LE MIROIR DU MORT Agatha Christie

— Elle n’était pas mauvaise, grommela Japp. Dommage qu’elle ne donne rien.

Le sous-main ne renfermait qu’un bloc de buvard blanc, dont la première feuille était vierge. Poirot les feuilleta, mais elles étaient toutes dans le même état.

Il reporta son attention sur l’examen de la corbeille à papiers.

Elle contenait quelques lettres et prospectus déchirés. Mais déchirés ils ne l’étaient qu’en deux et les reconstituer n’était pas difficile : une demande d’aide pour une œuvre d’assistance aux anciens combattants, une invitation à une soirée le 3 novembre, un rendez-vous chez la couturière, l’annonce de soldes chez un fourreur et un catalogue de grand magasin.

— Rien là-dedans, commenta Japp.

— Non, c’est curieux…, marmonna Poirot.

— Vous voulez dire qu’on laisse généralement une lettre quand on se suicide ?

— Exactement.

— En fait, c’est une preuve de plus qu’il ne s’agit pas d’un suicide.

Il s’éloigna :

— Il faut que j’aille mettre mes hommes au travail. Et nous ferions bien de descendre interroger miss Plenderleith. Vous venez, Poirot ?

Celui-ci semblait encore fasciné par le secrétaire et ses accessoires.

En sortant, il se retourna pour jeter un dernier coup d’œil à cette splendide plume d’oie d’apparat.

2

Au pied de l’étroit escalier, une porte donnait sur un grand salon – en fait les anciennes écuries aménagées. Dans cette pièce aux murs crépis ornés d’eaux-fortes et de gravures sur bois, deux personnes étaient installées.

La première, nichée au creux d’un fauteuil près de la cheminée et la main tendue vers les flammes, était une jeune femme brune de vingt-sept à vingt-huit ans, à l’air posé. L’autre, une matrone d’âge canonique et de généreuse corpulence, munie d’un cabas à provisions et qui pérorait d’une voix asthmatique au moment où les deux hommes arrivèrent.

— … et comme c’est que je vous le disais, miss, j’en ai eu les sangs si retournés que j’ai failli m’évanouir sur le carreau. Et quand je pense que, ce matin entre mille, voilà-t-il pas que…

La jeune femme l’interrompit :

— Taisez-vous, Mrs Pierce. Ces messieurs sont de la police, je crois.

— Miss Plenderleith ? demanda Japp en s’avançant.

— C’est bien moi. Et voici Mrs Pierce, qui vient tous les jours faire le ménage.

L’intarissable Mrs Pierce repartit de plus belle :

— Comme c’est que je le disais à miss Plenderleith pas plus tard qu’à l’instant, voilà-t-il pas que ce matin entre tous il aura fallu que ma sœur Louisa Maud se prenne une maladie et que j’soye la seule sous la main, mais, comme dit l’autre, la chair et le sang, c’est la chair et le sang, et j’ai pensé que Mrs Allen n’y verrait rien à redire, même si ça ne me plaît pas de jouer des tours comme ça à mes maîtresses…

Japp l’interrompit adroitement :

— Je me mets à votre place, Mrs Pierce. Maintenant, vous pourriez peut-être emmener l’inspecteur Jameson dans la cuisine et lui faire une brève déposition.

S’étant débarrassé de la volubile Mrs Pierce, qui s’en fut avec Jameson tout en continuant à faire tourner son moulin à paroles, Japp s’adressa de nouveau à la jeune femme :

— Je suis l’inspecteur principal Japp. À présent, miss Plenderleith, j’aimerais que vous me racontiez tout ce que vous pouvez à propos de cette histoire.

— Bien sûr. Par où voulez-vous que je commence ?

Son sang-froid était admirable. Elle ne manifestait aucun signe de douleur ni d’émotion, sinon une certaine raideur dans les manières.

— À quelle heure êtes-vous arrivée ce matin ?

— Un peu avant 10 heures et demie, je crois. Mrs Pierce, cette vieille menteuse, n’était pas là…

— Ça lui arrive souvent ?

Jane Plenderleith haussa les épaules :

— Environ deux fois par semaine, elle n’arrive qu’à midi, ou alors pas du tout. En principe, elle doit être là à 9 heures. En fait, comme je vous l’ai dit, deux fois par semaine, ou bien elle « se sent toute chose » ou bien un membre de sa famille est mourant. Elles sont toutes pareilles, ces femmes de ménage, on ne peut pas compter dessus. Celle-ci n’est pas pire que les autres.

— Vous l’avez depuis longtemps ?

— Un peu plus d’un mois. La précédente chapardait.

— Continuez, je vous prie.

— J’ai réglé le taxi, rentré ma valise, cherché Mrs Pierce et, comme je ne la trouvais pas, je suis montée dans ma chambre. J’ai fait un peu de rangement, puis je suis allée chez Barbara – Mrs Allen – et j’ai trouvé porte close. J’ai fait jouer la poignée, frappé, sans obtenir de réponse. Sur quoi je suis redescendue et j’ai téléphoné à la police.

— Excusez-moi, intervint Poirot. Il ne vous est pas venu à l’idée d’essayer d’enfoncer la porte, en demandant de l’aide à un chauffeur du coin, par exemple ?

Elle tourna vers le petit homme ses yeux gris-vert au regard tranquille. Elle parut se faire de lui un jugement rapide :

— Non, je ne crois pas y avoir songé. S’il se passait quelque chose d’anormal, la police me semblait tout indiquée.

— Vous avez donc pensé – pardonnez-moi encore, mademoiselle – qu’il se passait quelque chose d’anormal ?

— Évidemment.

— Parce qu’on ne répondait pas aux coups que vous frappiez ? Mais votre amie aurait pu prendre un somnifère, par exemple…

— Elle ne prenait pas de somnifères.

La réponse était venue, tranchante.

— Elle aurait pu aussi être sortie et avoir fermé sa porte avant de s’en aller.

— Pourquoi la fermer ? Et puis, de toute façon, elle m’aurait laissé un mot.

— Et elle ne vous en a pas laissé un ? Vous en êtes sûre et certaine ?

— Évidemment. Sinon je l’aurais vu tout de suite.

Le ton était de plus en plus tranchant.

— Vous n’avez pas essayé de regarder par le trou de la serrure, miss Plenderleith ? demanda Japp.

— Non, répondit Jane Plenderleith, pensive. Ça ne m’est pas venu à l’esprit. Et puis d’ailleurs, qu’est-ce que j’aurais vu ? La clef devait être dans la serrure, non ?

Elle interrogeait Japp de ses yeux innocents grands ouverts.

— Vous avez bien fait, miss Plenderleith, affirma Japp. Rien, j’imagine, ne vous laissait supposer que votre amie pourrait se suicider ?

— Oh, non !

— Elle ne vous avait pas paru déprimée, ou inquiète ?

Il y eut un silence – un silence appréciable – avant que la jeune femme ne répondît :

— Non.

— Saviez-vous qu’elle possédait un revolver ?

Jane Plenderleith hocha la tête :

— Oui, elle l’avait rapporté des Indes. Elle le gardait toujours dans un tiroir de sa chambre.

— Hum ! Elle avait un permis ?

— Je suppose. Mais en fait, rien ne me le prouve.

— À présent, miss Plenderleith, pourriez-vous me préciser tout ce que vous savez sur Mrs Allen : depuis combien de temps vous la connaissiez, où habite sa famille… enfin, tout.

Jane Plenderleith hocha la tête derechef :

— Je connais Barbara depuis environ cinq ans. J’ai fait sa connaissance à l’occasion d’un voyage à l’étranger – en Égypte, pour être plus précise. Elle rentrait des Indes. Moi, j’avais suivi des cours à l’École anglaise d’Athènes et je passais quelques semaines en Égypte avant de regagner l’Angleterre. Nous avons fait ensemble une croisière sur le Nil. Nous avons sympathisé et décidé que nous étions faites pour nous entendre. À l’époque, je cherchais quelqu’un pour partager avec moi un appartement ou une petite maison, et Barbara était seule au monde. Nous nous sommes dit que ça marcherait très bien.

— Et ça a très bien marché ? demanda Poirot.

— Comme sur des roulettes. Nous avions chacune nos amies, ce qui valait sans doute beaucoup mieux : Barbara avait des goûts plus mondains, moi, je préfère le genre artiste.

— Que savez-vous de la famille de Mrs Allen et de sa vie avant votre rencontre ?

Jane Plenderleith haussa les épaules :

— Pas grand-chose en vérité. Je crois que son nom de jeune fille était Armitage.

— Et son mari ?

— J’ai l’impression que ce n’était pas le genre d’individu qui vous incite à pavoiser. Je crois qu’il buvait. Si je ne m’abuse, il est mort un an ou deux après leur mariage. Ils ont eu un enfant, une petite fille, qui est morte à l’âge de trois ans. Barbara ne parlait pas beaucoup de son mari. Elle s’était mariée aux Indes, je crois bien, et elle devait avoir dix-sept ans. Ensuite, lui a été muté à Bornéo ou dans un de ces trous perdus où on expédie les bons à rien… mais comme c’était manifestement un sujet douloureux, je me suis abstenue de poser des questions.

— Avait-elle des difficultés financières ?

— Non. Je suis sûre que non.

— Pas de dettes, rien dans ce goût-là ?

— Oh, non ! Je ne la vois pas du tout dans ce type de pétrin.

— Maintenant, je voudrais vous poser une autre question, fit Japp. J’espère qu’elle ne vous choquera pas, miss Plenderleith. Mrs Allen avait-elle un ami masculin en particulier ou… plusieurs amis masculins ?

— Elle était fiancée, si c’est ce que vous voulez savoir.

— Comment s’appelle le fiancé en question ?

— Charles Laverton-West. Il est député d’une circonscription du Hampshire.

— Elle le connaissait depuis longtemps ?

— Un peu plus d’un an.

— Elle était fiancée depuis quand ?

— Deux… non, plutôt trois mois.

— Ils n’ont pas eu de dispute, à votre connaissance ?

— Non. Si ça s’était passé, j’en aurais été stupéfaite. Faire des scènes, ce n’était pas dans le caractère de Barbara.

— Quand avez-vous vu Mrs Allen pour la dernière fois ?

— Vendredi, juste avant de partir pour le week-end.

— Mrs Allen devait rester en ville ?

— Oui, elle avait prévu de sortir dimanche avec son fiancé, je crois.

— Vous-même, où avez-vous passé le week-end ?

— À Laidells Hall, Laidells, Essex.

— Et comment s’appellent les gens chez qui vous étiez ?

— Mr et Mrs Bentinck.

— Vous les avez quittés ce matin seulement ?

— Oui.

— Vous avez dû partir très tôt ?

— Mr Bentinck m’a raccompagnée en voiture. Il se lève de bonne heure, car il doit être à son bureau de la City à 10 heures.

— Je vois.

Japp hocha la tête, satisfait. Les réponses de miss Plenderleith avaient toutes été précises et convaincantes.

À son tour, Poirot posa une question :

— Que pensez-vous de Mr Laverton-West ?

La jeune femme haussa les épaules :

— Ça a de l’importance ?

— Ça n’en a peut-être aucune. Mais j’aimerais avoir votre opinion.

— Je n’y ai pas beaucoup réfléchi. Il est jeune – pas plus de trente et un ou trente-deux ans –, ambitieux, il a la parole facile et l’intention bien arrêtée de faire son chemin dans la vie.

— Ça, c’est à porter à son crédit… Et à son débit ?

— Comment dire ? répondit miss Plenderleith en réfléchissant. À mon avis, il est assez commun… ses idées ne sont pas particulièrement originales… et je le trouve un tantinet pompeux.

— Ce ne sont pas des défauts très graves, mademoiselle, fit Poirot en souriant.

— Ah, vous trouvez ?

Le ton ne manquait pas d’ironie.

— Ils le sont peut-être pour vous…, fit-il en la regardant dans les yeux.

Comme elle paraissait un peu déconcertée, il poursuivit son avantage :

— … mais pour Mrs Allen ? Non, elle ne les remarquait sans doute pas.

— Vous avez mille fois raison. Barbara le trouvait merveilleux et le prenait pour ce qu’il se donnait.

— Vous l’aimiez beaucoup, votre amie ? murmura Poirot.

Il vit sa main se crisper sur son genou, sa mâchoire se contracter, mais elle répondit d’une voix neutre, dénuée d’émotion :

— C’est exact. Beaucoup.

— Une dernière question, miss Plenderleith, intervint Japp. Vous ne vous étiez pas disputée avec elle ? Il n’y avait pas de différend entre vous ?

— Aucun. D’aucun genre.

— À cause de ses fiançailles, peut-être ?

— Certainement pas. J’étais ravie de voir que ça la rendait heureuse.

Le silence se fit. Puis Japp reprit :

— À votre connaissance, Mrs Allen avait des ennemis ?

Cette fois-ci, Jane Plenderleith mit bel et bien un certain temps à répondre. Quand elle s’y décida, ce fut d’un ton légèrement changé :

— Qu’entendez-vous au juste par ennemis ?

— N’importe qui, par exemple quelqu’un à qui sa mort pourrait profiter.

— Oh, non, ça ce serait ridicule. Elle ne disposait que d’une rente très modeste.

— Et qui hérite de cette rente ?

Jane Plenderleith parut un peu perplexe :

— Figurez-vous que je n’en sais rien du tout. Je ne serais pas étonnée que ce soit moi. À condition qu’elle ait fait un testament.

— Et des ennemis d’une autre sorte ? demanda Japp, passant rapidement sur le sujet. Des gens qui auraient pu lui en vouloir ?

— Je ne pense pas que quiconque ait jamais pu lui en vouloir. Elle était gentille comme tout et cherchait toujours à faire plaisir. C’était vraiment quelqu’un d’adorable.

Pour la première fois, sa voix dénuée d’émotion se brisa. Poirot lui fit gentiment un petit signe de tête.

— Voilà donc comment se présente la situation, résuma Japp : Mrs Allen était de très bonne humeur ces derniers temps, elle n’avait pas de difficultés financières, elle allait se marier et en était heureuse. Pas la moindre raison au monde de se suicider. C’est bien ça, non ?

Jane resta un instant silencieuse avant de répondre :

— Si.

Japp se leva :

— Excusez-moi. J’ai un mot à dire à l’inspecteur Jameson.

Il sortit.

Hercule Poirot resta en tête-à-tête avec Jane Plenderleith.

3

Ils demeurèrent un long moment silencieux.

Jane Plenderleith avait jaugé Poirot d’un coup d’œil, sur quoi elle s’était mise à regarder droit devant elle sans souffler mot. Seule une certaine nervosité indiquait qu’elle avait conscience de sa présence. Quand Poirot rompit enfin le silence, le seul son de sa voix parut déjà la soulager. Sur le ton de la conversation la plus banale et terre à terre, il lui demanda :

— Quand avez-vous allumé le feu, mademoiselle ?

— Le feu ? Oh, ce matin, dès que je suis arrivée, répondit-elle distraitement.

— Avant de monter dans votre chambre, ou après ?

— Avant.

— Je vois. Oui, évidemment… Il était déjà prêt ou avez-vous eu besoin de le préparer ?

— Il était prêt. Je n’ai eu qu’à y mettre une allumette.

Elle paraissait un peu agacée. Elle le soupçonnait manifestement d’avoir envie de faire la conversation, sans plus. C’était peut-être le cas. Quoi qu’il en soit, il poursuivit sur le même ton badin :

— Mais dans la chambre de votre amie, j’ai remarqué qu’il y avait un chauffage à gaz.

— Celle-ci est notre seule cheminée à charbon, répondit machinalement Jane Plenderleith. Toutes les autres pièces sont chauffées au gaz.

— La cuisine, vous la faites aussi au gaz ?

— Comme tout le monde, je suppose.

— C’est vrai. Ça donne moins de travail.

La conversation tomba. Jane Plenderleith tapotait le sol du pied. Soudain, elle demanda tout à trac :

— Cet homme – l’inspecteur Japp –, il est considéré comme astucieux ?

— Il est très compétent. Oui, il a très bonne réputation. Il travaille avec acharnement et peu de choses lui échappent.

— Je me demande…, poursuivit la jeune femme.

Poirot l’observait. À la lumière du feu, ses yeux paraissaient très verts. Il lui demanda d’un ton neutre :

— Ç’a été un grand choc pour vous, la mort de votre amie ?

— Terrible.

Elle avait répondu avec une brusque sincérité.

— Vous ne vous y attendiez pas, n’est-ce pas ?

— Bien sûr que non.

— Si bien qu’au premier abord, ç’a dû vous paraître impossible ? Vous n’êtes pas arrivée à y croire ?

La sympathie qu’exprimaient ces propos sembla briser les défenses de Jane Plenderleith. Abandonnant toute raideur, elle répondit avec vivacité et naturel :

— C’est exactement ça. Même si Barbara s’est bel et bien suicidée, je n’arrive pas à imaginer qu’elle ait pu le faire de cette façon-là.

— Pourtant, elle possédait un revolver ?

Jane Plenderleith eut un geste d’impatience :

— Oui, mais ce n’était qu’un… bah ! qu’un souvenir. Elle avait voyagé dans des coins reculés. Elle le gardait par habitude, sans autre idée derrière la tête. Ça, j’en suis sûre.

— Tiens, tiens ! Et comment pouvez-vous en être sûre ?

— À cause des choses qu’elle m’a dites.

— Telles que… ?

Le ton de Poirot était amical, chaleureux. Elle se laissa aller :

— Eh bien, par exemple, nous discutions suicide, un jour, et elle m’a dit que le plus sûr moyen d’en finir serait encore d’ouvrir le gaz, de calfeutrer toutes les fissures et de se fourrer tout bonnement au lit. J’ai rétorqué que je préférerais de beaucoup me tirer une balle dans la tête. Ce à quoi elle m’a répondu qu’elle ne pourrait jamais faire une chose pareille. Elle aurait trop peur de se rater. Et puis, de toute façon, rien que la perspective du bruit l’horrifiait.

— Oui, murmura Poirot. Comme vous dites, c’est bizarre… Parce qu’après tout, ainsi que vous me l’avez fait remarquer, il y avait un radiateur à gaz dans sa chambre.

Jane Plenderleith le dévisagea, stupéfaite :

— Oui, il y en avait un… Je ne comprends pas – non, je ne comprends pas pourquoi elle n’a pas choisi ce moyen-là.

Poirot secoua la tête :

— N’est-ce pas ? C’est bizarre – pas normal, d’une certaine façon.

— Toute cette histoire n’est pas normale. Je n’arrive toujours pas à croire qu’elle se soit tuée. Je suppose qu’il s’agit bien d’un suicide ?

— Ma foi, il y a bien une autre possibilité.

— Que voulez-vous dire ?

Poirot la regarda droit dans les yeux :

— Cela pourrait être… un meurtre.

— Oh, non ! s’écria Jane Plenderleith avec un mouvement de recul. Oh, non ! Quelle idée abominable.

— Abominable, peut-être bien. Mais est-ce que cela vous paraît impossible ?

— Mais la porte était fermée à double tour de l’intérieur. Et le loquet de la fenêtre était mis.

— La porte était fermée à double tour, oui. Mais rien n’indique qu’elle l’ait été de l’intérieur plutôt que de l’extérieur. Car, voyez-vous, la clef a disparu.

— Mais alors – si elle a disparu… (Elle réfléchit deux secondes 🙂 Alors elle a dû être fermée de l’extérieur. Sans ça la clef se trouverait bien quelque part dans la chambre.

— Oh, rien ne dit qu’elle n’y soit pas vraiment. N’oubliez pas que la pièce n’a pas encore été passée au peigne fin. À moins encore qu’on ne l’ait jetée par la fenêtre et que quelqu’un l’ait ramassée.

— Un meurtre ! gémit Jane Plenderleith.

Elle ne rejetait plus cette éventualité, et on voyait sur son visage intelligent que son cerveau s’était déjà mis au travail.

— Mais à tout meurtre il se doit d’y avoir un mobile. Entrevoyez-vous un mobile, mademoiselle ?

Elle secoua lentement la tête. Et pourtant, en dépit de ce démenti, Poirot eut de nouveau l’impression que Jane Plenderleith lui cachait quelque chose.

La porte s’ouvrit et Japp entra.

Poirot se leva :

— J’étais en train de suggérer à miss Plenderleith que la mort de son amie n’était peut-être pas un suicide.

Japp parut un instant contrarié. Il jeta à Poirot un regard de reproche.

— Il est trop tôt pour apporter des conclusions définitives, fit-il remarquer. Il faut toujours tenir compte de toutes les éventualités, comprenez-vous. Et nous n’en savons rien de plus pour l’instant.

— Je comprends, répondit calmement Jane Plenderleith.

Japp s’approcha d’elle :

— Miss Plenderleith, avez-vous déjà vu ceci ?

Il avait dans le creux de la main un petit objet d’émail d’un bleu profond.

Elle secoua la tête :

— Non, jamais.

— Ce n’est ni à vous ni à Mrs Allen ?

— Non. Ce n’est pas le genre de babiole que les femmes utilisent couramment.

— Ah ! vous savez donc ce que c’est.

— C’est assez évident, non ? C’est la moitié d’un bouton de manchette.

4

— Cette fille m’a l’air un peu trop sûre d’elle, grommela Japp.

Les deux hommes étaient de nouveau dans la chambre de Mrs Allen. Le corps avait été photographié, enlevé, et les empreintes digitales relevées.

— Ce serait une erreur de la traiter par le mépris, dit Poirot. C’est loin d’être une sotte. C’est au contraire une jeune personne d’une intelligence particulièrement remarquable.

— Vous pensez que c’est elle qui a fait le coup ? demanda Japp avec une lueur d’espoir. Elle aurait pu, vous savez. Nous allons vérifier son alibi. Qui sait s’il n’y a pas eu dispute à propos de ce garçon – ce parlementaire en herbe ? Elle est un peu trop caustique à son égard, si vous voulez mon avis. C’est louche. C’est un peu comme si elle avait eu un faible pour lui et qu’il l’avait envoyée promener. Elle est du genre à supprimer quelqu’un si ça lui chante, sans perdre la boule pour autant. Oui, il va falloir vérifier son alibi. Elle nous l’a servi avec beaucoup d’à propos, mais après tout l’Essex n’est pas si loin. Les trains ne manquent pas. Ou une voiture rapide. Il serait intéressant de savoir si par hasard elle n’est pas allée se coucher avec un affreux mal de tête hier soir.

— Vous avez raison.

— De toute façon, elle nous cache quelque chose, non ? poursuivit Japp. Vous ne l’avez pas senti vous aussi ? Cette fille en sait plus long qu’elle ne veut bien le dire.

Poirot hocha la tête, songeur :

— Oui, c’est visible.

— C’est toujours le problème dans ces cas-là, bougonna Japp. Les gens s’obstinent à tenir leur langue… pour les motifs les plus honorables parfois.

— Ce qui fait qu’on ne peut guère leur en vouloir, mon bon ami.

— Non, mais ce qui ne nous facilite pas la tâche.

— Et vous donne par là même l’occasion de déployer votre merveilleux savoir-faire, répliqua Poirot pour le réconforter. À propos, et les empreintes ?

— Pas de doute, c’est bien un meurtre. Pas d’empreinte sur le revolver. Il a été essuyé avant d’être placé dans sa main. Même si elle avait réussi à passer son bras de façon acrobatique autour de sa tête, elle pouvait difficilement tirer sans serrer son revolver, et encore moins effacer ses empreintes après sa mort.

— Non, il a fallu une intervention étrangère, c’est clair.

— À part ça, les empreintes sont très décevantes. Rien sur la poignée de la porte. Zéro sur la fenêtre. Ça en dit long, non ? En revanche, celles de Mrs Allen partout, en quantité.

— Jameson a-t-il tiré quelque chose ?

— De la femme de ménage ? Non. Elle parle, elle parle, mais elle ne sait rien du tout. Elle confirme que la mère Allen et votre amie Plenderleith étaient en bons termes. J’ai envoyé Jameson poser quelques questions dans le voisinage. Il va falloir aussi interroger Mr Laverton-West. Trouver où il était et ce qu’il faisait la nuit dernière. En attendant, jetons un coup d’œil sur les papiers.

Il se mit aussitôt à l’œuvre. De temps à autre, il poussait un grognement et passait sa trouvaille à Poirot. L’entreprise ne lui prit pas longtemps. Les papiers, peu nombreux, étaient classés et étiquetés avec soin. Finalement, il se redressa avec un soupir :

— Pas grand-chose, dans tout ça.

— Comme vous dites.

— Rien que de très normal : des factures acquittées, quelques-unes encore impayées, rien qui sorte de l’ordinaire. Pour ce qui est de sa vie mondaine : des invitations. Quelques mots d’amis. Les voici… (Il posa la main sur une pile d’une dizaine de lettres.) ainsi que son chéquier et son livret bancaire. Quelque chose vous frappe ?

— Oui, son compte était à découvert.

— Rien d’autre ?

Poirot sourit :

— C’est un examen que vous me faites subir ? Oui, j’ai remarqué ce à quoi vous pensez. Deux cents livres à elle-même il y a trois mois, et deux cents autres hier…

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