Le Roi des gueux

Chapitre 5DANSE DE CORDE

C’était à l’heure où notre Bobazon, graine demillionnaire et Crésus en expectative, pénétrait dans l’écurie deSaint-Jean-Baptiste pour en extraire Pepino et Migaja, héritage deson pauvre jeune maître. Au quatrième étage de la maison duforgeron, où déjà le crépuscule matinier envoyait de clairsreflets, une porte s’ouvrit sur un des balcons qui servaient depaliers aux escaliers régnant en saillie, un homme sortit, puis unejeune femme qui le retenait par la main.

L’homme était enveloppé dans un ample manteaubrun dont le collet relevé dissimulait le bas de son visage. Sonfront et ses yeux disparaissaient sous un sombrero à largesbords.

La femme se drapait dans une longue mantillede soie. Son voile, qui semblait avoir été disposé à la hâte et auhasard des ténèbres, laissait voir les boucles en désordre de sesmagnifiques cheveux noirs. C’était une beauté orientale aux yeuxprofonds et long fendus. Sa taille avait des souplesses gracieuseset hardies. Le charme de son regard parlait de mélancolievaguement.

Elle était toute jeune, grande, élancée, etbrune de peau comme les filles d’Afrique. Ses deux brass’appuyaient, arrondis avec abandon, sur l’épaule de soncompagnon.

C’étaient des adieux. L’alouette avait chanté.Roméo se séparait de Juliette.

Ils jetèrent tous deux le même regard à lacour déserte.

– Adieu, Moncade, murmura la bellefille ; tu dis que tu as un devoir à remplir, un ami à sauver,je ne te retiens pas… Mais, au fond de mon cœur, il y a comme unemenace… Quelque chose me dit que je ne te verrai pas demain.

Le baiser d’adieu de Moncade fut léger etdistrait.

– Qui sait où je serai demain, Aïdda, mapauvre âme ? répliqua-t-il ; l’Espagne est comme unmalade dont chaque heure chauffe la fièvre…

Tu as raison de craindre : la criseapproche… elle sera terrible.

Les longs cils noirs d’Aïdda voilèrent saprunelle.

– Combien y a-t-il de jours que tu n’asété au tombeau de ta sœur, marquis ? demanda-t-elle tout basd’une voix sombre.

Moncade tressaillit. Il ne s’attendait point àcette question. Sa tête s’inclina sur sa poitrine.

– Il y a bien des jours, n’est-cepas ? reprit la belle Mauresque d’un ton où la mélancolies’imprégnait d’amertume. Tu es Espagnol, tu n’as pas renoncé àvenger ta sœur, mais tu oublies déjà de prier pour elle… La filledu comte-duc a un cou de cygne et de belles lèvres roses… elle estGuzman ! on a vu l’amour couler comme un baume sur cette plaiequi s’appelle la haine.

– Tais-toi, Aïdda ! tais-toi !balbutia Pescaire.

– Ce n’est pas l’explosion que je crains,poursuivit-elle, ce n’est pas la bataille… La pensée du combat oùtu perdrais la vie ne me fait pas peur, je saurai te retrouver audelà de la mort… Ce que je crains, Moncade, c’est toninconstance.

– Folle ! repartit le cavalier quiparvint à sourire ; sait-on où vont les rêves desfemmes ?…

Puis, d’un accent sérieux et plus triste, ilajouta :

– Les cheveux de mon père sont devenusblancs en une nuit… J’ai ouï dire que dans les officines dessavants, il est des liqueurs qui prennent feu subitement quand onles met en contact l’une avec l’autre : ainsi arriverait-il sile sang du meurtrier se mêlait au sang de la victime.

Aïdda se pendit à son cou.

– Marquis, dit-elle, tu as un noblecœur !

– Blanche de Moncade, poursuivit lecavalier en étendant la main, sera vengée, je le jure.

Il rejeta sur son épaule le pan de son manteauet porta les doigts effilés de la jeune fille jusqu’à seslèvres.

Puis il descendit rapidement l’escalier etdisparut dans l’ombre de la cour.

Aïdda resta un instant accoudée au balcon,plongeant son regard rêveur dans ces ténèbres.

À l’étage supérieur on aurait pu voir uneautre tête de jeune fille pendre au-dessus de la sienne : unetête blonde, celle-là, rieuse, douce, espiègle et adorablementjolie.

Il y avait un charme enfantin et naïf danscette franche gaieté qui est rarement l’apanage de la viergeespagnole.

Une rose qu’elle tenait à la main s’effeuillasur le front d’Aïdda, puis dispersa ses folioles légères quiallèrent voltigeant et tournoyant dans le vide.

Aïdda rougit, mais elle sourit.

– Curieuse ! dit-elle sans releverencore les yeux.

– Bonjour, Aïdda, dit la blonde, raillantun peu, mais si peu !

– Bonjour, Gabrielle, répondit la bruneavec une légère nuance de reproche dans l’accent.

Elle releva enfin les yeux. Leurs regards secroisèrent. Je ne sais pourquoi le choc de leurs prunelles les fitplus jolies.

– Je ne suis pas une curieuse, repritGabrielle ; je suis venue sur le balcon pour mes affaires.

– Tu as donc des affairesmaintenant ?

– Pas autant que toi…

– Méchante !

Les doigts rosés de Gabrielle s’arrondirentau-devant de sa bouche, qui semblait une fleur de corail. Elledécocha un souriant baiser.

Aïdda la rancunière répondit par un signe demenace.

– Je n’ai rien vu, je te l’assure,poursuivit Gabrielle, qui se fit humble pour apaiser cettecolère.

– Est-ce bien vrai, cela ?

– Bien vrai… Le manteau me cachait latournure… et comment reconnaître le visage sous ce largesombrero ?

– Alors tu étais là ? murmura laMauresque, dont les sourcils se froncèrent.

– Monte, dit Gabrielle, mon père n’estpas là, nous allons causer.

– Descends, si tu veux, repartit Aïdda,mon père n’est pas là… mais je n’ai rien à te dire…

À son tour, la blonde fit une délicieusepetite moue.

– Tu ne m’aimes donc plus ?…murmura-t-elle.

– Je n’aime pas les espionnes quicherchent à surprendre le secret de leurs amies.

– Mais il y a longtemps que je le sais,ton secret, dit bonnement Gabrielle.

– Tu saurais…

– Monte… J’ai mon secret aussi, je vaiste le dire.

Le courroux de la belle Africaine n’était pasbien profond, car un éclair de gaieté brilla derrière ses longscils abaissés.

– Ah !… fit-elle en mettant le piedsur la première marche.

Puis elle ajouta :

– Ce n’est que pour savoir tonsecret.

L’instant d’après, Gabrielle l’entraînait dansle frais réduit qui lui servait de chambre à coucher… C’était unepetite pièce ornée avec cette simplicité gentille qui parle tout desuite de jeunesse, à moins que cette condition suprême ne soitremplacée par l’exquise saveur du goût qui ne vieillit pas. Lesdraperies et tentures n’étaient qu’en toile peinte de Grenade, maisleurs couleurs se mariaient si gaiement qu’on les eût regrettéesentre quatre lambris tapissés de cordouan doré ou de hautes lissesflamandes. La couchette, plate et sans bords, selon la coutumeléguée aux Espagnols du sud par la domination arabe, disparaissaitderrière un nuage de gaze sous lequel transparaissait une nichefleurie où la Vierge, vêtue de guirlandes, tenait l’enfant Jésusdans ses bras.

Deux fenêtres donnant sur la galerieintérieure et la cour laissaient sourdre le jour doux et l’airembaumé au travers d’un fouillis de lianes si vaillamment arrosées,que l’ardeur du soleil avait respecté toutes leurs feuilles ettoutes leurs fleurs.

Les deux jeunes filles échangèrent le baiserrapide, brusque, mais charmant, qui fait songer toujours aubecquetage des tourterelles : il n’y a pour se bien ressemblerdans la nature que les jeunes filles et les oiseaux. Puis Gabriellefit asseoir Aïdda sur le divan, près de la fenêtre, et resta deboutdevant elle, tout à coup timide et embarrassée pour la premièrefois de sa vie.

Le regard d’Aïdda, qui l’interrogeaitavidement, devenait peu à peu triomphant.

Gabrielle rougit sous ce regard ; maiselle secoua la tête et murmura dans son ravissantsourire :

– Non… non… pas encore !

– Pas encore quoi ? interrogeamalicieusement la Mauresque.

– Tu sais bien, Aïdda…

– Alors, peu s’en faut…

La blonde Gabrielle, rose comme une cerise etles yeux cloués au sol, répondit :

– Si fait, tu te trompes… Il ne meconnaît même pas, et c’est hier que je l’ai vu pour la premièrefois.

– Oh ! oh ! s’écrial’Africaine, qui montra dans un franc éclat de rire la doublerangée de ses dents perlées, nous allons vite en besogne, à cequ’il paraît.

Ce fut au tour de Gabrielle de froncer sessourcils délicats et mignons.

Elle dit, comme avait dit sacompagne :

– Méchante !

Dans la bouche des fillettes, ce mot signifiepresque toujours : Pourquoi t’avises-tu de deviner sibien ?

Gabrielle resta un moment boudeuse, puis elledit soudain :

– Si tu ne veux pas m’aider à le sauver,je le sauverai bien toute seule !

– Le sauver ! répéta Aïddaétonnée ; il est donc en danger ?

– En danger de mort.

Ceci fut prononcé à voix basse.

Aïdda regardait sa compagne en face.

– Tu l’as vu ? demanda-t-elle.

– De loin… hier et aujourd’hui.

– Tu lui as parlé ?

– Jamais.

– Alors comment sais-tu qu’il est endanger de mort ?

– Par mon père… Mon père a dit devantmoi : « On a promis cent onces d’or à quiconque livrerale meurtrier du comte de Palomas. »

– C’est le meurtrier de don Juan de Haroque tu aimes ? s’écria Aïdda.

– Qui t’a dit que je l’aimais ?riposta vertement Gabrielle : je veux le sauver.

– Pourquoi veux-tu le sauver ?

La jolie blonde hésita. Son petit pied mutinbattit le sol, et son regard sournois se détourna de sa compagne,mais ce fut l’affaire d’un instant.

– Parce qu’il est tout jeune,répondit-elle, parce qu’il a la bonté du cœur peinte sur le visage,parce qu’il a l’air loyal, timide et si doux !…

– Quand on dit cela d’un cavalier, onl’aime, prononça sentencieusement la Mauresque.

Gabrielle fit un geste d’impatience, et cetterepartie plus prompte que l’éclair s’échappa de seslèvres :

– Tu te connais à ces choses-là, toi,Aïdda.

La Mauresque lui prit les mains et serapprocha d’elle.

– Je t’ai blessée, Gabrielle, dit-elle,puisque tu essayes de te venger de moi ?

C’était une chère enfant, cetteGabrielle ; deux grosses larmes jaillirent de ses grands yeuxbleus.

– Je sais que tu es bonne et pure, Aïdda,dit-elle ; je t’ai vue prosternée aux pieds de la Viergesainte, qui est notre mère, à nous autres orphelines… Tu n’es pointcomme celles de ton pays, tu es tendre et noble ; j’ai fait detoi ma meilleure amie… mais tu m’as blessée en effet, ma sœur,parce que, au lieu de me consoler, tu me railles…

– Si tu m’avais dit cela ! J’ai dela peine… commença la Mauresque, qui attira sa jeune compagnecontre sa poitrine.

Gabrielle se laissa faire et cacha sa têtedans le sein de son amie.

– Est-ce que tu crois vraiment que jel’aime ? demanda-t-elle après un silence.

Aïdda ne put s’empêcher de sourire encore,malgré sa bonne résolution de ne plus railler.

– En dépit de toute l’expérience que tume prêtes généreusement, répondit-elle, je ne puis décider le cas…Quand on consulte un médecin, chez nous autres sauvages, oncommence par lui expliquer les symptômes du mal…

– Hélas ! petite sœur, interrompitGabrielle, je n’ai point de mal ; c’est toi qui m’as mismartel en tête. Voici mon histoire en deux mots.

Gabrielle continua ainsi :

– Hier, je m’en allais seule à la messeavec ma duègne ; mon père avait de l’occupation au palais. Lelong du chemin j’étais contente parce que les bonnes gensdisaient : « Voici la fillette de don Pedro Gil, lenouvel oïdor, qui a l’oreille de don Bernard de Zuniga… Elle estblonde comme une Française et pieuse comme une Espagnole. » Jesouriais sous mon voile et je faisais la révérence à ceux quiparlaient de nous si honnêtement, lorsque, parvenue devant lamaison de Pilate, au milieu de la place de Jérusalem, j’entendistout à coup un grand fracas. Des escouades d’alguazils seprécipitaient vers ce logis maudit qu’on appelle le Sépulcre, et lafoule criait : « Forcez les portes ! on s’égorge làdedans ! » Il n’y avait de tranquilles que les gueux,échelonnés sur le perron de Saint-Ildefonse, notre paroisse, et unhomme, le nez dans son manteau, sous le porche des Delicias… En cethomme je reconnus mon père.

– Ah ! fit Aïdda, dont l’attentionparut redoubler.

– Bientôt, continua Gabrielle, le bruitaugmenta au dedans des Delicias. Les portes du Sépulcre avaient étéfermées après l’entrée des alguazils… Tout à coup une des fenêtresde la demeure privée de maître Galfaros fut jetée en dehorsviolemment, et deux cavaliers s’élancèrent sur le parvis, l’épéenue à la main.

– C’était lui ! fit la moqueuseAïdda.

Elle eut son châtiment tout de suite, car lajolie blonde fermant à demi ses yeux bleus où revenait le sourire,répondit :

– Je t’en fais juge : c’était lenoble Vincent de Moncade, second marquis de Pescaire.

– Quoi ! s’écria la Mauresque enpâlissant.

Il y avait aussi des perles dans la bouche deGabrielle, qui les montra en riant de tout son cœur.

– J’avais bien cru reconnaître cesombrero et ce manteau, dit-elle, au lieu de continuer sonhistoire.

Aïdda se mordit les lèvres.

– Je ne te demande pas tes secrets,reprit Gabrielle doucement ; je n’étais pas ici pourtoi ; tu vas tout à l’heure en avoir la preuve… Quelque soitle nom de celui à qui tu parles en l’absence de ton père, je n’aipas défiance de toi, Aïdda : je sais que tu es noble de cœuret pieuse comme les anges… Je continue mon récit : Après lepremier cavalier, qui était, je le répète, le marquis de Pescaire,un autre, plus jeune et encore plus beau, sauta sur le pavé duparvis… Il avait les cheveux épars et des gouttes de sang tachaientson justaucorps de buffle… Au devant de lui, Moncade faisait lemoulinet avec son épée pour lui ouvrir un passage.

– Est-ce donc un si grand seigneur, fitla Mauresque, pour que le marquis de Pescaire lui ait ainsi servide garde du corps ?

– Il portait hier le costume d’un pauvrehidalgo de province.

– Et aujourd’hui ?… car tu l’asrevu, j’en suis sûre.

Gabrielle, au lieu de répondre, écarta lesfeuillages entrelacés au-devant de sa croisée, et montra du doigtla fenêtre qui lui faisait face, de l’autre côté de la cour, àl’hôtellerie de Saint-Jean-Baptiste. Le regard de la Mauresquesuivit ce geste. Elle aperçut, dans une chambre en désordre, sur unlit dont la couverture n’avait pas été relevée, un jeune hommeélégamment vêtu, qui dormait le visage à demi caché par les boucleséparses de ses cheveux. Les premiers rayons du soleil arrivaient debiais dans ce réduit et mettaient en lumière les profils gracieuxdu dormeur, brillantant çà et là les anneaux abondants de sachevelure.

Gabrielle avait raison ; il était beau,et sa pose rappelait le juvénile abandon que les peintres de toutesles écoles ont prêté au sommeil de l’amant favori de Diane.

Aïdda, cependant, ne le compara point àEndymion. En ce premier moment, elle donna peu d’attention auxtraits de son visage. Ce qui la frappa, ce fut le costume, carl’inconnu dormait tout habillé.

– Je connais ce manteau !s’écria-t-elle ; et ce pourpoint… et la plume de cefeutre…

– Je me suis dit cela, murmuraGabrielle ; j’ai vu, moi aussi, la plume de ce feutre, cepourpoint et ce manteau.

– Où donc ?

– Sur ton balcon.

Cette fois, l’Africaine ne songea pas ànier.

– Mais qui est-ce donc celui-là, dit-elleseulement sans savoir qu’elle parlait, qui porte les vêtements dedon Vincent de Moncade ?

– Tu le sauras peut-être, réponditGabrielle ; mais le temps passe, et Vincent de Moncade n’estplus là comme hier pour lui porter secours.

Aïdda courba la tête et devint rêveuse.

– C’est peut-être lui qu’il veut sauver…murmura-t-elle.

– Lui, qui ?

– Écoute, fit l’Africaine, qui seredressa résolue et alerte : à Séville, quand on met la vied’un homme au prix de cent onces d’or, chaque minute perdue est uneonce de sang tirée de ses veines… Tu dois avoir une idée, un plan…parle vite : je suis prête à risquer tout ce que turisqueras.

Gabrielle se jeta à son cou. Elle se mit àdanser dans la pétulance de sa joie. Elle avait une alliée, etc’était Aïdda. Il lui semblait que tout était gagné.

– Parle donc ! reprit la belleMauresque avec impatience ; dis-moi ton plan… dis-le moi toutde suite !

À cette question précise, toute la joie deGabrielle tomba :

– Je n’ai pas de plan, dit-elle, bonneAïdda ; c’est sur toi que j’ai compté.

Elle était bien humble, la pauvre Gabrielle,en faisant cet aveu. Aïdda, au contraire, semblait grandir, plusintelligente et plus vaillante, à mesure qu’augmentait saresponsabilité.

– Dis-moi tout ce que tu sais,ordonna-t-elle. Qu’advint-il de Moncade et de lui au sortir desDelicias de Galfaros ?

– Ils entrèrent à l’église, protégés parles gueux. Mon père dit au chef des alguazils : « Cen’est pas la peine de les poursuivre ; la moitié de la villeest dans la conspiration. »

– Dans la conspiration ! répéta laMauresque ; en est-on déjà à parler de la conspiration sur laplace publique ?

– Je répète les paroles de mon père.L’église fut cernée, mais les fugitifs étaient sortis par lapoterne de la Vierge. Plus tard, vers deux heures, quand Pedro Gilet Moghrab sont rentrés à la maison, avec cet homme qu’ilsappelaient seigneur duc…

– Medina-Celi ? interrompitl’Africaine.

– Soit ! quoiqu’il boive comme unportefaix, ce duc !… Quand ils sont revenus, j’ai appris qu’uninconnu, monté sur un cheval des écuries de Pescaire, avait quittéSéville au plus chaud de la méridienne, par la porte Royale.

– Et ensuite ?

– Rien, pendant tout le reste de lajournée. Le soir mon père est revenu tout joyeux… On dit qu’il estl’ennemi des Medina, ses anciens maîtres… et vois comme le monde setrompe ou ment, Aïdda !… la joie de mon père n’avait d’autremotif que le retour triomphant du bon duc… Se peut-il qu’un sipuissant seigneur ait la soif d’un ouvrier du port !… Mais lacaptivité fait descendre les hommes… et le bon duc a été quinze anscaptif… Mon père ne se coucha point ; il reçut le toréadorCuchillo et d’autres… J’entendis qu’on disait : « Lepetit hidalgo d’Estramadure (c’est ainsi qu’il désigne notreprotégé) ne peut manquer de revenir à Séville… Nous savons l’aimantqui l’attire. » Quel est cet aimant ? Je ne l’ai pasdeviné. Ils disaient encore : « Son valet est resté àl’hôtellerie de Saint-Jean-Baptiste avec les deux chevaux… S’ilpeut franchir les portes de Séville cette nuit, c’est ici queseront gagnées les cent onces d’or. »

– Mon père était-il présent quand furentprononcées ces paroles ? demanda la Mauresque.

– Non… Moghrab était à son laboratoire,avec le seigneur dont la litière noire est encore en bas.

Aïdda réfléchissait.

– Tu es sûre que la litière est encore enbas ? fit-elle.

– Je ne l’ai point vue partir… lesporteurs doivent dormir sous la remise.

– C’est… continue.

– Il me reste peu de choses àt’apprendre… et Dieu veuille t’inspirer une bonne idée desalut !… Sais-je pourquoi la pensée du piège tendu à ce jeunegentilhomme, que je ne connaissais pas hier, éloignait le sommeilde mes yeux ? Je descendis pieds nus, sans trop savoir ce queje voulais faire… En passant près de la porte, je frappaidoucement ; tu dormais… Je demandai au palefrenier del’hôtellerie où logeait le paysan chargé de garder les deuxchevaux… Il se fit en ce moment un bruit à la porteextérieure : c’était le gentilhomme qui frappait pour demanderun gîte… Je le vis passer, je le reconnus… Il semblait accablé defatigue, et, au lieu des pauvres habits qu’il portait le matin, ilavait déjà ce riche costume tout souillé de poussière… Le hasardfit qu’on lui donna cette chambre qui s’ouvre vis-à-vis de nosfenêtres… Il se jeta sur son lit et s’endormit tout d’un trait,près de sa lampe qu’il oublia d’éteindre.

– Il était quelle heure ? ditAïdda.

– Pas tout à fait minuit.

– Et depuis ce temps ?

– Tu vas me croire folle… Depuis ce tempsje songe, je cherche, je mets ma pauvre cervelle à la torture, etje le regarde dormir.

– C’est tout ?

– Hormis un détail… Un peu avant que tusortes, cinq hommes, enveloppés dans des manteaux bruns, ont montél’escalier de l’hôtellerie. Ils se sont arrêtés à l’étage où est laporte du jeune gentilhomme, laquelle s’ouvre sur un corridorintérieur… J’ai failli mourir d’effroi, car j’ai cru qu’ilsallaient faire invasion dans sa retraite ; mais ils ne sontpas entrés.

– Et tu ne les as pas vuressortir ?

– Non, quoique j’aie toujours faitsentinelle.

– Alors, dit Aïdda, ils ont dressé uneembuscade à sa porte. La retraite est coupée, et mon idée ne vautrien.

– Quelle idée, ma bonne Aïdda ?

– Comment faire pour tromper leursurveillance ? murmura celle-ci au lieu de répondre.

La blonde Gabrielle se mit à chercher, maiselle ne trouvait point. Les larmes lui venaient aux yeux, tant elleaccusait cruellement son impuissance.

Tout à coup Aïdda se toucha le front.

– Décroche ton hamac, dit-elle.

Gabrielle obéit sans demander d’explications,car elle avait grande confiance en son amie ; Aïdda défit lescordes de soie destinées à soutenir le hamac, et les réunit par unnœud solide, puis elle dit :

– Ce n’est pas assez long : vachercher le mien.

– Que veux-tu faire ? interrogeapour le coup Gabrielle, qui se mourait d’envie de savoir.

– Va vite ! insistal’Africaine ; le temps passe.

Gabrielle descendit quatre à quatre l’escalierqui conduisait chez sa compagne, et remonta l’instant d’après avecle filet léger qui servait de lit de jour à la belle Mauresque.

Les choses avaient bien changé pendant laminute qui venait de s’écouler. Elle trouva Aïdda appuyée sur lebalcon, et causant déjà avec le jeune cavalier qui était à safenêtre.

Un quartier de grenade que l’Africaine tenaitencore à la main apprit à Gabrielle de quel projectile on s’étaitservi pour interrompre le sommeil de son inconnu.

Notre Ramire allait vite en besogne. Malgréson sublime amour pour Isabel, il envoyait déjà des baisers à lavolée.

Disons, pour l’excuser, que ces brusquesréveils laissent la cervelle un peu troublée ; sans doute, ceparfait amant n’avait pas bien la conscience de sa culpabilité.

Gabrielle resta toute interdite. Aïdda luiprit le hamac qu’elle tenait à la main, et se hâta d’allonger lacorde.

Elle attacha une orange à l’un des bouts, etlança le tout au travers de la cour en disant :

– À vous, seigneur cavalier !

Ramire eut l’adresse de saisir l’orange et lecordon de soie. Il ne savait point encore de quoi il s’agissait etcroyait à un pur enfantillage de jeunes filles.

– Merci, dit-il en portant l’orange à seslèvres, j’aurais voulu seulement la partager avec vous.

Aïdda mit son doigt sur sa bouche d’un air siimpérieux qu’il demeura muet et tout surpris.

Il se faisait du bruit dans la cour. Nossaltarines montaient l’escalier de l’hôtellerie, et Bobazon amenaitses chevaux à la fontaine.

Le doigt de l’Africaine ordonna le silencejusqu’au moment où Ximena entra chez l’Anglais, tandis que Carmenet Seraphina poussaient la porte de Cuchillo, le toréador. On sesouvient peut-être que les trois danseuses, revenant des Deliciasde Galfaros, avaient précisément parlé de l’étranger dont la têteétait mise à prix.

C’était là un des premiers appâts qui avaientexcité la convoitise de Bobazon.

Aïdda saisit au vol quelques bribes del’entretien. Elle attendit immobile. Gabrielle avait le cœur serré,car le jour allait grandissant.

Bientôt il ne resta dans la cour que Bobazon,Migaja et Pepino. Dans l’ombre qui persistait au fond de cetentonnoir formé par les deux maisons jumelles, on voyait brillerfaiblement cette jalousie derrière laquelle Pedro Gil opérait sesmystérieux payements. Le bruit des voix montait. Aïdda vit Bobazons’approcher de la jalousie pour écouter.

Elle saisit ce moment et dit tout bas àRamire :

– Cavalier, ceci n’est point un jeu. Ils’agit de vie et de mort… Je vous adjure d’attacher solidement lacorde à l’appui de votre balcon.

– Avez-vous donc besoin de moi, bellesdames ? demanda Ramire.

– Oui, répondit l’Africaine sanshésiter.

Ramire attacha la corde de soie à sonbalcon.

– Je suis tout à vous, reprit-il,dites-moi seulement ce qu’il faut faire.

Aïdda tendait la corde.

– Aide-moi, commanda-t-elle àGabrielle.

Leurs efforts réunis parvinrent à serrer unnœud qui fixait fortement l’autre extrémité de la corde au balconde la fenêtre de Gabrielle.

Aïdda enjamba résolument la barre d’appui etse suspendit à ce frêle soutien.

– Que faites-vous ? s’écria Ramireeffrayé.

Un cri s’était étouffé dans la poitrine deGabrielle, plus morte que vive.

– J’essaye, répondit froidementl’Africaine.

Elle resta un instant balancée à la corde, endehors, puis elle regagna le balcon.

– Il est plus lourd que toi !murmura Gabrielle qui avait deviné, car sa voix tremblait.

– C’est de la soie de Ceuta, répondit laMauresque, dont un fil porterait un homme.

– Elle ajouta en se forçant àsourire :

– Êtes-vous prêt, seigneurcavalier ?

Pour toute réponse, Ramire enjamba à son tourl’appui de son balcon.

– Halte ! s’écria Gabrielle, penchéetout entière au dehors.

Son doigt crispé montrait le fond de la cour,où se passait cette scène que nous avons racontée dans un desprécédents chapitres : Moghrab surprenant Bobazon auxécoutes.

Ramire, suivant la direction indiquée par ledoigt de la jeune fille, vit le danger et se colla aux barreaux dubalcon.

Aïdda, muette et pâle, dévorait des yeux lesdemi-ténèbres de la cour. La sueur ruisselait sur son front.

Dès que Moghrab eut entraîné Bobazon pour luiconfier la mission que nous savons, Aïdda frappa dans ses mains etdit :

– Allez !

Gabrielle ferma les yeux et posa la main surson cœur qui défaillait. Ramire fit une première brasse.

Les deux balcons crièrent à la fois et lacorde s’allongea terriblement.

– Au nom de Dieu, fit Gabrielle,retournez sur vos pas !

– N’en faites rien, au nom de Dieu !prononça l’Africaine d’une voix contenue, mais ferme.

Nous savons si Ramire était brave ;cependant il hésita. Rien n’épouvante comme la menace du vide,abîme béant qui s’ouvre sous vos pieds.

L’entreprise semblait si folle que touteréflexion lui devait être contraire.

– Mes belles, demanda Ramire, dont lesdoigts ressaisirent un barreau du balcon, n’y a-t-il pas une autrevoie pour parvenir jusqu’à vous ?

– Aucune, répondit Aïdda.

– Cet escalier ?

– Il vous faudrait passer devant lafenêtre de Cuchillo.

– J’ai déjà ouï parler de ce Cuchillo,murmura Mendoze, mais il y a la porte.

– Votre porte est gardée.

– Ah çà ! fit Ramire, dont cetteparole éveilla les soupçons, le danger en question est-il donc pourmoi ?

Les deux jeunes filles devinèrent à la foisque cette pensée arrêterait l’élan du cavalier.

Gabrielle ouvrit la bouche pour répondreaffirmativement, car le péril de la traversée lui semblaitdésormais supérieur à tous les autres, mais Aïdda prit lesdevants.

– Le péril est pour nous,répondit-elle ; au nom de Vincent de Moncade, votrebienfaiteur, agissez en Espagnol et en gentilhomme.

Mendoze ne discuta plus. Sa main s’assuraseulement que son épée pendait à son flanc. Il saisit la corde etse laissa glisser.

Malgré toute la confiance qui se peut accorderà la soie de Ceuta, dont un fil soutiendrait un homme, c’était unspectacle effrayant que de voir une créature humaine suspendue à cemince et tremblant appui. La corde, tendue par le poids mouvant quisans cesse se rapprochait de son milieu, s’allongeait àl’œil ; son diamètre, déjà si faible, semblait diminuerencore. Le regard fatigué arrivait à ne plus saisir cette courbeimperceptible au centre de laquelle se balançait un homme ;Ramire paraissait pendre dans le vide.

La corde résistait cependant, la vaillantecorde africaine. Gabrielle, qui en avait pris le bout dans sespauvres belles mains, convulsivement crispées, gardait ses yeuxcloués sur le nœud. Aucun fil hérissé ne se détordait. Le liensouple et léger restait entier.

Elle s’applaudissait déjà, croyant gagnéecette prodigieuse gageure, lorsque la voix d’Aïdda, brisée parl’épouvante, frappa son oreille.

– Tiens ferme, disait-elle ; labarre du balcon faiblit.

C’était trop vrai. Le poids de Mendozeattirant violemment la balustrade mignonne, qui, certes, n’étaitpoint faite pour supporter des épreuves pareilles, l’entraînaithors de son aplomb. Aïdda venait de s’apercevoir que les barreauxperdaient leur position verticale et se penchaient en avant.

Le plancher, subissant la pesée de cesleviers, gémissait, prêt à éclater.

– Tiens ferme ! répéta-t-elle ;sa vie est entre nos mains.

Ramire, qui ne se doutait point de ce dangernouveau, avançait toujours, fournissant avec adresse et vigueur sacourse aérienne. Les deux jeunes filles, attelées à la barre,faisaient contre-poids de tout leur pouvoir. Elles luttaient aveccette vaillance résignée qui est le courage des femmes. Désormaisaucune parole n’était échangée entre elles ; ellescomprenaient que le péril était désormais commun. Rivées qu’ellesétaient au balcon, dans leur suprême effort, la chute du cavalierdevait fatalement les entraîner à soixante pieds de profondeur surle pavé de la cour.

Mais la pensée de déserter cette tâche ne vintni à l’une ni à l’autre. Vous les eussiez vues toutes les deux,pâles et belles différemment, s’acharner à leur œuvre avecl’entière conscience du danger personnel qu’elles couraient. Leursyeux se levèrent seulement vers le ciel ; elles firent par lapensée le signe de la croix et donnèrent leur âme à Dieu.

Quelques secondes s’écoulèrent, longues commedes heures. Mendoze gagnait du terrain, il est vrai, mais labalustrade fléchissait malgré les efforts réunis de ces mainscharmantes et trop faibles.

– Je ne peux plus… murmura Gabrielleprête à défaillir.

– Courage ! répondit Aïdda blêmecomme une morte.

– Nous y voilà, mes belles ! dit ence moment Ramire, dont le visage souriant n’était plus qu’àquelques pieds de la galerie.

Il leva les yeux par hasard ; il vit cesdeux pauvres anges qui semblaient deux mortes, inclinés déjàau-dessus de l’abîme. Il devina. Son cœur se serra dans sapoitrine.

– Reculez-vous ! lâchez prise !cria-t-il d’une voix étranglée.

Le plancher du balcon rendit un longcraquement. Il se fendait par le milieu.

– Courage ! répéta Aïdda, vous nousperdrez si vous hésitez.

L’idée de se laisser choir au fond du gouffrepour sauver ces deux chères créatures, traversa le cerveau deRamire. Il hésita, en effet, un instant, et c’était trop.

Mais la douce voix de Gabrielle la blondes’éleva.

– N’aimez-vous donc rien en ce monde,cavalier ?… murmura-t-elle, un effort !… uneffort !

L’image adorée d’Isabel passa devant les yeuxde Ramire.

Hélas ! pauvre petiteGabrielle !

Ramire concentra toutes ses forces en undernier élan.

Il parvint à saisir un des barreaux, et, fortde cet appui solide, il franchit la balustrade d’un bond,entraînant avec lui les deux jeunes filles qui s’affaissèrent dansses bras.

Ainsi sont-elles. Le danger passé les laisseévanouies ou brisées. En ce monde, il n’y a rien de miraculeusementbeau comme le courage des femmes.

De grosses larmes roulaient dans les yeux deGabrielle. Aïdda était immobile, son cœur n’envoyait pas une gouttede sang à sa joue. Vous eussiez dit une statue.

Ramire les porta tour à tour dans la chambre.Il frémit quand son regard tomba sur les tringles faussées dubalcon.

– Senoritas, demanda-t-il cependant, quefaut-il faire pour don Vincent de Moncade ?

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