LE MIROIR DU MORT Agatha Christie

— Par ici, monsieur.

Japp et Poirot grimpèrent à l’étage en ahanant.

L’homme ouvrit une porte sur la gauche et les introduisit dans une petite chambre à coucher.

— Vous devez souhaiter que je vous fasse un point rapide sur la question, monsieur ?

— En effet, Jameson, répondit Japp. Alors ?

L’inspecteur Jameson résuma la situation :

— La défunte est une certaine Mrs Allen, monsieur. Elle habitait ici avec une amie… miss Plenderleith. Miss Plenderleith vient de faire un séjour à la campagne. Elle est rentrée ce matin, a ouvert avec sa clef et a eu la surprise de ne trouver personne. En principe, une femme de ménage vient tous les matins à 9 heures. Elle est d’abord montée dans sa chambre – celle-ci –, puis elle est allée chez son amie, de l’autre côté du palier. La porte était fermée de l’intérieur. Elle a fait jouer la poignée, frappé, appelé sans obtenir de réponse. Inquiète, elle a fini par téléphoner au poste de police. Il était 11 heures moins le quart. Nous sommes venus tout de suite et nous avons forcé la porte. Mrs Allen était recroquevillée par terre, une balle dans la tête. Elle tenait un automatique à la main – un Webley 25 – et le suicide semblait évident.

— Où est miss Plenderleith à l’heure qu’il est ?

— En bas, dans le salon, monsieur. Si vous voulez mon avis, c’est une jeune femme efficace, qui n’a pas froid aux yeux et qui a les pieds sur terre.

— Bon, je l’interrogerai plus tard. Je préfère commencer par voir Brett.

Accompagné de Poirot, il traversa le palier pour se rendre dans la chambre en face. Un homme d’un certain âge leva les yeux à leur entrée et leur adressa un signe de tête.

— Salut, Japp ! Content de vous voir arriver. Drôle d’histoire, tout ça.

Japp alla lui serrer la main. Poirot en profita pour jeter un rapide coup d’œil autour de lui.

Cette pièce était beaucoup plus grande que celle qu’ils venaient de quitter. Dotée d’une fenêtre en encorbellement, elle n’était pas, comme l’autre, simple chambre à coucher. Elle faisait, de toute évidence, également office de salon.

Les murs étaient d’un gris argenté, le plafond, vert émeraude. Des rideaux vert argent, aux motifs avant-gardistes, faisaient le pendant à un divan couvert d’un jeté de soie vert émeraude et jonché de coussins or et argent. Un secrétaire ancien en noyer, une commode, quelques fauteuils chromés résolument modernes et une table basse – sur laquelle trônait un gros cendrier rempli de mégots – complétaient l’ameublement.

Hercule Poirot huma délicatement l’air ambiant. Puis il s’approcha de Jeff qui examinait le cadavre.

Recroquevillé sur le sol comme s’il était tombé d’un des fauteuils, c’était le corps d’une jeune femme d’environ vingt-sept ans. Le côté gauche de son crâne n’était plus guère qu’un amas de sang coagulé. Les doigts de sa main droite étaient crispés sur un petit revolver. Elle portait une robe vert foncé très simple, montant au ras du cou.

— Alors, Brett, qu’est-ce qui ne colle pas ?

— La position est normale, répondit le médecin. Si c’était elle qui avait tiré, elle aurait glissé de son fauteuil et se serait probablement retrouvée par terre dans cette position. La porte était fermée à double tour et les fenêtres bloquées de l’intérieur.

— Tout ça est normal, d’après vous. Alors qu’est-ce qui ne l’est pas ?

— Regardez le revolver. Je ne l’ai pas touché… j’attends qu’on relève les empreintes. Mais vous devez voir ce que je veux dire.

Poirot et Japp s’agenouillèrent pour examiner l’arme de près.

— Je vois très bien, en effet, ce que vous voulez dire, déclara Japp en se relevant. Le revolver est dans le creux de sa main. On dirait qu’elle le tient, mais en réalité elle ne le tient pas. Autre chose encore ?

— Beaucoup de choses. Le revolver est dans la main droite. Maintenant, regardez la blessure. On a tenu le revolver tout près de la tête, juste au-dessus de l’oreille gauche… je répète : l’oreille gauche.

— Hum ! fit Japp. Voilà qui semble régler le problème. Elle ne pouvait pas tenir un revolver et tirer de la main droite dans cette position, c’est ça ?

— À mon avis, c’est rigoureusement impossible. Vous pourriez braquer l’arme de cette façon, mais je ne crois pas que vous pourriez tirer.

— Cela semble assez évident. Quelqu’un d’autre a tiré et a essayé de déguiser ça en suicide. Mais la porte et la fenêtre fermées, dans ce cas ?

L’inspecteur Jameson intervint :

— Pour ce qui est de la fenêtre, le loquet était mis. Mais pour la porte, bien qu’elle ait été fermée à double tour, nous n’avons pas réussi à retrouver la clef.

Japp hocha la tête :

— Manque de chance pour l’assassin ! Il a fermé la porte en partant, espérant que personne ne remarquerait l’absence de la clef.

— Ce n’est pas malin, ça ! marmonna Poirot.

— Allons, Poirot ! Ne jugez pas tout le monde à l’aune de votre brillante intelligence, mon vieux ! En réalité, c’est le genre de petit détail qui passe souvent inaperçu. La porte est fermée. On la force. On trouve une femme morte, un revolver dans la main. Suicide sans équivoque. Elle s’est enfermée pour accomplir son acte. Qui va se mettre à chercher des clefs ? En réalité, c’est un coup de veine que miss Plenderleith ait téléphoné à la police. Elle aurait pu faire appel à un passant quelconque pour enfoncer la porte, et la question de la clef n’aurait jamais été soulevée.

— Oui, vous avez sans doute raison, remarqua Hercule Poirot. C’est la réaction naturelle de la plupart des gens. On n’appelle la police qu’en désespoir de cause, n’est-ce pas ?

Il avait toujours les yeux rivés sur le corps.

— Quelque chose vous frappe ? demanda Japp.

Hercule Poirot secoua lentement la tête :

— Je regardais sa montre-bracelet.

Il se pencha et la toucha du doigt. C’était un bijou délicatement ouvragé, attaché par un ruban de moire noire au poignet de la main qui tenait le revolver.

— Bel objet, observa Japp. Ça doit coûter une fortune. Quelque chose à trouver là-dedans, Poirot ?

— Peut-être… oui…

Poirot s’approcha du secrétaire. Il était du type à abattant. Et en parfaite harmonie avec la tonalité de l’ensemble.

Il y avait un encrier en argent massif au centre, devant un élégant sous-main laqué vert. À gauche du buvard, un plumier de verre teinté dans la masse contenait un porte-plume en argent, un bâton de cire verte, un crayon et deux timbres. À droite du sous-main, un calendrier mobile donnait le jour de la semaine, la date et le mois. Il y avait aussi un petit vase de verre moiré dans lequel était piquée une plume d’oie d’un flamboyant vert émeraude. La plume parut intéresser vivement Poirot. Il la sortit, l’examina, mais elle était vierge d’encre. C’était un objet purement décoratif. Seul le porte-plume en argent était taché et devait servir. Poirot consulta le calendrier.

— Mardi 5 novembre, dit Japp. Hier. Pas de problème.

Il se tourna vers Brett :

— Depuis combien de temps est-elle morte ?

— Elle a été tuée hier soir à 23 h 33, répondit Brett aussitôt.

Devant l’air surpris de Japp, il sourit :

— Excusez-moi, mon vieux, je n’ai pas pu résister à l’envie de jouer au super-toubib de roman. En réalité, 23 heures est ce que je peux vous donner de plus probable, avec une marge d’erreur d’une demi-heure avant ou après.

— Oh ! je pensais que sa montre-bracelet s’était arrêtée, ou quelque chose dans ce goût-là.

— Pour s’être arrêtée, elle s’est arrêtée… mais à 4 heures et quart, hélas !

— Et, bien sûr, elle n’a pas pu être tuée à 4 heures et quart ?

— Vous pouvez vous ôter tout de suite cette idée de la tête.

Poirot avait ouvert le sous-main.

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