Le Roi des gueux

Chapitre 13DOUBLE RENDEZ-VOUS

Aucun souffle n’agitait le feuillage gracieuxet léger des lentisques. Les lauriers roses laissaient pendre leursjeunes pousses, molles encore et alanguies par la chaleur. La briseretenait ses soupirs. Les rayons d’un soleil ardent et lourdtombaient sur la couronne des grands arbres et abaissaient vers lesol une ombre tiède, tout imprégnée de trop violents parfums.

Les eaux murmuraient claires et gaies parmices langueurs de la méridienne : c’était comme des voix desirènes chantant les délices du bain frais dans ces solitudestorrides.

Les jardins de la maison de Pilate, dessinés àgrands frais et selon l’art mauresque par un descendant immédiat dumarquis de Tarifa, occupaient un espace énorme entre le vieuxquartier et la place de Jérusalem. Depuis quinze ans que le palaisn’était point habité, certaines parties, forcément délaissées,avaient pris la physionomie de forêts vierges. Le palmier-nain, ceconquérant, avait envahi de larges places, protégeant ses racineset ses tiges rampantes à l’aide de son feuillage lisse, luisant,impénétrable au soleil, comme la tortue des phalanges macédoniennesprotégeait ses combattants contre la grêle des flèches ou desjavelots. Le palmier-nain est l’Attila de ce sol rougeâtre, éventrépar la canicule. Une seule tige, foisonnant, multipliant comme lapostérité des pauvres, va couvrir en quelques années un arpent deterrain.

Dans toutes les parties hautes du jardin, lepalmier-nain avait fait des siennes, mordant les bosquets,obstruant les sentiers, détruisant la symétrie bizarre de cescompartiments de buis et d’ifs qui sont le luxe des jardinsarabes ; mais d’autres portions étaient restées intactes,étalant le long des eaux vives cette opulente végétation qui braveles rigueurs même du soleil andalous. Là, le mûrier rougeépaississait l’opaque abri de son ombrage ; là, le caroubierarrondissait sa tête feuillue où pendaient les longues gousses deses fruits ; l’aloès rampait ou grimpait, variant sesdifformités monstrueuses et dressant autour de ses fleursmagnifiques un rempart d’épines envenimées ; le cactus, ceprodigue habillé de pourpre, lançait de toutes parts ses tigesétoilées ; l’yeuse bossue coudoyait la robuste élégance dufrêne, et par intervalles, dans les espaces découverts, unecolonnade de palmiers africains prolongeait sa correcteordonnance.

Au bord de l’eau, qui, abandonnant ses vasquesde marbre, courait et bavardait sous les bocages, c’étaient destouffes vivaces de neriums prodiguant leurs roses blanches oulégèrement carminées, des jasmins portugais ou virginiens, desliliacées géantes et amphibies. Sur les rampes, le grenadier autronc tordu mêlait le cinabre de ses grelots aux candides corollesde bigaradiers et à l’or des citronniers en fleur.

C’était l’heure de midi. Les oiseaux avaientla tête sous l’aile, les poissons dormaient dans leurs herbesmolles et ondulantes comme des chevelures, les reptiles eux-mêmessommeillaient paresseusement abrités. L’ombre des massifs étaitmuette : aucun insecte ne bourdonnait dans l’air.

Non loin du pavillon oriental que notreBobazon avait aperçu, le matin, de la ruelle conduisant auxabattoirs de Trasdoblo, était une grotte tapissée d’arches et demousses, au devant de laquelle coulait un ruisseau masqué par uneépaisse bordure de cannes. La grotte avait deux issues, dont l’unedonnait sous le pavillon mauresque et l’autre dans un bosquet delièges.

Au fond de la grotte, un homme était étendu etdormait. Aux lueurs du jour douteux qui arrivait jusqu’à lui, vouseussiez dit un adolescent, à cause de la mate blancheur de sestempes couronnées d’abondants cheveux noirs. Son pourpointentr’ouvert laissait voir un bandage taché de rose, comme ceux quimaintiennent les lèvres d’une blessure. Un pas léger bruit sous lebosquet, et une voix de femme murmura :

– Seigneur don Juan ! seigneurcomte ! où donc êtes-vous caché ? Le dormeur s’agita dansson sommeil et balbutia quelques paroles sans suite. Encarnacionétait déjà à l’entrée de la grotte ; elle l’entendit, car ellese dirigea vers lui aussitôt.

– Éveillez-vous, seigneur don Juan,dit-elle, nous avons des nouvelles, Dieu merci ! Voyons !éveillez-vous ! éveillez-vous !

Le comte de Palomas se mit sur son séant et sefrotta les yeux.

– J’étais dans le paradis de Mahomet, mafille, dit-il en bâillant de tout son cœur ; je n’y veux pasretourner, ventre saint-gris ! on s’y ennuie… Les femmes sontvieilles et trop grasses, les hommes ont des barbes de capucin, levin ne vaut pas le diable… c’est un pitoyable taudis, ensomme !… Quelles nouvelles apportes-tu ?

– Épouseriez-vous encore dona Isabel,demanda la soubrette, si vous saviez qu’elle n’a ni sou nimaille ?

– Allons donc ! fit le comte, quihaussa les épaules ; tu m’avais l’air moins innocente que celace matin, fillette… Viens-tu me réveiller tout exprès pour me fairede pareilles questions ?

– Alors vous ne l’épouseriez pas ?insista la suivante.

– Viens çà que je t’embrasse. Dans toutesles comédies, le jeune seigneur prend ses privautés avec lacamériste de sa maîtresse… cela s’appelle corriger les mœurs enriant… Sais-tu que tu es jolie comme un cœur,Encarnacion ?

– Mais oui, répliqua-t-elle, on me l’adit déjà : tout le monde est mon miroir… Mais parlons raison,s’il vous plaît, seigneur comte.

Le seigneur comte fit la grimace au seul motde raison. La soubrette poursuivit.

– Si votre intention n’est pas d’épouserune fille sans dot, sans nom, et qui a déjà la tête tournée par unautre, vous n’avez pas besoin de faire faction ici jusqu’à cesoir.

Don Juan essaya de se mettra sur ses jambes.La douleur lui arracha un cri.

– J’avais oublié cette maudite blessure,grommela-t-il. Au diable ce paysan d’Estramadure !… Il est sûrque je couperai les oreilles à maître Herrera, l’Asturien, dont lariposte de pied ferme ne vaut pas un maravédis !… Figure-toi,ma belle, que je l’ai placée trois fois, sa riposte… et exécutée àmiracle encore !… Le rustre a paré sur place, comme s’il avaitpassé sa vie à l’académie de maître Herrera.

Il saisit à l’improviste la maind’Encarnacion, et il lui vola un baiser qu’elle lui eût donnéd’elle-même du meilleur cœur du monde.

– Voilà mon devoir de galanterieaccompli ! dit-il en bâillant derechef ; une bourse et unbaiser : Lope de Vega n’en fait pas d’autres ! J’ai donnéla bourse ce matin.

– N’en aviez-vous qu’une sur vous,seigneur ?

– Joli ! têtebleu !charmant !… Elles ont de l’esprit comme des Françaises !…Voyons tes nouvelles, ma mignonne… Tu dis que Dona Isabel a perdula meilleure portion de ses charmes, à savoir sa dot…

– Et son nom, seigneur.

– Pauvre chère, la voilà bonne pour sonrustaud au justaucorps de buffle ! Et comment sais-tucela ?

– Je suis adroite, répliqua Encarnacion,quand j’aime ceux que je sers.

– Tu m’aimes donc, petite,décidément ? fit don Juan avec la bonne foi de sespareils.

Encarnacion mit sa main potelée sur la chaîned’or qui lui pendait au cou.

– Si j’étais la fille d’un grandd’Espagne, dit-elle avec un léger accent de moquerie, je ne vousdemanderais que votre amour.

Le comte de Palomas se mordit la lèvre.

– Allons ! charmant !s’écria-t-il en faisant contre fortune bon cœur, cette minette medivertit plus que je ne puis dire… Je prétends que les femmes sontbien plus madrées, plus effrontées, bien plus dépourvues de cœur,et partant bien plus amusantes, dans la nature qu’au théâtre.Prends la chaîne, fillette, mais je te défends absolument de fairede l’esprit à propos de mes autres bijoux.

Encarnacion, rouge de plaisir, mit la lourdechaîne en sautoir sur sa poitrine.

– C’était pour avoir un souvenir de vous,seigneur, dit-elle ; maintenant, à nos affaires !… Quandje vous ai quitté pour aller faire mon service au palais, je n’aipoint trouvé dona Isabel dans son appartement, madame la duchessel’avait mandée près d’elle. Je suis descendue à l’office, où tousles domestiques chantaient les louanges de leur excellent maître…Ah ! quel beau-père vous auriez eu là, seigneur !… Rienque pour lui, moi, si j’avais été un noble cavalier, j’auraisépousé sa fille… je me disais donc, à part moi, pendant que lesautres causaient : « Voici le comte de Palomas, qui estun joli seigneur et qui fait le pied de grue pour une innocente quise moque de lui… »

– Tu perdais ainsi le respect,pécore !

– Quand je me parle à moi-même, je nechoisis pas mes expressions, seigneur… Excusez-moi, c’était parl’intérêt que je vous porte… Ce rustre, comme vous l’appelez, cepaysan d’Estramadure, don Ramire de Mendoze, en un mot, vous auraitcausé bien des chagrins par la suite…

– La petite m’eût adoré !…interrompit don Juan.

– Le rustre avait déjà gagné une partiecontre vous, seigneur.

– À un autre jeu…

– À un autre jeu où vous aviez marqué vospoints d’avance… mais passons ! votre chaîne a du poids, etvous contrarier serait de l’ingratitude… Ma maîtresse n’est pasrentrée de toute la matinée, j’aurais bien donné quelque chose pourmettre l’oreille à la serrure de madame la duchesse, mais il y aSavien qui ne bouge pas de l’autre chambre… vous comprenez,seigneur, que si j’avais envie de savoir, c’était pour vous…

– Naturellement, fit le comte.

Il cherchait un bon mot pour se venger de larécente piqûre. Mais les bons mots vont et viennent.

– Vers onze heures, reprit la soubrette,l’oïdor Pedro Gil… un laid coquin, je le dis comme je pense, estentré au palais avec une petite blonde douceâtre et sournoise qui al’honneur d’être sa fille et qui va servir dona Isabel en qualitéde première suivante… de sorte que je la déteste… je lui feraimille caresses ce soir…

– Quel diablotin ! dit Palomas avecadmiration.

– À onze heures et demie, continuaEncarnacion, le jardinier est rentré pour faire sa sieste… il fautque tout le monde vive… le jardinier nous a dit que dona Isabelétait à se promener seule au jardin.

– Au jardin ! répéta vivement lejeune comte, mais alors je pourrais la rencontrer, lui dire…

– L’aborder, lui parler,l’enflammer ! interrompit la soubrette en éclatant derire ; – vous avez aussi contre les dames une riposte de piedferme ; mais laissez-moi poursuivre… Quelques minutes après,le bon duc est sorti de la chambre de sa femme et s’est rendu dansla grande galerie, où l’oïdor Pedro Gil l’attendait. Je me suispermis de suivre Son Excellence pour voir un peu ce qu’on allaitdire à la blonde Gabrielle…

– Ce n’était donc plus pour meservir ?

– Vous allez voir… Le bon duc était fortému. Il avait les oreilles en feu comme tout mari qui vient de sedisputer avec sa femme. De ces luttes on ne sort jamais que battu…aussi, en apercevant l’oïdor, il s’est écrié :« Victoire ! victoire ! »

– Mignonne, dit don Juan sèchement, tuarrives à avoir trop d’esprit !

– Allez-vous me quereller, seigneur, pourne pas me payer vos dettes ? Je m’étais cachée dansl’embrasure, derrière la statue de Pedro de Guzman. Le bon ducavait besoin de parler : il n’a pas fait languir l’oïdor etmoi je l’imiterai, car je suis bonne fille. Voici pourquoi le bonduc criait victoire : madame la duchesse a refusépéremptoirement de vous accorder la main d’Isabel.

– Ah ! bah ! fit le jeune comteen essayant de railler.

– Son refus, continua la soubrette, a étéaccompagné de commentaires plus ou moins flatteurs pour VotreSeigneurie… plutôt moins que plus…

– Passe !

– Le Medina-Celi a tenu bon : ilparaît qu’il est des vôtres. Pourquoi ? ceci est un petit boutde charade qui me reste à deviner. J’ai trouvé fort surprenantesaussi les façons familières de l’ancien intendant Pedro Gil aveccelui qui fut son maître ; mais, en étudiant bien, on finitpar savoir, et il y a temps pour tout. Le Medina-Celi a parlé siferme à sa femme qu’elle a déchiré son acte de mariage pour sedébarrasser de lui…

– Il y avait donc vraiment un acte !s’écria don Juan.

– Il n’y en a plus… et, selon les propresparoles d’Eleonor de Tolède, répétées par le bon duc, dona Isabelest une bâtarde, à l’heure que Dieu nous donne.

– Pauvre fille, murmura le jeune comtedans un premier moment de pitié.

La suivante sourit et murmura :

– Vous avez le cœur tendre, seigneur. Ceque je viens de vous apprendre vaut-il bien une de vosbagues ?

Don Juan voulut en prendre une à son doigtannulaire.

– Pas celle-là, seigneur, fitEncarnacion ; le diamant… Je n’ai jamais eu de diamant.

Don Juan donna le diamant.

– Vous êtes généreux comme un roi, fit lasoubrette en le passant à son doigt.

– Que sais-tu encore ? demandaPalomas.

– Rien, sinon que j’ai entendu un pasfurtif en longeant les lauriers-roses… Celui qui vous a donné cecoup d’épée est un bien beau cavalier, seigneur !

Le Jeune comte rougit de dépit.

– Le Mendoze serait ici ?… dans lejardin ! murmura-t-il.

– Que vous importe ? La fille sansdot n’est plus votre fait.

– Ventre-saint-gris ! s’écria donJuan, ce rustre maudit ne l’aura pas ! Elle m’intéresse, cettecharmante Isabel ! Puisqu’elle ne peut plus être ma femme, jeveux du moins qu’elle ait l’honneur de m’appartenir en qualité demaîtresse.

– Ô grandeur d’âme ! chantaEncarnacion. Alors, vous prétendez toujours enlever ?

– De plus en plus… et je compte surtoi.

– Nous verrons à séduire la nouvellecamériste, seigneur… Elle est blonde… je lui offrirai ce saphir devotre part : le bleu va bien aux blondes.

Pendant que don Juan de Haro détachait saseconde bague, un bruit se fit dans le bosquet voisin. Le jeunecomte prêta tout à coup l’oreille et mit un doigt sur sa bouche. Onentendait distinctement des voix aux travers des arbres.Encarnacion se tut, car elle était pour le moins aussi curieuse queson partenaire. Ils écoutèrent tous les deux de leur mieux, pendantquelques secondes. Le murmure sembla s’éloigner, puiss’éteignit.

– En chasse ! fit don Juan ; jene suis pas assez amoureux pour rêver tout éveillé… suivons chacunune piste : toi par là, moi par ici… Le rustre me doit unerevanche et je l’aurai.

Il ne rêvait pas, en effet, ce beau comte dePalomas. Les sons qu’il avait cru entendre étaient bien réels.Seulement le gibier qu’il prétendait poursuivre avait, lui aussi,éventé la présence du chasseur. Mendoze et Isabel s’éloignaient,cherchant un couvert plus épais pour abriter leur entretien. Il yavait déjà du temps qu’ils étaient ensemble mais c’est à peine siquelques rares paroles avaient été échangées entre eux. Ilsallaient, timides l’un autant que l’autre, et tristes de cettegrande émotion des sincères amours. Mendoze soupirait, le pauvrebachelier ! Son cœur s’épanouissait et se serrait tour à tour.Il souffrait, il n’osait : ce comble de la joie lui faisaitpeur. Isabel sentait les larmes chatouiller les bords de sapaupière. Chez l’un il y avait plus de frayeur, chez l’autre plusde mélancolie.

– Nous étions des enfants, dit enfinIsabel ; sans cette excuse, seigneur Mendoze, ma conduitepourrait être fort sévèrement jugée…

– Et qu’importe à l’ange des puretéscélestes, répliqua Mendoze, le jugement d’un mondecorrompu ?

Isabel sourit doucement.

– Je ne sais pas si vous connaissez lemonde, Ramire, murmura-t-elle ; moi, j’avoue avec franchiseque je ne le connais pas… nous étions des enfants, nous sommes desenfants, car ces trois jours n’ont pu ajouter beaucoup à notreexpérience de la vie. Et pourtant, s’interrompit-elle d’un accentrêveur, que d’événements dans ces trois jours !… Il me semblequ’un siècle s’est écoulé depuis que je ne vois plus les bordstranquilles du Rio-Mabon et ce clair horizon de nos montagnes…Ramire, je vous en prie, au nom de Dieu ! ne vous exposez plusà mourir par l’épée !…

– Madame, répliqua Mendoze en baissantles yeux, on insultait ce qu’il y a pour moi de plus cher et deplus sacré ici-bas !

– Votre père ?…

– Il serait mort à l’heure qu’il est,madame !… Je vous supplie de ne point m’interroger.

Dona Isabel garda le silence. Ses yeux ne serelevaient point.

– Si c’est pour moi que vous avez risquévotre vie, seigneur Mendoze, reprit-elle à voix basse, vous avezmal fait… nul ne vous avait donné le droit de me défendre.

Ramire changea de couleur etrépondit :

– Senora, vous parlez à un esclave… Pourque votre volonté soit accomplie, il vous suffira toujours del’exprimer.

– C’était donc pour moi, Mendoze ?dit la jeune fille en lui tendant sa main, qu’il portapassionnément à ses lèvres, je voulais le savoir, et j’ai pris undétour… Mendoze, c’est un charme pour moi de vous parler comme jele fais, car vous êtes mon ami d’enfance et mon frère… J’ai eu cedésir douloureux et cher de passer près de vous une heure sanstémoins ni contrainte avant de nous séparer pour jamais.

– Nous séparer !… pour jamais !répéta le jeune homme avec détresse.

Les premières paroles d’Isabel avaientenchanté son oreille et son cœur comme une musique céleste. Lesderniers mots étaient un coup de foudre.

– Nous étions des enfants, reprit-ellepour la troisième fois, savais-je, moi qui vous parle, que vousprendriez tant de place dans mon cœur ?… Quand je vous vis,j’eus comme un étonnement tout au fond de mon âme… et puis il mesembla que je vous avais vu toujours… Je n’étais pas effrayée,parce qu’il n’y avait en moi ni passion, ni tumulte… Votre imageévoquée amenait sur mes lèvres un sourire et dans ma pensée je nesais quelle fraîcheur reposée et calme… Sont-ce des excuses que jedonne ici à vous et à moi-même ?… Peut-être, car je vous aime,et je sens que vous emporterez avec vous tout mon bonheur.

– Isabel ! balbutia Mendoze pleurantet souriant ; voulez-vous donc que je meure à vos pieds ?se peut-il qu’on puisse à la fois prodiguer de si belles joies etinfliger de si amères souffrances ? Ils marchaient lentementsous ces arbres muets dont la brise paresseuse agitait à peine lefeuillage endormi. La mousse molle étouffait le bruit de leurs pas.L’air tiède et tout imprégné mettait sur leurs poitrines un poidsplein de délices.

Ils étaient beaux. La vierge, fière et douce,inclinait son front pur, que la pudeur confiante entourait commed’une auréole. Le jeune homme, ardent et craintif, sentait sonpouls battre la chère fièvre des amours. Ils étaient beaux.Derrière cet azur qui couvrait comme un dôme étincelant l’ombredélicieuse des bocages, la bonté de Dieu devait sourire à leurtendresse.

– Des souffrances ! répéta donaIsabel, dont la voix était suave comme un chant ; je vouscrois, Mendoze. Pendant que vous disiez cela, votre parole étaitcomme l’écho de ma pauvre âme malade… Vous m’aimez ! oh !je sais que vous m’aimez… Et le ciel me préserve de vous en faireun reproche, car c’est ma faiblesse qui a encouragé cetamour !… Dites, Mendoze, m’aimez-vous assez pour me gardertoute votre vie, comme je consacrerai la mienne à votresouvenir ?

Ramire joignit ses mains tremblantes.

– À vous, à vous, Isabel chérie, monexistence tout entière ! murmura-t-il ; à vous quoi qu’ilarrive ! à vous uniquement et sans partage tous les battementsde mon cœur !

Elle tourna vers lui son sourireAngélique.

– Merci, dit-elle bien bas.

– Mais pourquoi ?… commençaRamire.

– Pourquoi nous séparer, n’est-cepas ? interrompit-elle, tandis qu’un nuage de tristesseprofonde descendait sur son beau front. Je vous dois cetteexplication, Ramire ; je vous la dois comme à mon meilleurami, comme à celui que j’aurais choisi pour lui confier le soin demon bonheur, si le Ciel n’avait mis entre nous une barrièreinfranchissable… Naguère, lorsque nous étions en Estramadure, vousdans votre tourelle solitaire, moi près de ma mère exilée etoubliée, je n’avais jamais interrogé l’avenir ; je me laissaisaller sans réfléchir au charme qui m’attirait vers vous. Mon seulsouci était de garder cette pure amitié qui était ma consolation laplus chère. Ma pensée n’avait pas été au delà ; il mesemblait, pauvre folle que j’étais, que la vie pouvait être ainsiun échange de lointaines et muettes tendresses. Vous dirai-jecombien l’annonce du départ me fit verser de pleurs ? Vousdirai-je la joie que j’éprouvai en vous reconnaissant de loin surla route ? J’avais tourné la tête bien des fois déjà : jem’accusais d’extravagance, et cependant, je gardais mon espoir…J’aperçus enfin la branche de myrte qui ornait votre feutre, jedistinguai vos traits au milieu d’un nuage de poussière… Ramire, jevous remercie de m’avoir suivie, et plût au ciel que je pusse vouspayer autrement que par mon éternelle reconnaissance ! J’ai vumon père ce matin.

– Et votre père, interrompit Mendoze,vous a sans doute proposé un époux ?

– Je ne connaissais pas mon père,continua la jeune fille d’un accent rêveur : j’étais toutenfant quand la colère du roi s’appesantit autrefois sur lui. Jesavais seulement que mon père était un saint et un chevalier.C’était un culte religieux que ma mère gardait à son souvenir… Toutmon cœur s’était élancé vers lui, j’avouerai davantage : toutmon être s’est révolté contre le froid accueil de ma mère, et jel’ai accusée au fond de ma conscience… J’en ai dit assez, j’en aitrop dit peut-être, car ces secrets de famille ne devraient pointfranchir le seuil de la chambre conjugale. Mon excuse est dans lebesoin que j’ai de me faire comprendre… Vous avez deviné juste,Ramire ; au moment où je me réjouissais de l’accord quirégnait enfin entre mon père et ma mère, le duc de Medina-Celi aparlé vaguement des périls qui menaçaient notre maison et del’obligation où il était de me donner un protecteur légitime.

– Et votre mère, senora ?

– Elle a interrogé mon regard… oh !je vois bien maintenant ce que c’est qu’un cœur maternel !… mamère a pris ma défense parce que mon regard suppliant l’implorait…ma mère s’est mise au-devant de moi, bien qu’elle ignore l’état demon âme…

Isabel garda un instant le silence, perduequ’elle était dans ses réflexions.

– Ce matin, reprit-elle, on m’a racontél’histoire de notre famille. J’avoue que je n’ai pas tout compris.Je sais qu’il y a autour de nous des dangers, de grands dangers… Uninstant, j’ai douté de mon père lui-même… Je prie Dieu et la Viergede me pardonner, car je ne sais où me diriger au milieu desténèbres qui m’environnent… Ce que je sais et ce que je comprends,Ramire, c’est que, ne pouvant être à vous, je ne veux pasappartenir à un autre ; ce que je comprends et ce que je sais,c’est qu’entre mon père et ma mère, je suis désormais une cause dediscorde et de courroux… Mon dessein est de quitter le monde et deme retirer dans un cloître.

Comme elle se tut et que Ramire désolé tardaità lui répondre, ils se sentirent enveloppés dans ce grand silencedu milieu du jour, qui, dans l’Espagne méridionale, est plusprofond et plus complet que le silence même de nos nuits.

Quelques feuilles sèches bruirent faiblementsous le couvert. Isabel et Mendoze tournèrent la tête en mêmetemps ; ils ne virent rien et le bruit cessa. Mendoze selaissa glisser à deux genoux.

– Je ne suis rien, dit-il, je n’ai rien…À cette heure où je voudrais pouvoir vous donner un trône, laconscience de mon néant m’écrase… Isabel, si vous vous contentiezde mon amour, si vous m’aimiez assez pour partager mon dénûmentobscur ; si vous mettiez votre main dans la mienne en medisant : « Ramire, je descends jusqu’à vous, j’oublie lesgrandeurs de mon berceau, je suis votre femme. » Oh !laissez-moi achever, senora, je sais bien que tout ceci n’est qu’unrêve… si vous me disiez cela, il me semble que je grandirais à lataille d’un géant ; il me semble que chacun de mes musclesdécuplerait sa force, et que mon cœur élargi enfanterait quelquedessein héroïque. Je prendrais la fortune corps à corps, jelutterais contre la destinée comme Jacob avec l’ange… et peut-êtreque mon nom, qui serait mon œuvre, vous rendrait un jour l’éclat dunom que vous auriez perdu…

– C’est un rêve, en effet, Ramire,murmura Isabel, car je suis la Medina-Celi !

– Faites donc votre devoir, madame, ditMendoze qui essaya de se relever ; j’irai mourir si loin devous que vous n’entendrez pas ma dernière plainte.

La main d’Isabel pesa sur son épaule et leretint à genoux. Elle avait les yeux mouillés. De suaves etcaressantes tendresses se jouaient autour de ses lèvres.

– Moi aussi, j’ai fait un rêve,prononça-t-elle avec lenteur, un beau rêve qui berça bien souventl’insomnie de mes longues nuits. La gloire de don Alphonse Perez deGuzman plane encore sur notre maison, après quatre siècles écoulés…Les filles de Medina héritent comme des hommes ; ellespeuvent, afin que le nom et le titre soient moins exposés à périr,transporter le titre et le nom à l’époux de leur choix ; ellesle peuvent ; ce fut la royale gratitude d’Alphonse le Sage quiconféra au sang de Tarifa cette récompense et ce privilège. Lanoblesse espagnole tout entière confirma cette exception et larespecta comme une loi… Ramire, avez-vous deviné quel était monrêve ?

Elle souriait dans sa douce tristesse :elle était belle à ravir les anges de Dieu.

Mendoze l’admirait et l’adorait.

– Je me voyais, reprit-elle, dans lachapelle du château de mes pères, tout habillée de blanc, et encorede blanches fleurs dans les cheveux ; nous étions agenouillésensemble sur les marches de l’autel… et le prêtre nousdisait : « Soyez unis au nom du Père, du Fils et duSaint-Esprit ; Isabel et Ramire… Ramire Mendoze Perez deGuzman, marquis de Tarifa, duc de Medina-Celi !… »

Mendoze porta sa main jusqu’à ses lèvres.

Elle la retira, mais ce fut pour la passerdistraite et frémissante dans les boucles brunes qui couronnaientle front de son amant.

C’était, de part et d’autre, une tendre etradieuse extase. Le passé, le présent, l’avenir disparaissaientderrière la gaze rose des jeunes illusions. Le paradis doit être laprolongation de ces ravissements. Ils s’éveillèrent en sursautparce qu’une voix sévère s’éleva tout près d’eux, disant :

– Retirez-vous ma fille et allezm’attendre dans votre appartement.

La duchesse de Medina-Celi était debout àquelques pas, la tête haute et les yeux baissés.

Isabel eut tant de honte et de frayeur qu’ellefaillit tomber à la renverse.

– Mère ! balbutia-t-elle pourtant,je lui disais adieu pour toujours.

– Retirez-vous, ma fille, ajouta laduchesse.

Et comme Ramire, qui s’était relevé toutconfus, prenait sa part de cet ordre, elle ajouta :

– Vous, seigneur, restez !

Il courba la tête et demeura immobile. Isabelsuivait à pas pénibles le sentier qui menait à la maison. Quandelle eut tourné le coude de l’allée, la duchesse se tourna versRamire et le considéra longuement.

– Approchez, seigneur, dit-elle.

Ramire obéit, tout tremblant. Il tâchait defortifier son âme pour soutenir les reproches de la mère de sabien-aimée Isabel. Au travers de ses paupières fermées, il lavoyait si courroucée et si hautaine qu’il n’osait point relever lesyeux.

– Seigneur, dit-elle encore, donnez-moivotre bras.

Il s’inclina et arrondit son coude. Il sentitle bras de la duchesse s’y appuyer. Elle se prit à marcher ;il la suivit machinalement, attendant toujours le terrible exode desa philippique.

Mais elle allait en silence. Quand elles’arrêta, elle prononça seulement d’une voix calme :

– Don Ramire de Mendoze,asseyez-vous.

Notre bachelier leva enfin les yeux. Un bancde marbre était devant lui, au milieu d’une demi-lune de verdure,dont les deux cornes étaient marquées par deux statues. Au delà desstatues et derrière le banc, c’était un massif épais. La duchesses’assit. Mendoze prit place auprès d’elle.

Il y eut encore un silence.

– Don Ramire de Mendoze, reprit Eleonorde Tolède, sauriez-vous me dire ce qu’il y a autour de l’écussond’azur aux trois éperons d’or ?

Un soupir de soulagement s’éleva de lapoitrine de notre bachelier. Figurez-vous l’oiseau captif auquel onouvre tout à coup la porte de sa cage.

Les paroles de la devise vinrent d’elles-mêmessur ses lèvres ; mais son regard s’était levé vers laduchesse ; il demeura la bouche entr’ouverte et le rouge aufront.

– Madame, murmura-t-il, je me mets auxpieds de Votre Grâce… si mon amour audacieux est un crime, voici mavie pour l’expier… mais je ne vous tromperai pas… non ! lesparoles s’arrêteraient dans ma gorge !…

– Ignorez-vous ce que je vousdemande ? insista Eleonor dont les noirs sourcils sefroncèrent imperceptiblement.

– Madame, répondit cette fois Mendoze, onm’a déjà fait cette question à deux reprises, et ma réponse m’avalu confiance de deux illustres seigneurs : don Vincent deMoncade, marquis de Pescaire, et le duc de Medina-Celi, votreépoux. Je sais ce que vous me demandez, mais je ne puis m’enprévaloir, parce que le hasard seul…

– Appelles-tu hasard la Providence,enfant ? prononça la duchesse émue et grave.

Mendoze la regarda stupéfait.

– Qu’y a-t-il, voyons, qu’y a-t-il ?insista-t-elle avec une sorte de fièvre.

– Para aguijar a haron.

Le front d’Eleonor s’éclaira.

– Haro, hero, ero…murmura-t-elle, tu es beau comme était ton père !

– Que dites-vous ? s’écriaMendoze.

– C’était une fière devise,enfant !… Dieu se plaît souvent à briser notre orgueil…

Elle passa sa main sur ses tempes quifrissonnaient, et demeura un instant pensive.

Puis brusquement :

– Vous êtes brave et sans peur, n’est-cepas, don Ramire de Mendoze ?

– Madame… balbutia notre bachelier.

– Est-ce un amour profond, sérieux,dévoué, que vous avez pour dona Isabel ma fille ?… l’amourd’un chrétien et d’un chevalier ?

– L’amour qu’on n’a qu’une fois en savie, madame, répliqua Mendoze, appuyant sa main contre soncœur.

– À cet amour sauriez-vous toutsacrifier ?

– Mon sang et mon cœur !

– Vous le jurez ?

– Sur ma foi, je le jure,madame !

Eleonor de Tolède sembla hésiter. C’était sursa joue comme un flux et comme un reflux de rouge et de pâleur.Mendoze n’osait interroger, mais tout son être frémissait d’ardeuret d’aise. Cette femme, la mère de son adorée Isabel, était pourlui comme la madone vivante qu’on implore, et dont le culte inspireplus de tendresse encore que de respect. Au premier moment, cetteapparition avait glacé le sang de ses veines. Elle était laduchesse de Medina-Celi ! Pour le pauvre bachelier inconnu, satête ne se perdait-elle pas dans les nuages ? Et quepouvait-elle faire, sinon le chasser honteusement et durement. Maisun espoir était né parmi cette crainte. Cet examen qu’on luifaisait subir devait avoir un but. Il faut le répéter : toutson être frémissait d’aise et d’ardeur à la pensée qu’on allaitmettre une épée dans sa main peut-être et lui demander sa vie.C’était un beau dénouement pour la romanesque idylle de sajeunesse. Cela lui plaisait, il voulait bien mourir ainsi.

– Madame, dit-il, – voyant que laduchesse gardait le silence, – ne doutez point de moi : jesuis prêt.

Dona Eleonor sembla s’éveiller de sa profonderêverie.

– Nous vous devons déjà beaucoup,seigneur Mendoze, répliqua-t-elle ; je vous prie de bien pesermes questions, avant d’y répondre, avec réflexion, avec franchise…Connaissiez-vous le duc de Medina quand vous lui avez portésecours ?

– Toute l’Espagne connaît le bon duc,madame, repartit Mendoze ; je le respectais et je l’aimais… jene l’avais jamais vu.

– Est-ce par hasard ou par votre volontéque vous vous êtes approché de la forteresse précisément à l’heureoù le duc Hernan tentait de briser ses fers ?

– Par ma volonté.

– Alors vous étiez chargé d’unemission ?

– Non, madame… Je m’étais donné àmoi-même mission de sauver le père de dona Isabel.

– Vous saviez donc ?…

– J’avais surpris, en quittant votreescorte, le secret des assassins.

– C’est bien vous qui vous êtes introduitdans la ville à la faveur de notre entrée ?

– C’est moi… je vous prie humblement devouloir me pardonner.

– Pourquoi, connaissant le complot, nem’avez-vous point prévenue ?

– Je suis jeune, j’ai eu sans doute tropde confiance en moi-même.

La duchesse s’inclina en signe debienveillante approbation.

– Vos réponses sont d’un gentilhomme,seigneur Mendoze… J’ai foi en vous… Quand vous avez quitté le duc,mon époux, était-il encore en danger ?

– Il était libre : il avait uncheval et une épée !

– Et… regardez-moi en face, seigneurMendoze, l’homme que vous avez appelé ce matin duc de Medina-Celiest-il bien celui que vous sauvâtes hier par la miséricorde deDieu ?

Une expression d’étonnement vint sur le visagede Ramire.

– C’est le même homme, répliqua-t-ilaprès avoir un instant réfléchi.

– Vous en êtes sûr ?

– Écoutez-moi, madame… Il y a là quelquechose qui passe ma raison et mon intelligence : hier, j’ai vula foudre dans ces yeux qui, aujourd’hui, avaient éteint leuréclat… Hier, j’ai eu dans ma main la main d’un héros, et j’ai sentimon cœur s’exalter à ce contact ; aujourd’hui, un grandd’Espagne, fier et froid, m’a proposé une bourse… Y a-t-il un autresouffle dans cette poitrine ?… Nous ne sommes plus au siècledes malins enchanteurs… Et pourtant j’ai eu cette pensée : ily a ici quelque opération magique.

– Je vous demande votre impression,seigneur, insista la duchesse, en dehors de tout rêve et dans larigueur de votre bonne foi.

– Madame, je vous la donnerai :c’est le même visage et c’est la même taille ; ce sont lesmêmes gestes, c’est la même voix : c’est le mêmehomme !

Eleonor de Tolède courba la tête etmurmura :

– Comment les autres n’y seraient-ils pastrompés ?

– Don Ramire, reprit-elle en fixant surlui son regard assuré, – j’ai toute ma raison, j’ai tout mon calmeen face des événements cruels qui nous menacent… Voulez-vousenlever cette nuit dona Isabel de Guzman ?

Malgré le préambule qui accompagnait cetteoffre étrange, Mendoze ne put retenir un geste de stupeur.

– Il faut que nous nous séparions, elleet moi, poursuivit la duchesse, dont le sang-froid semblaitgrandir ; il faut qu’elle fuie, il faut que je combatte… Jen’ai confiance qu’en vous… Acceptez-vous, sur votre honneur, lemandat de la défendre, de l’aimer ? Et pourquoi hésiter d’êtreson époux si je meurs à la peine ?

Mendoze écoutait laborieusement ; ilfaisait effort pour comprendre ces paroles en apparence si simpleset si précises. La sueur découlait de son front à grosses gouttes,et il était plus pâle qu’un mort.

– Eh bien, fit la duchesse avec unenuance de hauteur dans l’accent, j’attends !

– Senora… balbutia enfin Mendoze, je nesuis pas le jouet d’un songe, n’est-ce pas ?… vous avez biendit : « la défendre, l’aimer ?… » Oh ! ladéfendre jusqu’à mon dernier souffle, et l’adorer à deuxgenoux !… la servir… lui vouer mon existence tout entière…

Il était prosterné devant Eleonor. Lesdernières paroles tombèrent de sa lèvre comme un murmure.

– Par la Vierge sainte ! s’écriaEleonor de Tolède, ce n’est pas un soupirant énervé qu’il me faut àcette heure, don Ramire ! Tenez vous debout comme un homme. Jeveux un soldat, non point un troubadour !

Avant de se relever, Mendoze pressa ses mainscontre sa bouche.

– Bien, cela ! fit-elle ensouriant ; votre lèvre m’a brûlée comme un fer chaud. Vousavez du bon sang dans les veines !… Ramire, mon ami, peut-êtremon fils, voici un payement que vous préférez à l’autre, n’est-ilpas vrai ? Je m’entends mieux que l’homme de ce matin à solderles dettes du bon duc !… La méridienne s’achève, le temps nouspresse ; écoutez et souvenez-vous !… Deux bons chevaux,rien que deux : vous partirez seul ce soir, à onze heures dela nuit, à la poterne qui donne sur l’abreuvoir de Cid-Abdallah…C’est moi qui vous conduirai ma fille… Ventre-à-terre jusqu’àLlerena, où vous trouverez le premier relais !… Puisventre-à-terre encore, et, une fois à mon château de Penamacor,courage de loin si l’ennemi se montre !… Qu’il porte la livréedu ministre, la soutane du saint tribunal, les couleurs du roi oula cocarde du diable, défends ton droit, Mendoze, défends tonchâteau, je te le donne, défends ta femme, tu l’aurasconquise !…

*

**

Au fond de ce massif épais qui entourait lebanc de marbre, Encarnacion s’appuyait à un arbre, don Juan deHaro, comte de Palomas, était couché sur la mousse.

– Sont-ils partis ? demanda lecomte.

– Ils sont partis, répondit lasuivante.

Le comte se leva et rétablit paresseusement lasymétrie de sa toilette.

– Que penses-tu de cela, toi,mignonne ? fit-il du bout des lèvres.

– Je pense que l’aventure est étrange,répliqua la soubrette ; et je pense encore que, si j’étaishomme, je me ferais tuer pour cette femme-là, monseigneur.

Don Juan bâilla.

– J’ai cru qu’ils n’en finiraient pas,dit-il ; – le rustre a été parfait de sottise et de gaucherie…L’as-tu vu mettre la main sur son incommensurable épée ?J’avais envie d’aller quérir un paon rôti, sur un plat defer-blanc, pour qu’il fit le serment de don Quichotte !… Orçà, belle enfant, voici ma dernière bague… à onze heures précises,Diègue Solaz et douze alguazils seront cachés derrière l’abreuvoir…je me charge de la douce Isabel. Si le rustre échappe au trébuchet,tu es responsable, et je t’engage à faire ton testament… Si lerustre est pris au piège, tu auras les cent onces d’or promises parl’audience, et cent autres sur ma cassette… À ce soir[2] !

FIN

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