LE MIROIR DU MORT Agatha Christie

Sa femme soupira :

— Tony ne fait jamais de jolis discours… n’est-ce pas, mon ange ?

Elle passa sa main aux longs ongles rouges dans la tignasse noire de son mari.

Il lui jeta un brusque regard oblique. Et elle murmura :

— Je ne comprends pas comment il me supporte. Il est d’une intelligence effarante, absolument renversante, et moi je n’arrête pas de dire des bêtises, et ça n’a pas l’air de le gêner. Personne n’a jamais l’air gêné de ce que je peux dire ou faire… Tout le monde me gâte. Je suis sûre que c’est horriblement mauvais pour moi.

Le capitaine Chantry interpella Douglas Gold.

— C’est votre bourgeoise, dans l’eau ?

— Oui. Il serait temps que j’aille la rejoindre.

— On est si bien au soleil…, ronronna Valentine. Vous ne devriez pas entrer dans l’eau maintenant… Tony chéri, je ne crois pas que je vais me baigner aujourd’hui… pas le premier jour. Je pourrais attraper un refroidissement ou Dieu sait quoi. Mais pourquoi n’y vas-tu pas, Tony chéri ? Mr… Mr Gold me tiendra compagnie en attendant.

— Non, merci. Pas tout de suite, grommela Chantry, la mine sombre. On dirait que votre femme vous fait signe, Gold.

Valentine intervint :

— Comme elle nage bien ! Je suis persuadée qu’elle fait partie de ces femmes terriblement efficaces qui font tout bien. Elles m’ont toujours fait peur parce que je sens qu’elles me méprisent. Moi, je ne suis bonne à rien – une nullité absolue, n’est-ce pas, Tony chéri ?

Une fois encore, le capitaine ne fit qu’émettre un grognement.

— Tu es trop gentil pour le reconnaître, déclara affectueusement sa femme. C’est ce que j’aime chez les hommes, ils sont d’une extraordinaire loyauté. Bien plus que les femmes, à mon avis… et ils ne colportent jamais des horreurs. Alors que les femmes sont plutôt malveillantes.

Sarah Blake se tourna du côté de Poirot et murmura entre ses dents :

— Est-ce un exemple de malveillance si j’insinue que cette chère Mrs Chantry ne représente pas la perfection absolue ? Elle est gourde comme ça n’est pas permis. Je me sens pas loin de penser que Valentine Chantry est, de fort loin, la femme la plus stupide que j’ai jamais rencontrée. Elle ne sait rien faire d’autre que dire « Tony chéri », en roulant des yeux. À mon avis, elle a du coton hydrophile à la place du cerveau.

Poirot haussa les sourcils.

— C’est un peu sévère !

— D’accord. Vous pouvez même prétendre que je donne dans la vacherie si ça vous chante. Cela dit, je dois reconnaître qu’elle sait y faire. Elle est du genre à courir tous les hommes à la fois. Son mari a l’air de fulminer.

Le regard tourné vers la mer, Poirot remarqua :

— Mrs Gold est une excellente nageuse.

— Oui, pas comme nous qui mourons de terreur à l’idée de nous mouiller. Je me demande si Mrs Chantry ira se baigner une seule fois.

— Pas elle, grinça le général Barnes de sa voix cassée. Elle ne va pas risquer de voir son maquillage couler. Non qu’elle ne soit pas belle, mais elle n’est quand même plus de la toute première fraîcheur.

— Elle regarde de votre côté, général, dit malicieusement Sarah. Et pour ce qui est du maquillage, vous vous trompez. De nos jours, nous sommes garanties résistantes à l’eau et aux baisers.

— Voilà Mrs Gold qui arrive, annonça Pamela.

Mrs Gold remontait la plage. Elle n’était pas mal faite, mais son bonnet de bain sans fantaisie avait un air par trop utilitaire pour être seyant.

— Tu ne viens pas, Douglas ? demanda-t-elle avec impatience. L’eau est chaude ! Elle est si bonne !

— J’arrive, dit-il en sautant sur ses pieds.

Comme il restait un instant sans bouger, Valentine Chantry le gratifia d’un sourire enjôleur.

— Au revoir, dit-elle.

Gold et sa femme s’éloignèrent vers la mer.

Dès qu’ils furent hors de voix, Pamela remarqua, critique :

— Je ne crois pas qu’elle ait agi sagement. Quand on a un mari qui prend du bon temps, l’arracher des bras de l’« autre » est de mauvaise politique. Ça vous confère un petit côté possessif. Et les hommes ont horreur de ça.

— Vous semblez en savoir fort long sur les maris, miss Pamela, commenta le général Barnes.

— Sur ceux des autres… pas sur le mien !

— Hé oui… c’est ce qui fait toute la différence.

— D’accord, général, mais cela m’aura au moins permis d’apprendre un certain nombre de choses « à ne pas faire ».

— Moi, ma chérie, dit Sarah, je commencerais par éviter de porter un bonnet de bain pareil…

— Pour ma part, je le trouve très bien étudié, remarqua le général. Et ce petit bout de femme m’a l’air tout ce qu’il y a de raisonnable.

— Vous avez tapé dans le mille, général, répliqua Sarah. Mais, vous savez, il y a des limites à la raison des femmes raisonnables. Et j’ai dans l’idée qu’elle ne se montrera pas si raisonnable que ça dans le cas Valentine Chantry.

Elle tourna la tête et chuchota, tout excitée :

— Regardez-le. Il bout littéralement ! Ce type doit avoir un caractère de cochon…

En effet, le capitaine Chantry suivait d’un œil mauvais le couple qui s’éloignait.

Sarah regarda Poirot.

— Alors ? demanda-t-elle. Que concluez-vous de tout ça ?

En guise de réponse, Hercule Poirot se remit à tracer un dessin sur le sable. Le même dessin : un triangle.

— L’éternel trio, murmura Sarah songeuse. Vous avez peut-être raison. Auquel cas, les prochaines semaines promettent d’être animées.

2

Hercule Poirot était déçu. Il était venu à Rhodes pour se reposer, pour y passer des vacances. Surtout, pour se mettre en vacances du crime. On lui avait affirmé que, fin octobre, l’île serait quasi déserte. Que c’était un endroit tranquille, retiré du monde.

Ce qui, en soi, n’était pas faux. Les Chantry, les Gold, Pamela et Sarah, le général, lui-même et deux couples d’Italiens étaient les seuls touristes. Mais au sein de ce cercle restreint, l’intelligence aiguisée de M. Poirot voyait déjà se profiler les événements à venir.

« J’ai l’esprit tourné vers le crime, se reprochait-il. J’en ai une indigestion. Je suis victime de mon imagination. »

Mais il n’en était pas moins inquiet.

Un matin, en descendant, il trouva Mrs Gold assise sur la terrasse, occupée à des travaux d’aiguille.

En s’approchant, il crut voir s’agiter un mouchoir de batiste qu’elle faisait vivement disparaître.

Mrs Gold avait l’œil sec, mais brillant d’un éclat suspect. Il fut frappé aussi par son attitude un peu trop joyeuse. D’une gaieté un peu forcée.

— Bonjour, monsieur Poirot ! s’écria-t-elle avec un enthousiasme qui ne pouvait qu’éveiller sa méfiance.

Elle ne pouvait pas être aussi heureuse de le voir qu’elle le prétendait. Après tout, elle le connaissait très peu. Et bien qu’Hercule Poirot fût très vaniteux pour tout ce qui touchait à sa profession, il était assez modeste pour ce qui regardait sa séduction personnelle.

— Bonjour, madame, répondit-il. Encore une belle journée.

— Oui, c’est une veine, non ? Mais Douglas et moi, nous avons toujours de la chance avec le temps.

— Vraiment ?

— Oui. Nous avons beaucoup de chance d’une manière générale. Vous savez, monsieur Poirot, quand on voit tellement de malheur partout, tant de couples qui divorcent et tout ça, on ne peut qu’éprouver de la reconnaissance pour son propre bonheur.

— Je suis content de vous l’entendre dire, madame.

— Oui. Douglas et moi, nous sommes si merveilleusement heureux ensemble ! Nous sommes mariés depuis cinq ans, et après tout, de nos jours, cinq ans, c’est long…

— Je suis sûr que, dans certains cas, cela peut paraître une éternité, répliqua Poirot avec ironie.

— … mais je crois vraiment que nous sommes encore plus heureux maintenant qu’au début de notre mariage. Vous comprenez, nous sommes vraiment faits l’un pour l’autre.

— Ce qui est bien le principal.

— C’est pourquoi je plains tellement ceux qui ne sont pas heureux.

— Vous pensez à…

— Oh ! Je parlais en général, monsieur Poirot.

— Je vois. Je vois.

Mrs Gold prit un brin de soie, l’examina à la lumière, et, satisfaite, poursuivit :

— Mrs Chantry, par exemple…

— Mrs Chantry, oui ?

— Je ne crois pas que ce soit une personne bien sympathique.

— Non. Sans doute pas.

— En fait, je trouve même qu’elle n’est pas sympathique pour deux sous. Mais d’une certaine façon, je la plains. Parce qu’en dépit de sa fortune, de sa beauté et de tout ça… (Mrs Gold, dont les doigts tremblaient, ne parvenait pas à enfiler son aiguille)… Ce n’est pas le genre de femme qui retient les hommes. Elle est de celles dont ils se lassent très vite. Ce n’est pas votre avis ?

— Personnellement, il ne me faudrait pas longtemps pour être fatigué de sa conversation, répondit Poirot avec prudence.

— Oui, c’est ce que je voulais dire. Elle possède, bien sûr, une sorte de séduction…

Mrs Gold hésita, les lèvres tremblantes, et piqua son ouvrage d’une main mal assurée. Même un observateur moins attentif qu’Hercule Poirot aurait remarqué son désarroi. Elle poursuivit, sans aucune logique :

— Les hommes sont des enfants ! Ils gobent n’importe quoi…

Elle se pencha sur son ouvrage. Le petit bout de batiste réapparut discrètement.

Poirot pensa sans doute qu’il serait bon de changer de sujet. Il demanda :

— Vous ne vous baignez pas ce matin ? Et monsieur votre époux ? Il est sur la plage ?

Mrs Gold le regarda, battit des paupières, reprit son attitude crâne et enjouée, et répondit :

— Non, pas ce matin. Nous avions prévu de visiter les remparts de la vieille ville. Mais pour je ne sais quelle raison nous nous sommes manqués. Ils sont partis sans moi.

Le pluriel était révélateur, mais avant que Poirot ait pu répondre, le général Barnes, revenu de la plage, se laissait tomber dans un fauteuil à côté d’eux.

— Bonjour, Mrs Gold. Bonjour, monsieur Poirot. Tous deux déserteurs, ce matin ? Beaucoup d’absents. Vous deux, et votre mari, Mrs Gold… et Mrs Chantry.

— Et le capitaine Chantry ? demanda Poirot d’un air détaché.

— Oh, non, il est sur la plage. Miss Pamela l’a pris en main, dit-il avec un rire. Elle le trouve un peu difficile à manier. C’est un de ces grands mâles taciturnes, comme on en trouve dans les romans.

— Il m’effraye un peu, cet homme-là, avoua Marjorie Gold en frissonnant. Il a l’air si sombre parfois… L’air de quelqu’un capable… de tout !

Elle frissonna de nouveau.

— Il a une mauvaise digestion, sans doute, dit gaiement le général. La dyspepsie est à l’origine de la plupart des mélancolies romantiques et des colères incontrôlables.

Marjorie Gold se fendit d’un petit sourire poli.

— Et où est monsieur votre époux ? demanda le général.

La réponse vint sans hésitation – avec naturel et bonne humeur :

— Douglas ? Oh, il est en ville avec Mrs Chantry. Ils sont allés jeter un œil sur les remparts, je crois.

— Ah, oui, c’est très intéressant. L’époque des chevaliers et tout et tout. Vous auriez dû y aller aussi, petite madame.

— Malheureusement, je suis descendue trop tard, répondit-elle.

Elle se leva soudain, bredouilla une excuse et rentra dans l’hôtel.

Le général Barnes la suivit du regard en secouant la tête d’un air soucieux.

— Gentille petite bonne femme. Elle vaut une douzaine de ces garces peinturlurées, comme celle dont je tairai le nom ! Ah, son mari est un crétin. Il ne sait pas voir où est son bonheur.

Il secoua de nouveau la tête. Puis il se leva et rentra.

Revenue de la plage, Sarah Blake avait entendu les derniers propos du général.

Elle lui fit une grimace dans le dos et se laissa tomber dans un fauteuil en bougonnant :

— Gentille petite bonne femme… gentille petite bonne femme ! Les hommes prennent toujours la défense des mémés mal fagotées… mais quand on passe aux choses sérieuses, les garces pomponnées l’emportent haut la main ! C’est triste, mais c’est comme ça.

— Je n’aime pas ça, mademoiselle, déclara Poirot d’un ton bourru. Je n’aime pas ça du tout.

— Vraiment ? Moi non plus. Non, soyons honnêtes. En fait, j’aime ça. C’est le côté horrible de l’individu qui se réjouit des accidents, des calamités publiques et des malheurs de ses amis.

— Où est le capitaine Chantry ?

— Sur la plage, en train de se faire disséquer par Pamela – elle s’amuse comme une folle, comme bien vous pensez ! –, ce qui n’améliore pas l’humeur du grand fauve. Quand je suis partie, le monsieur avait l’air d’un ciel d’orage. Il y a du grain en perspective, croyez-moi.

— Il y a quelque chose que je ne comprends pas, murmura Poirot.

— Comprendre ce qui se passe n’est pas facile. Mais se demander ce qui va se passer, voilà la question.

Poirot secoua la tête.

— Vous êtes dans le vrai, mademoiselle, c’est l’avenir qui tourmente l’individu.

— Qu’en termes galants ces choses-là sont dites, répliqua Sarah en regagnant l’hôtel.

Dans le hall, elle faillit se heurter à Douglas Gold.

Celui-ci sortit sur la terrasse, l’air plutôt faraud en même temps que vaguement coupable.

— Bonjour, monsieur Poirot. Je… je suis allé montrer à Mrs Chantry le rempart des Croisés, expliqua-t-il d’un ton gauche. Marjorie n’avait pas envie de venir.

Poirot haussa un peu les sourcils, mais l’eut-il souhaité qu’il aurait été empêché de répondre car Valentine Chantry arrivait, majestueuse et criant de sa voix la plus haut perchée :

— Douglas… une Dame Rose… il me faut absolument une Dame Rose…

Douglas Gold partit commander le cocktail. Valentine se laissa tomber dans un fauteuil près de Poirot. Elle était radieuse, ce matin.

Apercevant son mari qui revenait de la plage avec Pamela, elle agita la main en criant :

— Tu as pris un bon bain, Tony chéri ? La matinée est divine, non ?

Le capitaine Chantry ne répondit pas. Il grimpa les marches du perron, passa devant elle sans un mot ni un regard, et s’engouffra dans le bar. Bras pendants, poings serrés, il évoquait plus que jamais un gorille.

La bouche, au dessin parfait mais à l’expression plutôt stupide de Valentine Chantry, s’ouvrit tout grand.

— Oh ! fit-elle, interdite.

Pamela Lyall s’amusait visiblement beaucoup de la situation. Essayant de le cacher, autant que le lui permettait son naturel ouvert, elle s’assit près de Valentine Chantry.

— La matinée a été bonne ? demanda-t-elle.

Comme Valentine répondait « Merveilleuse. Nous… », Poirot se leva et se dirigea à son tour vers le bar. Il y trouva le jeune Gold qui attendait, le visage rouge, sa Dame Rose. Il semblait troublé et furibond.

— Ce type est une brute ! dit-il à Poirot, en lui montrant d’un signe de tête le capitaine Chantry qui s’éloignait.

— C’est possible, reconnut Poirot. Oui, c’est bien possible. Mais les femmes aiment les brutes, ne l’oubliez pas.

— Je ne serais pas surpris qu’il lui tape dessus, marmonna Douglas.

— Elle doit aimer ça aussi…

Douglas Gold le regarda avec étonnement, prit son verre et retourna sur la terrasse.

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