LE MIROIR DU MORT Agatha Christie

Poirot venait juste de terminer l’interrogatoire de la redoutable Mrs Macatta.

Quelques brèves questions lui avaient permis de savoir que Mrs Macatta était montée se coucher peu avant 11 heures, qu’elle n’avait rien vu et rien entendu.

Poirot avait fait glisser la conversation du thème général du vol à des considérations plus personnelles. Il professait une vive admiration pour lord Mayfield. Citoyen de dernière zone, il sentait bien que lord Mayfield était un grand homme. Évidemment, Mrs Macatta qui était dans le secret des dieux, devait avoir plus de moyens que lui de s’en faire une idée précise.

— Lord Mayfield est intelligent, avait concédé Mrs Macatta, et il a bâti sa carrière à la force du poignet. Il ne doit rien à des privilèges héréditaires. Il lui manque peut-être une vision de l’avenir. En quoi, hélas ! tous les hommes se ressemblent, à mon avis. Ils n’ont pas l’ampleur d’imagination des femmes. D’ici dix ans, monsieur Poirot, la Femme sera le moteur principal du gouvernement.

Poirot avait déclaré qu’il en était convaincu.

Il était passé de là au cas de Mrs Vanderlyn. Était-il vrai, comme il l’avait entendu dire, que lord Mayfield et elle étaient infimes ?

— Pas le moins du monde. Je vous avouerai même avoir été très surprise de la rencontrer ici. Vraiment très surprise.

Poirot avait demandé à Mrs Macatta son opinion sur Mrs Vanderlyn – et l’avait obtenue :

— Une de ces femmes absolument inutiles, monsieur Poirot. De celles qui vous font désespérer de votre propre sexe ! Un parasite, ni plus ni moins qu’un parasite.

— Les hommes l’admirent, non ?

— Les hommes ! s’était écriée Mrs Macatta avec mépris. Les hommes se laissent toujours avoir par ces signes extérieurs de beauté. Ce garçon, le jeune Reggie Carrington, rougit dès qu’elle lui adresse la parole ; il se sent stupidement flatté qu’elle ait daigné le remarquer. Et cette façon ridicule qu’elle a de le flatter, elle aussi. Elle le félicite pour son bridge… où il est pourtant loin de se montrer brillant.

— Il ne joue pas bien ?

— Il a fait toutes sortes d’erreurs, hier soir.

— Et lady Julia, elle joue bien ?

— Beaucoup trop bien, à mon avis. Elle en fait presque une profession. Elle joue matin, midi, et soir.

— Pour des enjeux élevés ?

— Oui, beaucoup plus élevés que je ne me le permettrais. En vérité, je trouve que ce n’est pas bien.

— Elle se fait beaucoup d’argent au jeu ?

Mrs Macatta émit un grognement sonore et vertueux.

— Elle compte là-dessus pour payer ses dettes. Mais, d’après ce qu’on raconte, elle a dernièrement traversé une mauvaise passe. Elle avait l’air préoccupée, hier soir. Le démon du jeu, monsieur Poirot, vous entraîne à peine moins loin que le démon de la boisson. Si on m’écoutait, ce pays serait purifié…

Poirot avait été contraint de prêter l’oreille à un long monologue sur la purification de la morale anglaise. À la suite de quoi il avait habilement mis un terme à la conversation et fait appeler Reggie Carrington.

— Mr Reggie Carrington ?

— Oui. En quoi puis-je vous être utile ?

— Racontez-moi tout ce que vous pouvez sur ce qui s’est passé hier soir.

— Laissez-moi réfléchir… nous avons joué au bridge – dans le salon. Après ça, je suis monté me coucher.

— Quelle heure était-il ?

— Presque 11 heures. J’imagine que le cambriolage a eu lieu après ?

— Après, en effet. Vous n’avez rien vu ni rien entendu ?

Reggie secoua la tête.

— Je regrette. Je suis allé droit au lit et je n’ai pas le sommeil léger.

— Vous êtes allé directement du salon dans votre chambre et vous y êtes resté jusqu’au lendemain matin ?

— C’est bien ça.

— Curieux, dit Poirot.

Reggie se rebiffa :

— Qu’entendez-vous par curieux ?

— Vous n’avez pas entendu un cri, par exemple ?

— Non.

— Tiens ! Très curieux.

— Écoutez, je ne vois pas ce que vous voulez dire.

— Vous êtes peut-être un peu dur d’oreille ?

— Absolument pas.

Les lèvres de Poirot remuèrent. Peut-être répétait-il le mot « curieux » pour la troisième fois.

— Bon, eh bien merci, Mr Carrington, ce sera tout.

Reggie se leva et s’arrêta, indécis.

— Vous savez, dit-il, maintenant que vous m’y faites penser, je crois bien avoir entendu quelque chose dans ce goût-là.

— Ah, vous avez entendu quelque chose ?

— Oui, mais j’étais en train de lire, vous voyez – un roman policier, en fait – et je… eh bien, je n’ai pas saisi de quoi il retournait.

— Ah ! fit Poirot. C’est une explication très satisfaisante.

Son visage était dénué d’expression.

Toujours hésitant, Reggie se dirigea lentement vers la porte. Soudain il s’arrêta pour demander :

— Au fait, qu’est-ce qui a été volé ?

— Une chose de grande valeur, Mr Carrington. C’est tout ce que je suis autorisé à vous dire.

— Ah ! fit Reggie d’une voix neutre.

Il sortit.

Poirot hocha la tête.

— Ça s’emboîte, murmura-t-il. Ça s’emboîte à merveille.

Il sonna et demanda avec infiniment de courtoisie si Mrs Vanderlyn était enfin levée.

7

Très élégante, Mrs Vanderlyn fit une entrée remarquée. Elle portait un costume de sport fauve de belle coupe qui mettait en valeur les chauds reflets de sa chevelure. Elle choisit un fauteuil et adressa un sourire éblouissant au petit homme assis en face d’elle.

Un instant, quelque chose perça dans son sourire. Triomphe ? Moquerie ? Cela s’effaça aussitôt, mais n’en avait pas moins été là. Poirot le nota avec intérêt.

— Des cambrioleurs ? La nuit dernière ? Quelle horreur ! Mais non, je n’ai rigoureusement rien entendu. Et la police ? Ils ne peuvent pas faire quelque chose ?

Un court instant, elle eut de nouveau l’œil moqueur.

« Il est clair que la police ne vous fait pas peur, chère petite madame, se dit Poirot. Vous savez très bien qu’ils ne sont pas près de l’appeler. »

De là, il s’ensuivait que… quoi ?

— Vous devez bien vous rendre compte, madame, se contenta de dire sobrement Poirot, que c’est une affaire qui exige le maximum de discrétion.

— Mais, bien sûr, monsieur… Poirot, c’est bien ça ? Je n’aurais pas l’idée d’en souffler mot. J’ai trop d’admiration pour lord Mayfield pour vouloir lui causer le moindre souci.

Elle croisa les jambes. Une mule de cuir fauve dansa au bout de son pied gainé de soie.

Elle sourit, d’un sourire chaleureux, irrésistible, qui respirait le bien-être et la satisfaction de soi.

— Dites-moi ce que je peux faire.

— Merci, madame. Vous avez joué au bridge dans le salon, hier soir ?

— Oui.

— J’ai cru comprendre que toutes les dames étaient ensuite montées se coucher ?

— C’est exact.

— Mais l’une d’elles est revenue chercher un livre. C’était bien vous, non, Mrs Vanderlyn ?

— J’ai été la première à redescendre… oui.

— Qu’entendez-vous par la première ? demanda vivement Poirot.

— J’étais remontée aussitôt, expliqua Mrs Vanderlyn. À la suite de quoi, j’avais sonné ma femme de chambre. Comme elle tardait, j’ai resonné. Puis je suis sortie sur le palier. J’ai entendu sa voix et je l’ai appelée. Après qu’elle m’eut peignée, je l’ai renvoyée. Elle était nerveuse, elle n’était pas dans son assiette, et elle m’a plusieurs fois pris les cheveux dans la brosse. Juste après son départ, j’ai vu lady Julia monter l’escalier. Elle m’a dit qu’elle était descendue chercher un livre, elle aussi. Curieux, n’est-ce pas ?

Mrs Vanderlyn avait achevé sa phrase par un large sourire, plutôt félin. Hercule Poirot en conclut qu’elle ne devait pas porter lady Julia dans son cœur.

— Curieux, madame, je vous l’accorde. Dites-moi, avez-vous entendu votre femme de chambre crier ?

— Ma foi, oui. J’ai entendu, en effet, quelque chose de ce genre.

— Vous lui avez demandé des explications ?

— Oui. Et elle m’a raconté qu’elle avait vu flotter une silhouette blanche… C’est grotesque, non ?

— Que portait lady Julia la nuit dernière ?

— Oh, vous pensez que peut-être… Oui, je vois. Eh bien, elle portait une robe du soir blanche. Bien sûr, cela explique tout. Elle a dû l’apercevoir… dans la pénombre et la prendre pour un fantôme. Ces filles sont tellement superstitieuses !

— Il y a longtemps que vous avez cette femme de chambre, madame ?

— Oh, absolument pas. Cinq mois environ.

— J’aimerais la voir, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, madame.

Mrs Vanderlyn haussa les sourcils.

— Mais certainement, répondit-elle non sans froideur.

— J’aimerais assez, voyez-vous, lui poser quelques questions.

— Mais bien sûr.

Elle avait à nouveau, cette lueur d’amusement dans le regard. Poirot se leva et s’inclina :

— Vous avez toute mon admiration, madame.

Pour une fois, Mrs Vanderlyn fut un peu déconcertée.

— Oh, monsieur Poirot, c’est trop aimable à vous, mais pourquoi ?

— Vous êtes, madame, si parfaitement cuirassée, tellement sûre de vous !

Mrs Vanderlyn eut un rire un peu incertain.

— Dois-je prendre cela pour un compliment ? Je me le demande…

— C’est, peut-être, une mise en garde… contre une propension à traiter la vie avec arrogance.

Mrs Vanderlyn rit avec un peu plus d’assurance. Elle se leva et lui tendit la main.

— Cher monsieur Poirot, je vous souhaite un plein succès. Merci pour toutes les amabilités que vous m’avez dites.

Elle s’en fut.

« Vous me souhaitez un plein succès, n’est-ce pas ? marmonna Poirot en aparté. Mais c’est parce que vous êtes bien persuadée que ce succès, je ne l’obtiendrai pas. Oui, vous en êtes vraiment bien persuadée ! Et ça, voyez-vous, ça me déplaît souverainement. »

Il sonna et demanda avec humeur qu’on lui envoie mademoiselle Léonie.

Il la détailla dès qu’elle parut sur le seuil, hésitante, très sainte nitouche dans sa petite robe noire, le cheveu coiffé en deux vagues sombres et la paupière modestement baissée. Et il hocha lentement la tête, comme pour marquer son approbation.

— Entrez, mademoiselle Léonie, n’ayez pas peur.

Elle entra et resta bien sagement debout devant lui.

— Savez-vous, mademoiselle, déclara Poirot en changeant soudain de ton, que je vous trouve très jolie.

Léonie réagit aussitôt. Elle lui jeta un coup d’œil en coin et murmura :

— Monsieur est très aimable.

— Rendez-vous compte que j’ai demandé à Mr Carlile si vous étiez jolie ou pas et qu’il m’a répondu qu’il n’en savait rien !

Léonie leva le menton d’un air de dédain.

— Ce grand cornichon ?

— L’expression le décrit assez bien.

— Il n’a jamais dû regarder une fille de sa vie.

— Probablement pas. Dommage. Il ne sait pas ce qu’il perd. Mais il y en a d’autres, dans cette maison, qui sont plus sensibles à vos charmes, si je ne m’abuse.

— Je ne comprends pas ce que Monsieur veut dire.

— Oh, si, mademoiselle Léonie, vous comprenez très bien. C’est ingénieux, cette histoire que vous avez racontée, hier soir, à propos du fantôme que vous auriez vu. Dès que j’ai su que vous vous teniez là, les mains sur la tête, j’ai compris qu’il n’y avait jamais eu de fantôme. Quand une fille a peur, elle porte les mains à son cœur, ou encore à sa bouche pour étouffer un cri, mais si ses mains sont sur ses cheveux, cela signifie tout autre chose. Cela signifie qu’elle a les cheveux ébouriffés et qu’elle s’efforce à la hâte de les remettre en place. À présent, mademoiselle, dites-moi la vérité. Pourquoi avez-vous crié ?

— Mais monsieur, c’est pourtant vrai, j’ai aperçu une longue silhouette tout en blanc…

— Mademoiselle, ne faites pas insulte à mon intelligence. Cette histoire est peut-être assez bonne pour Mr Carlile, mais pas pour Hercule Poirot. La vérité, c’est qu’on venait de vous embrasser, n’est-ce pas ? Et je suis prêt à parier que c’est Mr Reggie Carrington qui vous avait serrée dans un coin.

Nullement décontenancée, Léonie le fixa d’un œil brillant.

— Après tout, qu’est-ce que c’est qu’un baiser ?

— Qu’est-ce, en effet, repartit Poirot avec galanterie.

— Vous comprenez, le jeune monsieur est arrivé derrière moi et m’a attrapée par la taille… alors, bien sûr, j’ai été surprise et j’ai crié. Si j’avais su… Je n’aurais pas crié, ça va de soi.

— Ça va de soi, acquiesça Poirot.

— Mais il s’était approché à pas de loup. Sur quoi la porte du bureau s’ouvre et voilà-t-il pas que « monsieur le secrétaire » en sort. Le temps que le jeune monsieur file au premier, moi, je suis restée là comme une idiote. Naturellement, il fallait que je dise quelque chose… surtout à… (elle poursuivit en français), un garçon comme ça, tellement collet monté !

— Alors vous avez inventé un fantôme ?

— Oui, monsieur, c’est tout ce qui m’est venu à l’idée. Une longue silhouette tout en blanc qui flottait à cinquante centimètres du sol. C’est ridicule, mais que pouvais-je faire ?

— Rien. Maintenant, tout s’explique. Je le soupçonnais d’ailleurs depuis le début.

Léonie lui jeta un regard aguichant :

— Monsieur est très malin… et très sympathique.

— Et puisque je n’ai pas l’intention de vous créer des ennuis avec cette histoire, ferez-vous quelque chose pour moi en retour ?

— Bien volontiers, monsieur.

— Que savez-vous des affaires de votre maîtresse ?

Léonie haussa les épaules.

— Pas grand-chose, monsieur. Bien sûr, j’ai mes idées.

— Et ces idées ?

— Eh bien, il ne m’a pas échappé que les amis de Madame sont toujours des soldats, des aviateurs ou des marins. Sans compter les autres – des messieurs étrangers qui viennent la voir très discrètement, parfois. Madame est très belle, mais je ne pense pas qu’elle le restera encore bien longtemps. Les jeunes gens la trouvent très séduisante. Quelquefois, j’ai comme l’impression qu’ils en disent trop. Mais c’est seulement mon idée, ça. Madame ne me raconte pas ses affaires.

— Vous essayez de me faire comprendre que Madame agit en solitaire ?

— C’est cela, monsieur.

— En d’autres termes, vous ne pouvez pas m’aider ?

— J’ai peur que non, monsieur. Si je pouvais, je le ferais.

— Dites-moi, votre maîtresse est de bonne humeur, aujourd’hui.

— De très bonne humeur, monsieur.

— Il est arrivé quelque chose qui lui a fait plaisir ?

— Depuis qu’elle est ici, elle voit la vie en rose.

— Si c’est vous qui le dites…

— Oui, monsieur, fit Léonie sur le ton de la confidence. Je ne peux pas me tromper. Je les connais, les humeurs de Madame. Elle nage en pleine euphorie.

— Avec un côté triomphant, peut-être bien ?

— C’est le mot, monsieur.

Poirot hocha tristement la tête.

— Je trouve ça… un peu difficile à supporter. Mais je vois bien que c’est inévitable. Merci, mademoiselle, ce sera tout.

Léonie lui lança un regard coquin.

— Merci, monsieur. Si je rencontre Monsieur dans l’escalier, je peux l’assurer que je n’appellerai pas au secours.

— Mon enfant ! se récria Poirot avec dignité. Ces bagatelles ne sont plus de mon âge.

Mais Léonie s’autorisa un petit rire taquin avant de se retirer.

Poirot arpenta lentement la pièce en tous sens. Il avait la mine grave et inquiète.

— À présent, marmonna-t-il enfin, lady Julia. Je me demande bien ce qu’elle va me raconter.

Lady Julia entra avec une assurance tranquille. Elle inclina la tête d’un mouvement gracieux et prit le fauteuil que Poirot lui avançait.

— Lord Mayfield dit que vous désirez me poser quelques questions, déclara-t-elle d’une voix posée qui dénotait la bonne éducation.

— Oui, madame. À propos d’hier soir.

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