Le Roi des gueux

Chapitre 2LA CHAMBRE DES SORTILÈGES

Bobazon ouvrit la bouche pour pousser un cride détresse. L’inconnu lui mit un doigt sur les lèvres et l’attiratout à l’autre bout de la cour. Une petite porte basse s’ouvraitnon loin de l’entrée du logis du serrurier-maréchal-ferrant.L’inconnu poussa Bobazon, qui se trouva engagé dans un couloirhumide et noir comme un puits. Bobazon tremblait de la tête auxpieds, et ses dents claquaient dans sa bouche. Au bout d’unedouzaine de pas, l’inconnu lui dit :

– Monte !

Comme notre pauvre ami hésitait, l’inconnuajouta :

– Tu en as vu et entendu dix fois plusqu’il n’en faut pour te faire pendre… monte !

Hélas ! le père de Bobazon, qui étaitpourtant un homme sage, ne lui avait jamais parlé de ce revers demédaille. Écouter aux portes est donc un métier qui peut tourner àmal ?

Bobazon éprouva du pied le sol à tâtons. Sonsoulier de corde rencontra une marche : il monta. C’était unescalier étroit et tournant.

Il entendait son terrible compagnon monterderrière lui.

– Halte ! fit ce dernier quand oneut gravi la première volée.

Puis il ajouta en élevant la voix :

– Ouvrez, monseigneur, voici l’hommequ’il nous faut.

Une porte s’ouvrit en grinçant sur ses gonds,et une échappée de lumière envahit le palier.

Bobazon vit au-devant de lui une chambre assezvaste, où la pâle lueur d’une lampe luttait contre les premiersrayons du jour.

Certes, Bobazon n’avait garde dedésobéir ; mais il lui fallut tout le courage que donne lapeur pour franchir ce seuil redoutable.

L’imagination de Bobazon n’avait jamais revêturien de si effrayant que le spectacle qui s’offrit tout à coup àses yeux.

Un homme d’une cinquantaine d’années se tenaitdebout à droite de la porte ouverte. Ce qu’on voyait de son visageétait livide, et ses cheveux d’un noir d’encre, où quelques poilsargentés se mêlaient, se hérissaient littéralement sur son crâne.Il était coiffé d’un large sombrero, auquel, par surcroît deprécaution, pendait un demi-voile de serge noire. Sa main, quitenait encore le loquet de la porte, avait de courts etinvolontaires tressaillements.

Du même côté que cet homme, qui était celuiqu’on avait appelé monseigneur, il y avait un pêle-mêle étranged’instruments et d’objets propres à la science cabalistique :des cornues, des quarts de cercle, des sphères, des astrolabes, deslunettes d’approche et un vaste tableau noir couvert de caractèresmystérieux tracés à la craie blanche. À gauche, se trouvait unebibliothèque poudreuse, dont les livres, reliés en parchemin jauni,semblaient vieux comme l’art d’écrire.

Au fond, c’étaient deux croisées dont lesvitraux avaient dû servir à quelque chapelle. On y reconnaissaitces sujets bizarres affectionnés par les ténébreuses dévotions dumoyen-âge : c’étaient les tentations des saints et lessortilèges célèbres.

Une demi-douzaine de vitres de couleursanglante avaient remplacé les compartiments où devaient se trouverdans l’origine les images de la Vierge et du Sauveur.

Entre les deux fenêtres, une panthère vivanteétait enchaînée, et immédiatement au-dessus d’elle, deux énormeshiboux perchaient sur deux tiges parallèles en bois d’ébène. Devantchaque fenêtre, il y avait un bahut à jour contenant des serpents,des iguanes et d’autres reptiles empaillés.

Enfin, au centre même de la pièce, sur unetable de marbre noir, un cadavre était étendu, la tête pendante,les bras écartés. Le visage du cadavre disparaissait sous sescheveux.

– Le connais-tu, Moghrab ?connais-tu ce paysan pour le charger d’une si terriblebesogne ? demanda l’homme sous son voile.

– Le mieux que vous ferez en ce moment,monseigneur, répondit Moghrab d’un ton délibéré, sera de voustaire. Vous savez ce que vous vouliez savoir. Pour percer la nuitde l’avenir, nous avons dû nous procurer le cadavre d’un homme mortde mort violente. Nous voulons nous débarrasser de celui-ci, qui afait son office. Je ne connais pas ce rustre, mais sa vie est àmoi, déjà, parce qu’il a surpris une portion de mon secret. Vousvenez de lui dire mon nom ; cela peut le rendre riche s’il estprudent ; s’il parle, cela le tuera. Tirez votre bourse,monseigneur, et comptez-lui dix pistoles, s’il vous plaît.

Monseigneur jeta la bourse sur la table endétournant la tête avec dégoût.

C’est ici que Bobazon montra qu’on peut êtrepoltron et n’avoir pas de vaines délicatesses. La bourse étaittombée sur le cadavre. Il s’en saisit comme d’une proie et reculad’une demi-douzaine de pas, parce que la panthère avait fait unmouvement sur sa paille.

Il se tint le plus loin possible de la table,serrant convulsivement la bourse et regardant tout autour de luid’un air sournois.

Moghrab fixa sur lui ses yeux ardents etdit :

– Aide-moi !

Il y avait dans un coin de la chambre deuxgrands sacs posés debout contre la muraille. Moghrab en désigna unà Bobazon et poursuivit :

– Vide les trois quarts du son qui estlà-dedans.

Bobazon dénoua la corde qui entourait le coldu sac et répandit le son sur les dalles, jusqu’à ce que l’Africainlui eût dit : Assez !

Monseigneur respirait avec effort le contenud’un petit flacon en métal ciselé. Bobazon n’avait point ce qu’ilfallait pour deviner que celui-là devait être un très grandseigneur ; mais, d’instinct, il l’examinait à la dérobée,cherchant à fixer dans sa mémoire le peu qu’on apercevait de sestraits et surtout sa tournure.

L’excellence, ranimée par les subtileseffluves des sels renfermés dans son flacon, s’appuya sur unelongue canne incrustée de nacre qu’elle portait à la main, et sedirigea vers la porte en murmurant :

– Voici le jour, mon bon Moghrab… Faispour le mieux, et compte sur ma protection en cas d’accident… Jevais me retirer.

– Pas encore, repartit l’Africain ;nous n’avons pas fini… Quand il en sera temps, je profiterai de lalitière de Votre Grâce.

Sa Grâce ne jugea pas à propos de discuter.Elle s’assit près de la porte et rabattit le lambeau d’étoffe quilui voilait le visage.

Bobazon se doutait bien de l’usage auquel lesac était destiné. La bourse était dans sa poche, il en sentait lepoids, et chacun de ses mouvements faisait agréablement chanter lespièces d’or dont elle était pleine.

C’était, ce Bobazon, une solide nature derustre résolument avide. Certes, il y a des gens qui partent detrès bas et deviennent très riches par des moyens honnêtes. Il y ena. La Morale en action affirme que l’économie, le travail,la probité, mènent le plus sûrement à la fortune. C’est notre avispersonnel.

Mais peu de gens choisissent cette louableroute.

L’homme qui, du fond de sa misère, faitdélibérément le premier pas dans le sentier de la fortune estgénéralement doué de qualités spéciales. C’est un prédestiné :quelque démon le pousse. Il a autour du cou une cuirasse épaissecomme le bouclier d’Ajax, qui était doublé de sept peaux detaureaux. Rien ne l’arrêtera, le scrupule lui restera inconnu, ilaura jusqu’au bout le courage de sa passion.

Ceux-là même qui se vantent de n’avoir pointde vaine sensiblerie, les gens sérieux, contempleurs éclairés de lapoésie et du rêve, les hommes positifs, les preux d’argent qui ontmieux fait que tous les autres dans le tournoi aux écus,ceux-là même seraient effrayés et stupéfaits en examinant à laloupe l’âme du va-nu-pieds fatalement appelé à l’opulence.

Pour percer comme un dard les épaisseurssuperposées des diverses couches sociales, il faut de certainesconditions spécifiques. Le génie monte, il est vrai, comme le plombtombe, par une mystérieuse loi de gravitation morale ; maisconnaissez-vous de nombreux échantillons de génie ?

Le talent n’a déjà plus la certitude de cettemarche exceptionnelle. Le talent combat ; il peut être vaincu.Regardez autour de vous. Les morts et les blessés du champ clossont-ils toujours les plus faibles champions ?

Pour remplacer le génie, il faut la vocation,qui, par sa nature même, accepte tous les expédients et ne connaîtaucune répugnance : la vocation ardente et aveugle commel’amour.

Nulle part, le prix d’un sou n’est coté sihaut qu’à la campagne. Les enrichis sont souvent nés au village. Unconquérant de ce genre, né au village, vaut pour la dureté, pour latrempe, pour la sauvage inflexibilité, dix Attilas nés dans lescapitales. Cela vient de l’idée que les uns et les autres se sontfaite du sou à leur point de départ respectif.

Bobazon, ayant vidé le sac, jeta un regardterrifié sur le cadavre ; mais son épouvante ne l’empêcha pasde sourire en reportant ses yeux sur l’Africain.

Celui-ci prit le sac et le donna à monseigneuren disant :

– Que Votre Grâce daigne le tenirouvert.

L’homme voilé tressaillit de tous ses membres,mais il ne refusa point la tâche qui lui était imposée. Il élargitl’ouverture du sac à l’aide de ses deux mains, et attendit, danscette pose vulgaire, le bon plaisir des deux principauxopérateurs.

Le brave et beau visage du Mauresque n’étaitpas accoutumé au sourire. Il y eut pourtant autour des lèvres deMoghrab une éclaircie de sarcastique gaîté à la vue de Monseigneursoutenant docilement le sac et en élargissant l’ouverture.

Bobazon indiqua du doigt le cadavre couché surla table de marbre.

– Est-ce cela ? demanda-t-il.

– Oui, répondit le Maure ; c’estcela.

– Je ne pourrai pas tout seul, repritBobazon.

Moghrab répliqua :

– On va te donner un coup de main… Prendsles épaules, je tiendrai les pieds.

Bobazon ne se le fit point répéter. Il tournaautour de la table, non sans jeter un regard timide vers lapanthère, qui, belle et paresseuse, se pelotonnait sur sa litière.La panthère ne semblait pas se soucier de lui.

Il prit le cadavre par les épaules et lesouleva sans effort, car il était robuste. Son raisonnement étaitsimple et précis : finir bien vite sa besogne afin d’emporterbien vite son argent hors de ce lieu maudit.

Le bric-à-brac diabolique qui meublait siétrangement cette pièce l’effrayait encore plus que le corpsmort.

Il tenait déjà le cadavre suspendu au-dessusdu vide, lorsque la panthère s’étira tout à coup, promenant salangue énorme et rouge sur son museau moustachu. Le mouvementimprimé au corps envoyait sans doute à nos naseaux des fumets plusactifs, et sa gloutonnerie en était soudainement irritée. Ellemiaula, ses yeux s’allumèrent comme deux charbons pétillants, et,d’un seul bond, gracieux et féroce à la fois, elle tendit toute lalongueur de sa chaîne.

Sa griffe raya la dalle à deux pouces du talonde Bobazon, qui lâcha prise en poussant un grand cri. Le corpstomba lourdement sur le carreau.

Moghrab porta la main à son poignard.

Monseigneur grommela dans son évidente etnaïve détresse :

– Jésus Dieu ! que va-t-il arriverde tout ceci ?

– Dépêche, coquin ! ordonna leMauresque, nous n’avons pas de temps à perdre !

Bobazon ébaucha un signe de croix, entama unepatenôtre, et reprit son fardeau en ayant soin de se tenir àdistance respectueuse de la panthère, qui montrait la double etterrible rangée de ses dents. La panthère regagna sa paille enrampant, les deux hiboux montrèrent le blanc de leurs yeux ronds,puis tout rentra dans l’immobilité.

Le corps mort fut introduit dans le sac, latête la première. Monseigneur tint ferme, quoique sa respirationfût oppressée et que son menton blême eût des tressaillementsconvulsifs. Moghrab traîna le sac jusqu’au tas de son et se mit àcalfeutrer les interstices, de manière à dissimuler, autant quepossible, la forme du cadavre. Il fit si bien que les deux sacs seressemblèrent bientôt parfaitement tous deux, ronds et gonfléscomme ceux qui viennent du moulin.

– Charge cela sur tes épaules,ordonna-t-il à Bobazon, en désignant le sac qui contenait lecorps.

Bobazon essuya son front, où les gouttes desueur abondaient.

– Qu’irai-je faire avec un pareilfardeau ? demanda-t-il. Je ne connais point la ville deSéville…

– Tu auras ta route tracée…charge !

Cet Africain aux regards étincelants faisaitpeur à Bobazon presque autant que la panthère elle-même. Dans lapensée de Bobazon, il y avait entre la panthère et l’Africain je nesais quelle capricieuse affinité. Bobazon trouvait que l’Africainressemblait à la panthère. C’étaient deux fières et bellescréatures, douées chacune de sa grâce sauvage, souples toutes deux,et robustes et cruelles.

Bobazon était vigoureux, lui aussi, commel’annonçait sa stature courte et trapue ; il parvint à mettreen équilibre sur ses épaules le sac qui contenait le mort. Moghrabchargea l’autre sac sur son dos, comme si c’eût été un paquet depluies.

– Descend le premier, dit-il en montrantdu doigt la porte.

Bobazon n’était pas fâché de sortir, bienqu’il fût peu rassuré sur les suites de son aventure. Le jour eneffet grandissait ; il devenait malaisé de dissimuler sesactions au dehors.

Moghrab, avant de sortir dit àmonseigneur :

– Que Votre Grâce veuille bienm’attendre. Je vais revenir dans deux minutes.

Sa Grâce ne paraissait pas extrêmement flattéede rester seule dans cet antre bizarre, mais il lui fallut fairecontre fortune bon cœur.

La porte se referma sur Moghrab et surBobazon.

Pendant que Bobazon descendait l’escalierétroit et roide avec toute la prudence dont le ciel l’avait doué,Moghrab était derrière lui, disant :

– Qu’est devenu ton maître ?

– Comment savez-vous que j’ai unmaître ? demanda le rustre entre ses dents.

– Je sais tout ! répondit Moghrabavec emphase.

– Alors, vous savez ce que mon maître estdevenu.

Ils arrivaient au bas de l’escalier. Bobazonsentit la main de Moghrab sur son épaule. Il s’arrêta.

– Quand tu seras arrivé au lieu où jevais t’envoyer, prononça l’Africain d’un ton sec et emphatique à lafois, je ne te défends pas d’ouvrir le sac et d’examiner à ton aisele visage du défunt… Si tu y mets le soin convenable, peut-êtrepourras-tu répondre à ceux qui te feront la même question quemoi : Qu’est devenu ton maître ?

Bobazon chancela du coup sur ses courtesjambes.

– Est-ce que ?… balbutia-t-il ;saint patron, ce n’est pas possible !… Pourquoi auriez-vousassassiné un pauvre jeune gentilhomme ?…

– Je n’ai assassiné personne, l’ami,riposta l’Africain ; ma loi défend de répandre le sang toutaussi bien que la tienne… Si ton maître est mort, c’est que lesrues de Séville sont plus dangereuses que les gorges de vosmontagnes d’Estramadure.

– Mort ! répéta Bobazon ; sijeune !

– Marche !… et souviens-toi dececi : Quiconque se mêle des affaires d’autrui est menacé demalheur !

Bobazon essuya une larme que lui arrachait lafin prématurée de Mendoze. Ayant donné cette marque de sensibilité,il se tourna vers son compagnon et lui dit :

– N’avait-il rien dans les poches de sonpourpoint, quand vous retrouvâtes son cadavre ? Je suisl’héritier du pauvre jeune gentilhomme, car il me devait tout sonhabillement avec six mois de gages environ… Si le don de ma créancepouvait seulement le ressusciter, j’y renoncerais de bon cœur… maiscela ne s’est jamais vu, et j’ai des petits enfants au pays, moncher seigneur.

Il n’y avait rien au monde de plus célibataireque Bobazon. Ses petits enfants étaient un impromptu.

Moghrab eut un dédaigneux sourire.

– Menteur et mendiant !murmura-t-il.

Puis il répéta péremptoirement :

– Marche !

Il faisait clair maintenant dans la cour. Onne voyait plus cette lueur derrière les jalousies de la sallebasse, dans l’hôtellerie de Saint-Jean-Baptiste. Les deux chevauxn’avaient pas bougé. Ils se tenaient à droite et à gauche de lafontaine, cherchant les brins d’herbe entre les cailloux.

Moghrab établit son sac de son en équilibresur le dos de l’une des deux bêtes.

– Fais comme moi, dit-il à Bobazon.

Au moment où Bobazon essayait d’obéir, lesdeux chevaux, flairant le son, vinrent mettre leurs naseaux contreson sac. Bobazon leur témoigna son indignation par deux coups depied bien détachés.

– Migaja, bête gourmande !s’écria-t-il. Pepino, animal sans cœur ! Auriez-vous bien lecourage de manger le son où est enterré un gentilhomme de votrepays ?… Quoiqu’il me fasse tort de beaucoup d’argent, je nel’oublierai pas dans mes prières… Tourne, Migaja ! tu vasporter le pauvre Mendoze pour la dernière fois.

Moghrab fit un mouvement à ce nom de Mendozeet demanda :

– C’est bien ainsi que s’appelait lejeune hidalgo qui est entré de nuit à Séville avec l’escorte de laduchesse de Medina-Celi ?

– Oui, pour son malheur, répliquaBobazon ; il avait élevé ses vues trop haut, le cher enfant,mais je ne parlerai point mal de lui, quoiqu’il ait emporté le painde ma famille dans la tombe !

L’Africain parut réfléchir. Pendant cela,Bobazon était parvenu à charger son fardeau sur le dos de Migaja.Il demanda :

– Maintenant, qu’ai-je encore àfaire ?

– Prends tes deux chevaux par la bride,répondit Moghrab.

Il se dirigea en même temps vers la porte dela cour qui donnait sur la rue de l’Infante. Les valets du forgeronouvraient l’atelier et dressaient les fourneaux.

– L’ami, dit Moghrab en serrant lepoignet de Bobazon, as-tu vu parfois crever les outres où l’onrenferme le vin nouveau ?

– Qui n’a vu cela vingt fois en savie !

– Les outres vides durent cent ans,reprit Moghrab ; médite cela et tâche d’oublier tout ce que tuas vu, tout ce que tu as entendu ce matin… Tu n’es pas assez fortpour contenir ces secrets et tu crèverais comme l’outre troppleine… Tâche d’oublier, c’est ton salut… Souviens-toi seulementd’une chose : l’ouvrier est au maître ; le maître n’estpas à l’ouvrier… Quiconque nous sert nous appartient, mais nousn’appartenons à personne…

– Vous… qui ? interrogea timidementBobazon.

– NOUS ! répliqua l’Africain avecune étrange emphase ; nous qui étions ici (il désignait dudoigt la salle basse de l’hôtellerie), nous qui étions là (ilmontrait le premier étage de la maison du forgeron), nous quitenons dans nos mains le maître et le serviteur, le fort et lefaible, l’élite et la multitude… nous que tu rencontreras désormaispartout sur ton chemin… nous qui n’avons pas de nom et de visage,parce que nos mille formes portent mille noms divers… nous quimettons la main sur toi, paysan, comme nous mettons la main surPhilippe d’Espagne et ses ministres…

– Seigneur, balbutia Bobazon,j’oublierai…

– Alors, qu’Allah te garde !… Allahou le Dieu des chrétiens : ceci m’importe peu… Il te reste àsavoir ce que tu dois faire de ta double charge. Écoute et ne tetrompe pas, sous peine du bûcher.

– Est-ce que j’aurais affaire, sans m’endouter, au très saint tribunal ? balbutia Bobazon.

Cette idée n’était pas aussi extravagantequ’elle peut le paraître au premier aspect. En Espagne, sous lesrois de la maison d’Autriche, l’inquisition était comme cette âmeuniverselle qui est en tout et partout. L’Africain, il est vrai,parlait d’Allah, mais il parlait aussi du bûcher.

Bobazon venait de ce pays d’Estramadure prèsduquel les ténèbres de nos provinces paraîtraient pleinesd’éblouissants rayons. Qu’il lui soit donc pardonné d’avoir penséqu’en fait d’inquisition, et l’un portant l’autre, le bûcherpouvait bien faire passer Allah.

La sombre face du Maure se dérida en un riresardonique et silencieux.

– Chien ! murmura-t-il, ignores-tuque le très-saint tribunal ne déchire jamais le voile qui couvreses mystères ?… Ceux qui savent meurent… Veux-tu savoir etmourir ?

Bobazon courba l’échine et joignit ses grossesmains tremblantes dans une attitude de muette supplication.

– Va-t’en ! reprit durement Moghrab.Si tu rencontres jamais ceux que tu as vus ce matin, je te défendsde les reconnaître.

– Votre volonté sera faite, mon digneseigneur.

– Va-t’en !… prends la rue del’Infante en tenant les deux chevaux par la bride, tourne l’enclosdu Sépulcre, traverse la place de Jérusalem, longe la façadeoccidentale de la maison de Pilate et engage-toi dans la ruelledéserte qui borde les jardins de Medina-Celi… La voie publique estdéserte à cette heure, mais si quelqu’un te demandait enchemin : « Que portes-tu ? » turépondrais : « Je portes du son pour les écuries duroi. » As-tu compris ?

– Oui, mon respecté seigneur.

– Dans la ruelle en question, le mur desjardins de la maison de Pilate est percé d’une poterne, juste enface de l’abreuvoir de Cid-Abdallah, où est l’entrée des tueries duboucher Trasdoblo… Tu déchargeras tes chevaux devant l’abreuvoir,en ayant soin de faire deux traces de son, l’une partant de lapoterne de Medina-Celi, l’autre venant de la porte de l’abattoir,toutes deux aboutissant au sac qui renferme le cadavre.

– Et quand cela sera fait,monseigneur ?…

– Le plus sage serait de t’aller cachertout au fond de l’Estramadure. Mais si ta fantaisie est de rester àSéville, fais en sorte que jamais nous n’entendions parler detoi !

L’Africain tourna le dos à ce dernier mot,après avoir indiqué la porte de la cour à Bobazon d’un gesteimpérieux.

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