Le Roi des gueux

Chapitre 8TROIS HOMMES D’ÉTAT

C’était dans la galerie d’Alliazan ou mieuxd’Ali-Hassan, à l’Alcazar de Séville. Les derniers souffles de labrise matinière faisaient voltiger encore les draperies légères etincessamment mouillées qui protégeaient l’appartement ministérielcontre le soleil de midi. Le ministre favori occupait en effet,pendant le séjour du roi dans la capitale de l’Andalousie, cettepartie du palais connue sous le nom des galeries et sallesd’Alliazan.

L’heure redoutée de la méridienne approchait.Les pompes envoyaient aux draperies l’eau fraîche etparfumée ; mais, malgré leur effort, l’air allait s’échauffantet s’alourdissant. Déjà les oiseaux avaient cessé leur ramage sousles lenstiques de la cour des Marionnettes, et ces voiles légersqui, tout à l’heure, flottaient à la brise, ne soulevaient plusqu’avec peine leurs plis appesantis et paresseux.

La partialité des bonnes gens de Séville ne vapas jusqu’à comparer l’Alcazar à l’Alhambra, mais les habitants dela très noble et très loyale cité, amis effrénés des locutionsproverbiales, se consolent en disant : « Si l’Alhambran’existait pas, l’Alcazar serait la merveille du monde ».

La salle où nous entrons était grande ethaute, ouverte des deux côtés au nord et au midi, sur les jardinsdu roi et sur la cour des Marionnettes. Rien n’avait été changédans sa décoration moresque. Chaque fenêtre ou arcade, en formed’ogive à cœur, colorait ses festons d’un jaune vif où couraientdes vermiculaires bleu foncé. À l’intérieur c’était un systèmed’arabesques, bleu sur noir, qui s’égaraient en mille jeux, sur unfond brouillé de feuillages et de fleurs.

Par les arcades du midi on découvrait lesparterres avec leurs longues perspectives d’eau jaillissantes,éparpillant au soleil l’or et les diamants de leurs gerbes, parmiles bosquets d’orangers, de cédrats, de bigaradiers et de lauriers,dont les molles émanations enivraient l’air. Par les ogives dunord, l’œil suivait le profil des galeries occidentales etembrassait dans leur féerique ensemble toutes les audaces de cettearchitecture qui est un poème ou un rêve.

Quelque chose cependant gâtait la fantastiqueet splendide harmonie de ces aspects. Au centre de la cour, à laplace où naguère le grand jet d’eau s’élançait de son bassin deporphyre, estimé par Garcia au prix d’une province, une lourdestatue, blanche et neuve, se dressait sur son piédestal de marbregris. C’était Philippe IV, à cheval, comme on pouvait le voir àl’inscription latine gravée en lettres d’or sur le socle et quiportait :

PHILIPPO MAGNO

Il était grand décidément, de par son favori,ce pauvre roi battu sur toutes les coutures !

Onze heures venaient de sonner au carillon dela cathédrale. Dans l’angle de la dernière ogive, du côté du nord,deux hommes étaient réunis. Derrière eux, une armée de valetsachevaient d’arroser le péristyle de la galerie principale quirejoignait l’oratoire et les appartements du roi. Un énormeparavent de lampas isolait nos deux personnages et les plaçait dansune sorte de cabinet clos des trois côtés.

C’était un vieillard à barbe blanche et unhomme d’âge viril dont le front basané disparaissait presque sousune forêt de cheveux noirs, tressés et roulés dans une chaîned’or.

Le vieillard se tenait debout, droit et roide.Il y avait en lui je ne sais quels tressaillements frileux, malgréla chaleur qui devenait accablante.

Sa physionomie, en dépit de son grand frontchauve et de la coupe austère de sa barbe, avait une sorte dedébonnaireté sénile. Sa main tremblotante s’appuyait sur une hautecanne d’ébène. Il portait sur son pourpoint noir le cordon majeurde la Toison d’or, rouge en mémoire du martyre de Saint-André. Aucordon, selon la règle, pendait le mouton d’or à la sous-ventrièreémaillée.

L’autre était assis devant une table couvertede livres à la reliure antique, et la plupart chargés de lourdsfermoirs de métal. En face de lui était un parchemin déroulé,couvert d’écriture arabe ; en marge on voyait de longuescolonnes de chiffres.

Celui-là était beau, bien que sa physionomieeût une expression de ruse sauvage. Il y avait quelque chose dutype maure dans l’ensemble de sa personne : front haut etcaractérisé fortement, pommettes saillantes, nez hardiment reliéaux arcades sourcilières, lèvres minces et finement arrêtées,menton pointu, mais vigoureux, cou long, attaché de biais entredeux épaules robustes.

Auprès de cet homme, il y avait un turban delaine transparente et douce. Son costume était riche et gracieuxautant que celui du vieillard se montrait austère et sombre.

Vous n’eussiez trouvé, du reste, aucune espècede ressemblance entre l’accoutrement de ce vieux seigneur, quisemblait un vivant portrait de Velasquez, et la toilette sémillantede nos courtisans du Sépulcre. Ceux-ci singeaient le débrailléfrançais, celui-là se cramponnait à l’ancienne roideur castillane.Il y avait un siècle entre eux deux.

Ce vieux seigneur, souriant tout doucementdans son immense fraise empesée, comme la tête de Saint-JeanBaptiste pleurait dans son plat, ce vieux seigneur n’était autreque l’oncle maternel du ministre favori du roi. Il avait nomBernard de Zuniga. Il était, depuis seize ans, président desconseils de Sa Majesté Catholique.

Il était né en 1560, et avait par conséquentquatre-vingt deux ans à l’époque où se passe notre histoire. Laseule passion qui eût résisté chez lui aux atteintes du grand âgese résumait en ceci : garder son titre de premierministre.

Nous disons à dessein son titre, car son neveugouvernait de fait depuis plus de douze ans. Son compagnon, à lafigure intelligente et farouche, était un Maure de Tanger, sorcierde son métier, et connu sous le nom de Moghrab.

Moghrab était à la fois le médecin, l’augureet le confident du respectable Bernard de Zuniga.

Moghrab ne se gênait pas du tout pour liredans les astres. Il devinait la destinée sur la seule inspection dela main. Ses ancêtres, qui étaient d’illustres sorciers, luiavaient transmis la science des nombres, et Séville tout entieraurait pu témoigner qu’il connaissait l’art de prédire leséclipses.

Sans le vénérable Zuniga, son patron, Moghrabeût fait depuis longtemps connaissance avec le bûcher.

Il avait une plume à la main et traçait deschiffres sur la marge de son manuscrit, avec une prestesseincroyable.

– Toujours le même résultat ! dit-ilenfin en lâchant la plume avec fatigue ; le premier calculétait bon.

– Tu n’as pas voulu encore me faire partde ta découverte, Moghrab, mon savant ami, répliqua le vieuxministre d’un ton caressant.

Le Maure tourna vers lui ses yeux longs,voilés à demi par de larges paupières.

– Les réponses du livre des destinéessont parfois si étranges, prononça-t-il entre ses dents, qu’onhésite à les divulguer.

Puis, laissant peser sur ses deux mainsouvertes son front qui semblait languir, il ajouta :

– Seigneur, allez voir si personne n’està portée de nous entendre.

Le premier ministre de Philippe IV, sans seformaliser aucunement de cette injonction familière, mit ses jambesmaigres en mouvement et, s’aidant de sa canne, fit le tour duparavent. Les valets arroseurs avaient presque achevé leur besogne.Ils étaient à l’autre extrémité de la galerie principale.

– Il n’y a personne, ami Moghrab,absolument personne, dit le vieux seigneur derrière le paravent.Mais je vais te rassurer tout à fait. Diego !

À l’appel de ce nom, l’un des valetsaccourut.

– Qu’une sentinelle soit posée àl’instant à la grand’porte de la galerie ! ordonna don Bernardde Zuniga ; défense d’entrer : on travaille ici pour leservice du roi.

Le valet s’inclina et se retira.

De l’autre côté du paravent, Moghrab s’étaitrenversé la tête sur le dossier de son fauteuil, et montrait ladouble rangée de ses dents blanches en un sourire moqueur.

Don Bernard de Zuniga revint, manœuvrant toutd’une pièce ses deux jambes et sa canne, aussi longues, aussiroides les unes que les autres. Quand il doubla le paravent,Moghrab dardait au plafond son regard inspiré.

– Que Votre Seigneurie m’interroge,dit-il d’une voix sourde : je répondrai.

– Mon neveu ! s’écria don Bernard,mon neveu d’abord, que j’aime cent fois, mille fois plus quemoi-même ! mon neveu Olivarès, l’honneur de notre maison et lagloire de l’Espagne !

– Votre neveu est menacé, répliquafroidement le sorcier.

– De quoi ? de mort ?

– Pour les favoris, seigneur, la chuteamène la mort.

– C’est vrai cela ! c’estvrai ! s’écria le vieillard, qui ne parut pas autrementaffecté du malheur prédit à son neveu, l’honneur de sa maison, etqu’il aimait mille fois plus que lui-même ; quiconque apossédé le pouvoir… Mais explique-toi, Moghrab, trésor de scienceet de sagesse. Tu crois que mon illustre neveu tombera ?

– J’en suis sûr, répondit le Maure.

– Tes calculs te l’ont dit ?

– En toutes lettres. Ma dernière équationréduite et l’inconnue dégagée ne peuvent laisser absolument aucundoute à ce sujet.

– Et ce ne serait pas une disgrâcepassagère ?

– La disgrâce du comte-duc ne finiraqu’avec sa vie.

Le vieux ministre prit un siège et s’assit. Ilétait triste.

– Ce que c’est que nous !murmura-t-il ; mais faut-il exprimer ma pensée sansdétour ? On le peut avec toi, Moghrab ; tu es fidèlecomme l’acier. Et d’ailleurs, quand on ne dit pas la vérité, tu ladevines. Eh bien ! Moghrab, vois-tu, mon cher neveu n’étaitpas tout à fait à la hauteur de sa fortune politique. C’est unesprit sérieux, mais un peu étroit. Son instruction est celle d’unpédant, non point d’un homme d’État. Ce que vous appelez safermeté, vous autres, c’est tout uniment de l’obstination. On negouverne pas les empires avec du grec et du latin, mon ami Moghrab.Moi, qui te parle, je ne sais ni le latin ni le grec.

Tu m’entends bien, reprit-il avec une sorted’effroi ; cela n’empêche pas mon neveu d’avoir beaucoup degénie. En somme, il n’est pas encore renversé ; mais, entrenous, sa disgrâce m’affligera plus qu’elle ne m’étonnera. Sais-tule nom de son successeur, Moghrab ?

Ceci fut demandé d’un ton confidentiel, et donBernard de Zuniga rapprocha son fauteuil.

Moghrab laissa voir sur son visage cettelassitude ennuyée des oracles.

– Ne vous l’ai-je pas dit déjà deux fois,seigneur ? répliqua-t-il.

– Tu m’as donné deux logogriphes àdeviner, mon savant prophète, repartit le ministre ; lessibylles de l’antiquité ne répondaient jamais autrement, je saiscela… mais je veux les points sur les i pour une affairede cette importance…

– Seigneur, je ne puis que vous répéterce que par deux fois je vous ai dit : Le successeur ducomte-duc a dans son nom toutes les lettres du mot paresseux(haron) moins une.

– Haro ! s’écria don Bernard, voissi je suis habile à deviner !

– Je ne vois pas d’autres noms qu’onpuisse former avec ces quatre lettres : A. H. O. R., prononçagravement le Maure.

– Voyons ! fit don Bernard quitrempa la plume dans l’encre, Ahor, ce n’est pas un nom ;Hora, c’est un mot latin : Raho, Roha… Haron ; mais ilmanque l’n pour notre affaire. Haro ! je ne vois queHaro. Tu es bien sûr de tes lettres !

– 209, chiffra Moghrab, 723, 19, 3894,tels sont les résultats fixes et invariables de toutes meséquations.

– Et cela signifie Haro, mon savantprophète ?

– Cela signifie A. H. O. R., dans l’étatactuel du système astral.

– Demain ces lettres seraient doncreprésentées par d’autres nombres ?

– Assurément, répondit Moghrab qui necacha point son dédaigneux sourire.

– Et hier ?

– Hier, nous avions 206, 737, 18 1/2, 3,100…

– Et ces nombres différentsdésignaient ?…

– Toujours A. H. O. R.

Le vieux ministre pressa ses tempesdépouillées à deux mains.

– Quelle science ! s’écria-t-ilterrassé par son admiration ; quelle science !

Moghrab ferma les yeux et prit l’attitude dela contemplation. Don Bernard jetait sur lui des œillades quin’étaient pas exemptes d’effroi. Tout à coup son front sedérida.

– Grâce au ciel, dit-il en se parlant àlui-même, je suis aussi l’oncle des Haro. J’ai payé deux fois lesdettes de ce jeune et cher neveu don Juan… avec l’argent de SaMajesté, il est vrai, mais enfin c’est moi qui ai signél’ordonnance. Tu penses bien qu’il s’agit de don Juan, comte dePalomas, mon neveu, n’est-ce pas, Moghrab ?

– Je n’en sais rien, répondit sèchementcelui-ci.

– Ne peux-tu le savoir ?

– Par le calcul, si fait.

– Alors, calcule, mon savantami !

Moghrab secoua la tête.

– J’ai mis trois mois, dit-il, à trouverles quatre lettres du nom de Haro.

– Trois mois ! trois mois !grommela don Bernard ; c’est du temps ! D’ici là, qued’eau coulera sous le pont du Guadalquivir ! Et, cheminfaisant, tu n’a rien trouvé pour le nom de baptême ?

– Je sais, répondit le Maure, qu’il secompose de quatre lettres comme le nom de famille.

– Juan ! s’écria le vieillard en selevant ; quatre lettres ! c’est assez clair, jepense ! Vierge sainte ! Ce Pedro Gil est un honnêtehomme ! Mon neveu se souviendra que j’ai signé le brevet quil’a fait comte de Palomas. Et ce mariage ! Vive Dieu !Pedro Gil vaut son pesant d’or ! Il n’est pas dans toutel’Espagne un parti semblable. Et mon neveu Juan ne sait pas encorequ’il sera ministre. Je crois, à vrai dire, que le cher enfant nesait rien faire de ses dix doigts ni de sa tête… mais la place depremier ministre donne incontestablement du génie. Je lui en ferai,du génie, pourvu qu’il me laisse l’expédition des affaires. On faittout ce qu’on veut. On a bien fait un grand prince avec…

Il s’arrêta. Son regard était fixé surl’inscription latine de la statue de Philippe IV.

Moghrab dit :

– Juan a quatre lettres, c’est vrai, maisBlas aussi, aussi Elia, aussi José, Léon, Luiz, Luca, Oton :et il y a en Espagne autant de Haro que de pommes d’or à cetarbre.

Son doigt désignait, dans la cour desMarionnettes, un oranger énorme qui ployait sous la charge de sesfruits.

Trois coups discrets furent frappés à unepetite porte dérobée qui se trouvait dans l’enceinte même forméepar le paravent. Moghrab fit disparaître le parchemin chargé degrimoires et le remplaça par un immense cahier, en tête duquelétaient tracés les mots : GRÂCES DU ROI. Don Bernard ouvrit lapetite porte. Deux nouveaux portraits de famille, à fraise et àhaut-de-chausses du temps de Philippe II, se montrèrent auseuil.

Leurs regards se fixèrent tout de suite surl’Africain Moghrab, qui baissa les yeux et prit un airimpassible.

– Bonnes nouvelles ! s’écria donBernard en les voyant ; mes très chers cousins, bonnesnouvelles !

Les nouveaux venus avaient des figures d’uneaune. L’un d’eux était un tout petit homme d’une maigreurextraordinaire, mais droit comme une règle et vif en cesmouvements ; il ressemblait à don Bernard comme une réductionrappelle un tableau : c’était don Baltazar de Zuniga y Alcoy,président de l’audience de Séville ; l’autre avait, pour unEspagnol, de très honorables mollets et une prestance assez ronde.Vous l’eussiez pris plutôt pour un bourgmestre flamand que pour unhomme de guerre, fils des preux de Castille. Il s’appelait donPascual de Haro, marquis de Jumilla, et commandait les gardes duroi.

Don Balthazar avait l’honneur d’être lebeau-père du comte-duc, qui ne l’aimait point.

Nos trois seigneurs se donnèrent l’accolade,savoir : don Bernard radieux, les deux nouveaux venus ladétresse peinte sur le visage. Avant qu’ils eussent pu échanger uneparole, la hallebarde du miquelet en faction au bout de la galeriesonna sur la mosaïque, et la grande porte s’ouvrit à deux battantsavec fracas.

– Sa Grâce, mon neveu ! dit donBernard, qui étala plusieurs décrets en vue sur la table.

– Pas un mot ! ajouta don Balthazarde Alcoy en mettant un doigt sur sa bouche.

Ils vinrent se ranger en haie tous les troissous l’arcade qui joignait la salle à la galerie.

Le favori du roi traversait déjà celle-ci,précédé par son huissier et ses gardes, suivi par son page, quiportait son livre d’heures.

C’était un homme de moyenne taille, lesépaules un peu hautes et le cou vigoureusement emmanché. Sonpourpoint de velours noir à taillades ne dissimulait point, malgréson ampleur, une légère déviation des muscles dorsaux ; lesjambes étaient espagnoles dans la force du terme : genouxprononcés, tibias tranchants comme l’arête d’un prisme. La têteavait de la noblesse et s’encadrait bien entre deux belles massesde cheveux noirs qui commençaient à peine à grisonner.

Mais l’œil était ardent, inquiet, fiévreux.L’inflammation des paupières contrastait avec la pâleur presquelivide de la face. Cet homme devait souffrir d’une maladie cruelleou d’une passion plus cruelle que la maladie.

Il marchait d’un pas solennel et en quelquesorte rythmé. La marche de son escorte se réglait sur la sienne, cequi donnait à son passage l’apparence d’une procession.

Nos trois seigneurs, à première vue,semblaient ne pas pouvoir plier sans se casser. À l’approche dufavori, vous les eussiez vus cependant s’incliner tous les troiscomme si leur colonne vertébrale eût été de baleine ou d’osier.

– Bonjour, bonjour, fit le comte-duc ensaluant de la main seulement ; que Dieu garde vosseigneuries ! J’étais au banc du roi à la cathédrale ; leroi a pris de mon eau bénite. Le roi est en bonne humeur ; ilm’a parlé de tous mes amis : que Dieu bénisse Sa Majesté,seigneurs !

Don Bernard et ses compagnons s’étaientredressés. Ils firent de nouveau le plongeon.

– Oserai-je prier mon illustre neveu deme fournir des nouvelles de sa santé précieuse ? demanda donBernard.

– Solide comme un chêne, notre oncle,répondit le comte-duc ; le roi m’a donné deux fois lamain.

– Ma fille Inès, la nobleduchesse ?… commença don Balthazar en avançant d’un pas.

– Bien, bien, seigneur de Zuniga y Alcoy,interrompit Olivarès en reculant d’une distance égale ; nousn’avons pas oublié que nous sommes votre gendre. Le roi a étécharmant… charmant ! Par le saint Calvaire ! nos perfidesennemis verront avant peu ce que nous valons.

Son œil avait des éclats sombres parmil’étrange pâleur de ses joues.

Par un geste qui lui était familier, il portajusqu’à ses dents l’insigne de la Toison d’or qui pendait sur sapoitrine et mordilla le métal.

– Mon oncle, reprit-il, je suis bien aisede vous trouver en compagnie de ces dignes seigneurs. Vous vousoccupez des affaires de l’Espagne. Ainsi font, je l’espère, tousceux qui tiennent de près ou de loin à mon administration. Il seraparlé dans l’histoire de la manière dont nous avons tenu le pouvoirau milieu des circonstances les plus difficiles. Tout va bien, trèsbien. La France et l’Angleterre ont peur de nous. La dérisoireéquipée de Lisbonne, qui a fait un roi nain, nous a valu plus dedeux cents millions de réaux de confiscations. Le roi est content,le roi est charmant, jamais le roi ne pourra se passer de moi. Jevous salue, seigneurs.

Pendant qu’il parlait, son regard inquiet etperçant interrogeait toutes les physionomies. Avant de continuerson chemin, il dit :

– Je vais, moi aussi, m’occuper desaffaires publiques.

Puis revenant après quelques pas, il saisitbrusquement don Bernard par le revers de son pourpoint :

– Jour et nuit, dit-il tout bas avec unemaladive volubilité, je travaille jour et nuit… notre oncle, vousverrez ! c’est bardé de citations latines savammentappropriées ! Mes misérables ennemis se traîneront dans lapoussière à mes pieds. Il y a déjà trois cents pagesin-folio ; c’est intitulé : Nicandro ó antidotacontra las calomnias… comprenez-vous ? Nicandre. Ce nomsignifie vainqueur des hommes, c’est moi : antidote contre lescalomnies… vous verrez, notre oncle, vous verrez ! Seigneurs,le roi est grand !

Les hallebardes sonnèrent sur les dalles. Laprocession recommença. Le favori, roide et hautain, reprenait samarche solennelle. Il disparut avec sa suite par la porte du fond,donnant entrée dans ses appartements privés.

– Comment le roi ne serait-il pasgrand ? dit tout bas l’étique et basset président del’audience au robuste commandant des gardes : voici l’un deses deux ministres qui a passé toute sa matinée avec un diseur debonne aventure, et l’autre qui travaille nuit et jour à unpamphlet. Richelieu et Buckingham n’ont qu’à se biengarer !

Le commandant eut un gros rire.

– Je m’aperçois bien que vous raillez,Alcoy ! dit-il ; ah ! ah ! oui, oui.Tenons-nous bien nous deux, et nous arriverons. Avez-vous causéavec ce Moghrab ?

– Ce matin même, répondit le président del’audience ; mais, chut ! voici Saturne qui revient.

Les rieurs, à la cour d’Espagne, avaient donnédes surnoms aux deux ministres de Sa Majesté Catholique. En mémoirede la grande révolution mythologique qui avait forcé autrefoisl’aïeul des dieux à abdiquer le pouvoir en faveur de son fils, ilsappelaient l’oncle Saturne et le neveu Jupin.

Le vieux Bernard de Zuniga avait fait quelquespas à la conduite de son neveu. En revenant, il grommelait aveccompassion :

– Un homme d’État s’occuper de semblablesmisères ! Seigneurs, interrompit-il, que je vous fasse part demes nouvelles : Notre neveu de Palomas est notre arche desalut, décidément…

Don Pascual l’arrêta court endisant :

– À l’heure qu’il est, notre neveu dePalomas a sans doute rendu le dernier soupir.

Don Bernard tressaillit comme s’il eût reçu unchoc en pleine poitrine.

Puis, saisi d’une de ces puériles colères quile prenaient à l’improviste, il s’élança derrière le paravent pourfaire une querelle à Moghrab, son prophète.

Mais Moghrab avait disparu.

– Ah ! l’imposteur ! disaitcependant le vieux ministre, 209… 723… 192… et que sais-je,moi ? Combien de semaines a-t-il été à trouver cesnombres ? Et je le paye, moi, avec de l’argent loyal etroyal !

– Mon noble parent et ami, interrompitAlcoy, je vous préviens qu’il nous faut aviser, et surl’heure ? Tout va de mal en pis. Le comte de Palomas, votreneveu, vient d’être mortellement blessé par un inconnu qui a suéchapper jusqu’à présent aux poursuites de l’hermandad.

– Assassiné ! mon neveu !

– Non pas ! blessé en duel ! enplein jour, au milieu de Séville, pendant qu’on chantait la messe àdix pas de là, en l’église de Saint-Ildefonse !

– Et pendant que la foule acclamait, surla place de Jérusalem, la femme et la fille de Medina-Celi, plushaut et mieux que le roi lui-même !

Ce fut don Pascual de Haro qui dit cela,couramment et en homme qui a sa leçon faite.

Balthazar d’Alcoy reprit gravement :

– Ce ne sont plus des symptômes, c’estune maladie déclarée. Nous avons la certitude complète que laconjuration de Catalogne a des ramifications jusque dansSéville.

– Hier soir, reprit Pascual, le roi apassé deux hommes chez la reine. Ah ! ah ! c’estcertain.

– Sandoval y était, prononça lentement lemaigre Balthazar.

– L’ancien connétable de Castille aussi,par Notre-Dame du Carmel ? bredouilla l’ancien commandant desgardes.

– Et l’on a parlé d’affaires, ajouta lepetit magistrat.

– Oui bien ! appuya donPascual ; c’est certain ; on a parlé d’affaires.

Le vieux ministre s’éventait avec sonmouchoir. Le sang qui lui montait au cerveau ne pouvait rougir sonjaune visage, mais il étouffait.

– Voyons, voyons, seigneurs, dit-il,mettons un peu d’ordre dans nos désastres. Personnellement, je suisle dévoué serviteur de Sa Majesté la reine. Dieu sait quelssentiments bienveillants m’animent à l’endroit de cette illustremaison de Sandoval. Et quant à l’ancien connétable de Castille,c’est de la vénération que je professe pour lui. Écoutezdonc : en définitive, si mon neveu Gaspard a réellement faitson temps…

– Il s’agit bien du comte-duc !s’écria aigrement Alcoy.

– Que nous importe celui-là ? fitdon Pascual en fidèle écho.

– Égoïsme, incapacité, vanité, reprit lebilieux président, voilà son bilan.

– Fi ! Alcoy, fi ! répliqua levieux ministre ; parler ainsi de son propre gendre avant qu’ilsoit tout à fait tombé ! Moi, je conserve pour lui jusqu’àvoir, un très parfait dévouement. Soyons juste : ce n’est pasun grand homme de guerre, et peut-être n’a-t-il pas montré dans lesnégociations toute la dextérité désirable ; mais il sait lalangue grecque, seigneurs, et il est ferré sur les lettres latines.Point de passion, je vous prie ; n’apportons ici que le calmevouloir de conserver nos positions respectives, voire de lesaméliorer, si faire se peut. Cette conjuration de Catalogne, vousle savez, devait nous être de quelque utilité. Nous espérions…

– Elle sera notre perte !interrompit Alcoy, nous n’en sommes pas les maîtres, les fils nousen échappent. Je donne ma démission et je me retire dans mesterres.

– Moi, dit Pascual, je passe en Flandre,où la vie est bonne.

– Et moi, s’écria don Bernard qui grandittout à coup, haut comme un père conscrit de Rome au temps deBrennus, je meurs à mon poste, mes chers seigneurs. À quoi bonvivre quand on n’a plus la signature ? Il y a dix-sept ans quej’expédie. Qu’un autre pense et dirige, peu m’importe, mais je veuxexpédier. De par tous les saints, désertez si vous le voulez ;moi, je me cramponne à ma chaise curule, et je signe jusqu’à mondernier soupir !

Don Balthazar de Alcoy se dressa devant luicomme un petit serpent.

– Et garderiez-vous ainsi cetterésolution héroïque, demanda-t-il avec un ricanement amer, si leduc de Medina-Celi devenait premier ministre du roi ?

Zuniga se retint au dossier de son fauteuilpour ne point tomber à la renverse.

– Medina-Celi, balbutia-t-il, celui-là nenous pardonnerait pas… mais il est prisonnier !

– Pedro Gil est un traître !interrompit Alcoy avec un éclat de voix.

– Un traître, ajouta don Pascual, je l’aitoujours dit.

– Et nous en avons désormais les preuves,ajouta le président de l’audience.

Trois coups secs et régulièrement espacésfurent frappés à la porte par où Balthazar de Alcoy et don Pascualde Haro étaient entrés.

– Le voici, prononça tout bas le vieuxministre.

Puis il ajouta, en un mouvement soudain decourroux :

– Mes seigneurs, si nous le faisionspendre ?

– Ouvrez plutôt, dit une voix railleusede l’autre côté de la porte, on entend tout, d’ici. ViveDieu ! s’il m’avait plu d’aller chercher des témoins, ce n’estpas pour moi qu’eût été la potence.

Nos trois hommes d’État se regardèrent.

– Cette grande masure mauresque estdétestable pour délibérer ? murmura don Bernard de Zuniga.

Et Alcoy ajouta tout bas :

– Allons ! ouvrez à cecoquin !

Le vieux ministre ne savait plus où il enétait. Il ouvrit la porte et balbutia :

– Tu sais bien, ami Pedro Gil, que nouste regardons tous comme un fidèle serviteur. Quant à notredévouement à la personne du roi et aux intérêts du comte-duc, monneveu…

– Mettez-vous seulement un peu plus loinde la porte quand vous parlerez de cela, dit le nouvel arrivant quientra le chapeau sur la tête.

C’était bien notre homme de la place deJérusalem, celui qui avait eu la nuit précédente, avec le boucherTrasdoblo, cet entretien caractéristique.

Le grand jour ne lui était point favorable etfaisait ressortir énergiquement sa méchante mine. Sa figure large,entourée d’une barbe inégale et grisonnante, avait des tonsterreux, sur lesquels tranchaient des plaques rouges. L’un de sesyeux se fermait à demi, cachant mal une prunelle déteinte etlouche ; l’autre, au contraire, avait des regards flamboyants.Son cou de taureau, ses épaules carrées et ses jambes arc-boutéessolidement annonçaient une force peu commune. Sa physionomie avaitcette double expression de servilité et d’insolence qui serencontre si communément au bas bout des hiérarchiesgouvernementales.

Le malheur des temps avait fait de lui unhomme important. Il voulait monter encore. Comme son intelligenceétait à la hauteur de ses vices, il avait chance de faire bonnepêche en ces eaux troubles.

Il adressa un salut souriant au ministre, etmarcha droit aux deux autres dignitaires.

– De quoi m’accusez-vous, messeigneurs ? leur demanda-t-il à haute voix.

– Au fait, demanda don Bernard, de quoil’accusez-vous, ce brave Pedro Gil ?

– Nous l’accusons de trahison, réponditBalthazar de Alcoy, et chacun de nous a ses preuves.

Don Pascual approuva d’un signe de tête.

– Fournissez donc vos preuves, dit PedroGil, qui s’assit tranquillement devant la table, à la place occupéenaguère par Moghrab, afin que le noble Zuniga, mon patron, mepuisse faire pendre en toute sûreté de conscience.

– Plaisanterie, Pedro,plaisanterie ! s’empressa de protester don Bernard ;diable ! pendre un oïdor, mon ami !

Il ajouta en se penchant à sonoreille :

– Il faut bien hurler avec les loups.As-tu rencontré Moghrab ?

– Je l’ai laissé au chevet du comte dePalomas, répondit l’ancien intendant.

Don Pascual et Bernard de Alcoy serapprochèrent.

– Il paraît que notre bien-aimé neveu donJuan n’a pas encore rendu le dernier soupir, dit le ministre enjetant à ses deux parents un regard de triomphe.

– On nous avait affirmé… commença leprésident de l’audience.

Pedro Gil haussa les épaules.

– Je vous affirme, moi, répliqua-t-il,que demain, s’il le faut, don Juan de Haro, comte de Palomas,montera à cheval.

– Tant mieux ! balbutia don Pascual,certes, certes !

Zuniga se frottait les mainsénergiquement.

– Moghrab est un excellent garçon,s’écria-t-il, et un savant de premier ordre ; je savais bienque Moghrab ne pouvait pas se tromper. Par la Vierge sainte,seigneurs, je ne laisserais pas insulter devant moi cet honnêtePedro Gil. Le comte-duc a pour lui une estime toute particulière.Formulez vos griefs, je suis ministre du roi !

– Mettrez-vous ce drôle en balance avecnous, mon cousin ! demanda fièrement Alcoy.

– Formulez ! formulez ! Vousm’avez parlé fort irrévérencieusement tout à l’heure. Don Pascualde Haro, je vous permets de parler.

Don Pascual, déjà rouge de colère, dit enfermant ses gros poings :

– Cet homme abuse de votre faiblesse, moncousin…

– Qu’appelez-vous ma faiblesse,seigneur ? interrompit don Bernard indigné ; voilàdix-sept ans que j’ai la signature !

– De votre loyauté, seigneur mon cousin,s’empressa de rectifier Alcoy ; il s’est introduit près devous sous prétexte d’une affaire majeure : le mariage de votreneveu Juan avec l’héritière de Medina-Celi…

– Eh bien ! trouvez-vous l’idée simauvaise ?… mettre à notre disposition une fortune quasiroyale !

– D’abord, avec votre permission, cousin,riposta le président de l’audience, je doute que le comte dePalomas, qui est aussi mon neveu, et dont je fais grand casassurément, soit à notre disposition. En admettant même que ce coupd’épée ne soit point mortel…

– Ce n’est qu’une égratignure !s’écria le vieux ministre. Vous avez entendu Pedro. Mais vousn’avez pas la parole, Baltazar. Procédons par ordre. Nos heuresappartiennent à l’Espagne. Vos griefs, don Pascual, vos griefs, etsoyez court !

– Mes griefs, les voici, répliqua lecommandant des gardes. Pedro Gil nous a extorqué un ordre de rappelde la duchesse Éléonor. Cela seul est une trahison.

– Il fallait la présence de la duchesseÉléonor à Séville, dit froidement l’ancien intendant de Medina.

– Pedro Gil, poursuivit don Pascual, nousa promis le consentement de ladite duchesse.

– Eh bien ? fit le ministre.

– Je me suis présenté aujourd’hui même àla maison de Pilate, répondit don Pascual ; j’ai interrogé laduchesse, dont voici le dernier mot : « Mettez en libertésans condition le noble Hernan de Medina-Celi et nousaviserons. »

– Votre seigneurie a eu tort de seprésenter chez la duchesse, dit Pedro Gil toujours impassible.

– Pourquoi cela ? demanda donPascual qui fit un pas vers l’oïdor.

Le vieux ministre l’arrêta etrépondit :

– Parce que vous êtes un vaillant soldat,mon cousin de Haro, mais, pour certaines négociations où il faut dela finesse… vous m’entendez… nous autres hommes de cabinet… Enfin,j’eusse préféré une démarche de Baltazar.

– Don Baltazar était occupé ailleurs,repartit durement le commandant des gardes ; j’ai fini, qu’ilparle !

Alcoy sembla se recueillir. Il redressa sacourte taille et regarda le ministre en face.

– Seigneurs, je me suis rendu dans lasoirée d’hier à la forteresse de Alcala de Guadaïra. En qualité depremier magistrat de la province, j’ai droit d’entrée dans lescellules des prisonniers d’État. Je me suis fait ouvrir celle deMedina-Celi, et je l’ai interrogé. Voici sa réponsetextuelle : « Votre comte de Palomas est un parvenu, filsde parvenu. Je ne connais d’autres Haro que les fils de mon nobleami Louis de Haro, comte d’Aguilar, s’il a laissé des fils. Tantqu’il y aura dans mes veines une goutte du sang de mon père, Isabelde Medina-Celi ne sera point la femme de ce mignon. »Seigneurs, il m’a dit cela parlant à moi, Baltazar de Zuniga yAlcoy, oncle de don Juan et président de l’audience andalouse.

Le vieux ministre regarda Pedro Gil du coin del’œil.

Pedro Gil dit :

– Sa Seigneurie a eu tort d’interroger leduc de Medina-Celi.

L’œil du vieux ministre se reporta aussitôtsur le président de l’audience.

Celui-ci poursuivit d’un ton desarcasme :

– Je comprends tout le chagrin que madémarche doit causer à ce fidèle serviteur, mais je n’ai pas finiet je prie Votre Excellence de ne pas perdre une seule de mesparoles. En revenant à Séville, j’ai reçu deux rapports, dont l’unexplique assez bien l’insolence du prisonnier. Il y a sous jeu unetentative d’évasion qui se rallie aux projets des révoltés de laCatalogne.

– Diable ! diable ! fit leministre.

Pedro Gil se prit à sourire.

– Et l’autre rapport ? demandaBernard de Zuniga, dont le front était devenu soucieux.

– L’autre rapport, mon cousin, accuse cethonnête homme d’avoir trempé dans ce même projet d’évasion.

Son doigt étendu montrait l’ancienintendant.

Celui-ci avait son bon œil grand ouvert. Ilcontinuait de ricaner avec impertinence.

– Diable ! diable ! répéta levieux Zuniga.

Puis, avec une violence soudaine :

– Pedro, je ne m’en dédie pas,s’écria-t-il, je crois que je vais te faire pendre !

– Et Moghrab aussi, alors,seigneur ?

– Et Moghrab aussi, Pedro. Vous pourriezbien être une paire de coquins tous les deux.

L’ancien intendant repoussa son fauteuil etpromena son regard sur les trois hommes d’État.

– Or çà, seigneurs, demanda-t-il, que medonneriez-vous si présentement je vous apportais la fortune deMedina-Celi dans ma poche, c’est-à-dire le consentement du duc,celui de la duchesse, voire celui de la jeune Isabel, leurfille ?

Rien ne peut exprimer à notre sens l’anarchiehonteuse, l’étrange désarroi, la décadence incurable et profonde dela royale maison d’Espagne, si puissante et si forte un siècleauparavant, que la peinture fidèle et familière de quelques-uns desprincipaux serviteurs de Philippe IV. Ce descendant deCharles-Quint valait, il est vrai, un peu mieux que son entourage,et l’on pourrait trier dans la biographie de son ministre favorideux ou trois actes qui ne sont point indignes d’un compétiteur deRichelieu. Mais Philippe avait usé dans la paresse et dans lesplaisirs ce que sa nature pouvait avoir de vraiment royale, et l’onserait presque fondé à dire que si son favori fut un grand ministrependant trois ou quatre semaines sur quinze ans d’administration,il y eut là pur et simple hasard.

Jamais, en aucun pays, on ne vit les hautsemplois occupés si misérablement, ni les grandes races plusplatement avilies. La France aussi, sans doute, eut dans sonhistoire des heures malheureuses et notées d’infamie, mais, àaucune époque, la France ne sut descendre si bas que cela.

Pendant que la monarchie de Charles-Quint sedémembrait pièce à pièce, pendant qu’il était permis au premiervenu d’arracher un lambeau à ce cadavre, Philippe le Grandpoussait à ses suprêmes limites l’art noble de latauromachie ; son favori consultait les astres et rédigeaitdes pamphlets pédants contre ses adversaires politiques ;Zuniga se faisait berner par des sorciers maures.

Le bien public, pour ce dernier, l’un destypes ministériels les plus naïvement accusés que l’histoire aitmis en lumière, consistait en ceci : garder la signature.

La France, la Hollande, l’Angleterre, lePortugal pouvaient empiéter à leur aise ; tout devait allerbien, tant que don Bernard de Zuniga aurait une Espagne assez largepour y poser son parchemin sur sa table avec son écritoire.

L’ennemi, ce n’étaient point tous cesgens-là.

L’ennemi était son successeur, l’État c’étaitsa signature.

Tant l’habitude d’expédier peutdevenir une robuste passion !

Il avait sa politique à lui, le bonhomme.C’était quelque chose de brumeux, d’inconstant, de léger comme unnuage. Chez lui, la minute actuelle ne savait nullement l’histoirede la minute qui va suivre ; il combinait dans les brouillardsde sa pauvre cervelle des rudiments d’idées ; mais tout sesubordonnait à sa farouche religion de la signature.

Aux derniers mots de Pedro Gil, don Pascual etle président de l’audience n’opposèrent qu’un silence dédaigneux.Zuniga, au contraire, avide et curieux comme un enfant, serapprocha, les yeux élargis et la bouche béante.

– La fortune de Medina dans ta poche,Pedro ! balbutia-t-il ; explique-toi, mon ami,explique-toi !

– Quelque nouvelle jonglerie !gronda le président.

– Il faut voir, mon noble parent, il fautvoir ! repartit le vieux Zuniga ; je suis d’avisd’examiner. Parle, Pedro, mon fils, et n’essaye pas de noustromper : tu sais que ce serait une besogne malaisée.

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