. Un instant plus tard, Poirot entendait la voiture démarrer.

Il enfila le corridor qui menait au bureau. Lord Mayfield s’y trouvait. Il leva les yeux en entendant Poirot entrer.

— Alors ? demanda-t-il.

Poirot écarta les bras.

— L’affaire est close, lord Mayfield.

— Quoi ?

Poirot lui répéta mot pour mot sa conversation avec lady Julia.

Lord Mayfield le regarda avec stupéfaction.

— Qu’est-ce que cela signifie ? Je ne comprends pas.

— C’est très clair, non ? Lady Julia sait qui a volé les plans.

— Vous ne voulez pas dire que c’est elle qui les a pris ?

— Certainement pas. Lady Julia est peut-être une joueuse. Ce n’est pas une voleuse. Mais si elle propose de rendre les plans, cela signifie qu’ils ont été volés par son mari ou par son fils. Sir George était avec vous sur la terrasse. Reste donc le fils. Je crois pouvoir reconstruire assez exactement les événements de la nuit dernière. Lady Julia entre dans la chambre de son fils et découvre qu’elle est vide. Elle descend à sa recherche mais ne le trouve pas. Ce matin, elle entend parler du vol, et elle entend aussi son fils déclarer qu’il est monté droit dans sa chambre et qu’il n’en est plus sorti. Ça, elle sait que c’est faux. Et elle sait encore autre chose à propos de son fils. Elle sait qu’il est faible et qu’il a désespérément besoin d’argent. Elle a remarqué qu’il s’est entiché de Mrs Vanderlyn. Tout lui semble clair. Mrs Vanderlyn a persuadé Reggie de voler les plans. Mais lady Julia est décidée aussi à jouer sa partie. Elle va dire deux mots à son fils, récupérer les plans et les rendre.

— Mais tout ça ne tient pas debout ! C’est impossible ! s’écria lord Mayfield.

— Bien sûr que c’est impossible, mais lady Julia n’en sait rien. Elle ne sait pas comme moi, Hercule Poirot, que le jeune Reggie Carrington n’était pas occupé à voler des papiers hier soir, mais qu’il était en train de flirter avec la femme de chambre de Mrs Vanderlyn.

— Toute cette histoire n’est qu’un sac d’embrouilles !

— Tout juste.

— Alors l’affaire n’est pas réglée du tout !

— Mais si, elle est réglée. Moi, Hercule Poirot, je connais la vérité. Vous ne me croyez pas ? Vous ne m’avez pas cru, hier, lorsque je vous ai dit que je savais où se trouvaient les plans. Et pourtant je le savais bel et bien. Ils étaient à portée de la main.

— Où ça ?

— Dans votre poche, monsieur.

Il y eut un silence. Puis lord Mayfield demanda :

— Est-ce que vous vous rendez compte de ce que vous êtes en train de dire, monsieur Poirot ?

— Oh oui, je le sais fort bien. Je sais que je m’adresse à un homme très intelligent. Dès le début, j’ai été troublé par le fait que, myope comme vous avez reconnu l’être, vous puissiez être aussi certain d’avoir vu cette silhouette passer par la fenêtre. Vous vouliez que cette explication – si commode – soit adoptée. Pourquoi ? Plus tard, un par un, j’ai éliminé tous les suspects possibles. Mrs Vanderlyn était en haut, sir George était avec vous sur la terrasse, Reggie Carrington avec la petite française dans l’escalier, Mrs Macatta sans conteste dans sa chambre – la dite chambre est contiguë à celle du gardien et Mrs Macatta ronfle ! Lady Julia croyait de toute évidence à la culpabilité de son fils. Restaient deux possibilités. Ou Carlile n’avait pas mis les plans sur le bureau mais dans sa poche – ce qui n’est guère plausible puisque, comme vous l’avez souligné, il aurait pu en faire une copie –, ou alors… ou alors les plans étaient à leur place quand vous vous êtes approché du bureau, et le seul endroit où ils avaient pu disparaître, c’était dans votre poche. Auquel cas, tout était clair : votre insistance à prétendre avoir aperçu une silhouette, votre insistance à vouloir innocenter Carlile, votre répugnance à faire appel à mes services.

« Une seule chose m’intriguait : le mobile. Vous êtes – j’en suis convaincu – un homme honnête et intègre. Votre souci de ne pas laisser accuser un innocent le montre assez. Il était non moins évident que le vol des plans pouvait nuire à votre carrière. Alors, pourquoi ce vol complètement déraisonnable ? La réponse a fini par me venir. À l’époque où vous avez traversé cette crise, il y a quelques années, le premier ministre avait assuré publiquement que vous n’aviez pas négocié avec cette puissance étrangère. Supposons que ce ne soit pas tout à fait exact, qu’il reste des traces de cette négociation – une lettre, peut-être – prouvant qu’en réalité, vous aviez fait ce que vous aviez publiquement démenti. Ce démenti était politiquement nécessaire, mais il est douteux que l’homme de la rue voit ça du même œil. Cela pourrait signifier qu’au moment où le pouvoir suprême allait vous être confié, un écho de ce passé pouvait venir tout détruire.

« Je suppose que cette lettre était restée dans les mains d’un certain gouvernement, et que ce gouvernement vous a proposé un marché : la lettre en échange des plans du nouveau bombardier. Il y en a qui auraient refusé. Vous, non ! Vous avez accepté. Mrs Vanderlyn devait servir d’intermédiaire. Elle était ici pour effectuer l’échange. Vous vous êtes trahi en reconnaissant que vous n’aviez aucun plan bien arrêté pour la prendre au piège. Cet aveu ôtait beaucoup de poids à la raison pour laquelle vous l’aviez soi-disant invitée.

« Vous avez organisé le cambriolage. Histoire d’écarter tout soupçon de Carlile, vous avez prétendu avoir vu le voleur sur la terrasse. Même s’il n’avait pas quitté la pièce, le bureau est si près de la fenêtre qu’un voleur aurait pu s’emparer des plans pendant que Carlile, le dos tourné, cherchait des papiers dans le coffre. Vous vous êtes approché du bureau, vous avez pris les plans et vous les avez gardés sur vous jusqu’au moment où, comme vous en étiez convenu, vous les avez glissés dans le nécessaire de toilette de Mrs Vanderlyn. En échange, elle vous a remis la lettre fatale déguisée en lettre à poster.

Poirot s’arrêta.

— Vous savez vraiment tout, monsieur Poirot. Vous devez penser que je suis le pire des salopards.

Poirot fit un petit geste.

— Non, non, lord Mayfield. Je pense, comme je vous l’ai dit, que vous êtes très intelligent. Cela m’est apparu soudain en parlant avec vous, la nuit dernière. Vous êtes un ingénieur de premier ordre. Je suis persuadé que les caractéristiques du bombardier ont subi quelques subtiles modifications. Des modifications introduites avec tant d’ingéniosité qu’il sera difficile de comprendre pourquoi cet appareil n’est pas aussi réussi que prévu. Une certaine puissance étrangère pensera que ce modèle est un échec. Ce sera une grande déception pour elle, j’en suis sûr.

Il y eut un nouveau silence…

— Vous êtes beaucoup trop clairvoyant, monsieur Poirot, dit enfin lord Mayfield. Je vous demande seulement de croire ceci : j’ai foi en moi-même. Je suis convaincu que je suis l’homme dont l’Angleterre a besoin pour traverser la crise que je vois venir. Si je n’étais pas sincèrement convaincu que mon pays a besoin de moi pour tenir la barre du navire de l’État, je n’aurai jamais fait ce que j’ai fait – concilier le salut de mon âme avec l’intérêt immédiat… et utiliser un habile subterfuge pour éviter d’aller à ma perte.

— Si vous ne saviez pas concilier le salut de votre âme avec l’intérêt immédiat, vous ne seriez pas un homme d’état, lord Mayfield.

LE MIROIR DU MORT

(Dead Man’s Mirror)

1

L’appartement était moderne. L’ameublement aussi. Les fauteuils étaient carrés, les chaises anguleuses. Un bureau moderne était installé juste en face de la fenêtre, et un petit homme d’un certain âge y trônait. Son crâne était sans doute la seule chose, dans cette pièce, qui ne fût pas carré. Il était ovoïde.

M. Hercule Poirot lisait une lettre :

Gare : Whimperley Hamborough Close,

Bureau de poste Hamborough St. Mary

Hamborough St. John Westshire.

Le 24 septembre 1936

À Monsieur Hercule Poirot.

Cher monsieur

Un problème vient de surgir qui demande à être traité avec tact et discrétion. J’ai entendu dire de vous le plus grand bien et j’ai décidé de vous confier cette affaire. J’ai tout lieu de penser que je suis victime d’une escroquerie, mais pour des raisons familiales, je ne souhaite pas faire appel à la police. Je prends de mon côté des mesures, mais si vous recevez un télégramme, soyez prêt à venir sur-le-champ. Je vous saurais gré de ne pas répondre à cette lettre.

Sincèrement à vous,

Gervase Chevenix-Gore

Les sourcils de M. Hercule Poirot remontèrent lentement sur son front jusqu’à ne plus guère faire qu’un avec ses cheveux.

« Mais qui donc peut bien être ce Gervase Chevenix-Gore » ? demanda-t-il à l’univers dans son entier.

Il alla prendre un épais volume dans sa bibliothèque.

Il trouva facilement ce qu’il cherchait.

Chevenix-Gore, sir Gervase Francis Xavier, 10e Baronnet, (fait 1694) ; ex-capitaine des 17e Lanciers ; né le 18 mai 1878 ; fils aîné de sir Guy Chevenix-Gore, 9e Baronnet, et de lady Claudia Bretherton, seconde fille du 8e comte de Wallingford. Succède à son père en 1911. Marié (1912) à Vanda Elizabeth, fille aînée du colonel Frederick Arbuthnot. Études à Eton. Participe à la Première Guerre Mondiale, 1914-18. Distractions : chasse au gros, voyages. Adresse : Hamborough St. Mary, Westshire et 218 Lowndes Square, S.W.1. Clubs : Cavalry. Travellers.

Poirot secoua la tête, vaguement mécontent. Il resta perdu un instant dans ses pensées, puis retourna à son bureau et sortit d’un tiroir une pile de cartons d’invitation.

Son visage s’éclaira.

— À la bonne heure ! Exactement ce qu’il me faut ! Il y sera sûrement.

Une duchesse accueillit Poirot avec effusion.

— Alors, vous vous êtes quand même arrangé pour venir, monsieur Poirot ! C’est merveilleux !

— Tout le plaisir est pour moi, madame, répondit Poirot en s’inclinant.

Il évita diverses créatures aussi brillantes qu’importantes – un diplomate célèbre, une non moins célèbre actrice et un pair, homme de cheval bien connu – et trouva enfin celui qu’il cherchait, l’inévitable « était aussi présent » : Mr Satterthwaite.

Mr Satterthwaite jacassait, toujours affable :

— Cette chère duchesse… J’adore ses réceptions… C’est un tel per-son-na-ge, si vous comprenez ce que je veux dire. Je l’ai beaucoup vue en Corse, il y a quelques années…

Le discours de Mr Satterthwaite avait la fâcheuse tendance de se charger à l’excès d’allusions à des relations titrées. Il n’était pas impossible qu’il eût parfois goûté la compagnie de quelconques Jones, Brown ou Robinson, mais le moins qu’on pût dire est qu’il n’en faisait guère état. Il aurait pourtant été injuste de ne voir en lui qu’un snob. C’était un observateur perspicace de la nature humaine et s’il est vrai que le spectateur comprend presque tout du jeu, Mr Satterthwaite devait en savoir long.

— Savez-vous, mon très cher, que cela fait des siècles que nous ne nous étions pas rencontrés ! J’ai toujours considéré comme un privilège d’avoir pu vous voir à l’œuvre dans l’affaire du Nid de Corneilles. Depuis, j’ai un peu l’impression d’être une sorte d’initié. À propos, j’ai rencontré lady Mary la semaine dernière. Quelle créature exquise… lavande et fleurs séchées !

Après avoir prêté une oreille distraite au récit d’un ou deux scandales du moment – les imprudences d’une fille de duc, et l’inconduite d’un vicomte – Poirot réussit à glisser le nom de Gervase Chevenix-Gore.

La réaction de Mr Satterthwaite fut immédiate.

— Ah ! ça c’est un personnage ou je ne m’y connais pas ! Le Dernier des Baronnets… c’est son surnom.

— Pardon, je ne suis pas sûr de comprendre.

Avec indulgence, Mr Satterthwaite daigna descendre au niveau de compréhension d’un étranger.

— C’est une plaisanterie, vous savez… une plai-san-te-rie. Bien sûr, il n’est pas vraiment le dernier baronnet d’Angleterre, mais il représente bel et bien la fin d’une époque. Le Brave Bandit de Baronnet – le baronnet redresseur de torts et cerveau brûlé si cher aux romanciers du siècle dernier, le genre de type qui tente des paris impossibles… et qui les gagne.

Il explicita ce qu’il voulait dire au juste. Dans son jeune temps, Gervase Chevenix-Gore avait navigué autour du monde à la barre d’un trois-mâts. Il avait participé à une expédition au Pôle Nord. Il avait provoqué un pair en duel. À l’occasion d’un pari, il avait gravi l’escalier d’une maison ducale, en selle sur sa jument favorite. Un jour, au théâtre, il avait bondi de sa loge sur la scène et enlevé une tragédienne célèbre au milieu de sa plus belle tirade.

Les anecdotes foisonnaient.

— C’est une vieille famille, poursuivit Mr Satterthwaite. Sir Guy de Chevenix a fait partie de la première croisade. Aujourd’hui, hélas, la lignée semble vouloir s’éteindre. Le vieux Gervase est le dernier des Chevenix-Gore.

— Les biens périclitent ?

— Pas le moins du monde. Gervase est fabuleusement riche. Il possède une propriété de grande valeur, des mines de charbon, et il avait en outre, dans sa jeunesse, jeté son dévolu sur une concession minière au Pérou ou quelque part en Amérique du Sud, qui lui a rapporté une fortune. C’est un homme étonnant. Qui a toujours réussi tout ce qu’il a entrepris.

— Il doit être âgé, maintenant ?

Mr Satterthwaite soupira et hocha la tête.

— Oui, pauvre vieux Gervase. La plupart des gens vous diront qu’il est fou à lier. D’une certaine manière, c’est vrai. Il est fou. Non qu’il soit bon à enfermer ou qu’il ait des hallucinations, mais fou au sens d’a-normal. Il a toujours eu un caractère très original.

— Et avec l’âge, l’originalité se transforme en excentricité ? suggéra Poirot.

— Très juste. C’est exactement ce qui est arrivé à ce pauvre vieux Gervase.

— Il a peut-être, une haute idée de sa propre importance ?

— Sans aucun doute. J’imagine que dans son esprit, le monde a de tous temps été divisé en deux : il y a les Chevenix-Gore, et puis il y a les autres !

— C’est avoir là un sens de la famille un peu exacerbé !

— Oui. Les Chevenix-Gore sont tous arrogants en diable, ils ont le droit pour eux. Étant le dernier, Gervase est sérieusement atteint. Il est… enfin, vous savez, à l’entendre, on pourrait croire qu’il est… euh… le Tout-Puissant.

Songeur, Poirot hocha la tête.

— Oui, ça en a tout l’air. Figurez-vous que j’ai reçu une lettre de lui. Un lettre inhabituelle. Ce n’est pas une sollicitation. C’est une sommation.

— Ordre de Sa Majesté, pouffa Mr Satterthwaite.

— Tout juste. Il ne semble pas être venu à l’esprit de ce sir Gervase que moi, Hercule Poirot, je suis un homme important, un homme des plus occupés ! Et qu’il y a peu de chances que j’envoie tout promener pour me précipiter à ses pieds comme un chien obéissant… comme un moins que rien, émerveillé de se voir gratifier d’une mission.

Mr Satterthwaite se mordit la lèvre pour réprimer un sourire. Il pensait sans doute que sur le chapitre de la mégalomanie, il eût été malaisé de choisir entre Hercule Poirot et Gervase Chevenix-Gore.

— Bien sûr, murmura-t-il, si l’objet de cette convocation présentait un caractère d’urgence…

— Mais pas du tout ! s’écria Poirot en levant les bras au ciel. Je dois me tenir à sa disposition, un point c’est tout, pour le cas où il aurait besoin de moi ! Non mais, je vous demande un peu !

Hercule Poirot leva de nouveau les bras au ciel, geste qui, mieux que ses mots exprimait la profondeur de l’outrage.

— J’imagine que vous avez refusé ? hasarda Mr Satterthwaite.

— Je n’en ai pas encore eu l’occasion.

— Mais vous allez refuser ?

Le visage du petit homme prit soudain une expression nouvelle. Son front se creusa de mille et une ridules de perplexité.

— Comment vous expliquer ? Refuser… oui, telle a été ma première réaction. Mais je ne sais pas… On a, parfois, des intuitions. Il me semble vaguement que cela sent le roussi…

Mr Satterthwaite écouta cette déclaration sans apparemment y trouver à sourire.

— Ah ! fit-il. Ça, c’est intéressant…

— D’après moi, continua Hercule Poirot, un homme tel que vous me l’avez décrit doit être très vulnérable.

— Vulnérable ? répéta Mr Satterthwaite, surpris.

Ce n’était pas un mot qu’il aurait spontanément associé à Gervase Chevenix-Gore. Mais Mr Satterthwaite était un homme perspicace, au jugement rapide.

— Je crois comprendre ce que vous voulez dire.

— Un homme comme lui est enfermé dans une armure, n’est-ce pas… et quelle armure ! Celle des Croisés n’était rien à côté… Une armure d’arrogance, de fierté, de totale admiration de soi. Une armure qui fait dévier les flèches, les innombrables flèches de la vie quotidienne. Mais il y a un revers à la médaille. Un homme enfermé dans son armure peut aller jusqu’à ignorer qu’il a été attaqué. Il sera lent à voir, lent à entendre – encore plus lent à sentir.

Il s’arrêta, puis changea de ton pour demander :

— De quoi se compose la famille de sir Gervase ?

— Il y a Vanda, sa femme. C’était une Arbuthnot – et elle a été très jolie fille. C’est encore une très belle femme. Terriblement distraite, cela dit. Et qui ne jure que par Gervase. Elle semble avoir un penchant pour les sciences occultes. Elle porte des amulettes et des scarabées, et se prétend la réincarnation d’une reine d’Égypte… Ensuite, il y a Ruth – leur fille adoptive. Ils n’ont pas d’enfants à eux. Très séduisante, selon le canon moderne. Voilà toute la famille. À part Hugo Trent, bien entendu. C’est le neveu de Gervase. Pamela Chevenix-Gore avait épousé Reggie Trent et Hugo était leur fils unique. Il est orphelin. Il n’héritera pas du titre, bien entendu, mais je pense qu’il finira par entrer en possession de presque tout l’argent de Gervase. Beau garçon. Il fait partie de la Cavalerie de la Maison du roi.

Songeur, Poirot hocha la tête.

— Sir Gervase doit ressentir douloureusement le fait de n’avoir pas de fils pour perpétuer son nom ?

— Pour lui, ce doit être une blessure profonde, oui.

— Il a le culte du nom de sa famille ?

— Oui.

Mr Satterthwaite resta un moment silencieux. Il était très intrigué. Il finit par se hasarder à demander :

— Vous avez une raison précise pour vous rendre à Hamborough Close ?

Lentement, Poirot secoua la tête.

— Non, dit-il. Pour autant que je puisse en juger, je n’en ai aucune. Quoi qu’il en soit, je crois bien que j’irai.

2

Assis dans le coin d’un compartiment de première classe, Hercule Poirot traversait à grande vitesse la campagne anglaise.

Il sortit de sa poche un télégramme soigneusement plié, l’ouvrit et le relut d’un air méditatif.

Prenez le 16 h 30 de St. Pancras. Avisez contrôleur arrêter express à Whimperley.

Chevenix-Gore

Il replia le télégramme et le remit dans sa poche.

Le contrôleur avait réagi avec obséquiosité. Monsieur allait à Hamborough Close ? Oh, oui, on arrêtait toujours le train à Whimperley pour les invités de sir Gervase Chevenix-Gore. « C’est une prérogative spéciale, je crois, monsieur. »

Depuis, le contrôleur était revenu deux fois, la première pour assurer le voyageur que tout serait fait pour que ce compartiment lui soit réservé, la seconde pour le prévenir que l’express aurait dix minutes de retard.

Le train devait arriver à 19 h 50, mais il était exactement 20 heures et 02 minutes quant Poirot descendit sur le quai de cette petite gare de campagne et glissa dans la main du prévenant contrôleur la demi-couronne qu’il attendait.

La locomotive siffla et le Nord-express s’ébranla. Un chauffeur en livrée vert foncé s’approcha de Poirot.

— Monsieur Poirot ? Pour Hamborough Close ?

Il s’empara de sa valise et le pilota vers la sortie. Une grosse Rolls les y attendait. Le chauffeur maintint la portière ouverte pour Poirot, lui arrangea sur les jambes une somptueuse couverture de fourrure et démarra.

Après quelque dix minutes de route de campagne et de virages en épingles à cheveux, la voiture franchit un grand portail flanqué de gigantesques griffons de pierre.

Ils traversèrent un parc et remontèrent une allée jusqu’à la maison. Quand ils s’y arrêtèrent, la porte s’ouvrit, et un maître d’hôtel aux proportions impressionnantes parut sur le perron.

— Monsieur Poirot ? Par ici, monsieur.

Il le précéda dans le hall et ouvrit tout grand une porte, à mi-chemin sur la droite.

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