Le Roi des gueux

Chapitre 12LA PORTE SECRÈTE

Quelle que soit l’idée que le lecteur ait puse former de notre personnage, ce n’était pas un homme ordinaire.Il jugea la situation d’un coup d’œil et releva un front d’airaincontre l’orage qui se préparait.

– Il est parti, fit-il en se frottant lesmains ; j’avais jugé du premier coup que le gaillard avaitquelque chose sur la conscience… De là ma réserve… Je pense qu’il adû être content de l’aubaine… Mais qu’est-ce à dire ? voici labourse au milieu de la chambre… Il aura oublié la bourse !

– Non, seigneur, répondit Eleonor deTolède ; il ne l’a pas oubliée.

Le bon duc ramassa froidement la bourse et laremit dans sa poche.

– Senoras, reprit-il, ce jeune aventuriernous a pris le meilleur de notre temps, et il nous faut maintenantbrusquer notre conférence… l’heure de la sieste approche… quand jemanque ma sieste, je suis indisposé tout le jour… Vous paraissiezcurieuses tout à l’heure, et c’est bien naturel, de connaître lenom de l’époux que j’ai destiné dans ma sagesse à notre très chèrefille Isabel de Guzman… je n’ai point à vous le cacher : c’estun de ces noms qu’on peut prononcer tête haute, devant ses amis etdevant ses ennemis… un nom que vous devez respecter et chérir, donaIsabel… le nom de Haro…

La jeune fille resta morne et muette, les deuxmains sur le prie-Dieu de sa mère.

La duchesse dit :

– Il n’y a plus de Haro depuis que donLouis est mort.

– Et le marquis de Jumilla, commandantdes gardes du roi ! se récria le bon duc : – et cebrillant jeune homme appelé, selon toute apparence, à une faveur sihaute, don Juan de Haro, marquis de Palomas…

– Un bâtard ! prononça sèchementEleonor.

– Madame ! s’écria Medina-Celi.

– Seigneur, ma fille est Guzman par sonpère, Tolède par sa mère, elle n’épousera jamais lahonte !

– Jamais ? répéta le bon duc dont lalèvre blême tremblait.

– Jamais !

Ce dernier mot tomba distinct et ferme, bienqu’il fût prononcé à voix basse.

– Mère bien aimée, murmura Isabel, mercidu fond du cœur !

En somme la tournure que prenait la discussionsemblait causer au bon duc plus de courroux que de surprise.Évidemment il s’était attendu à une résistance ; il avait sansdoute compté la briser au premier choc de sa volonté de fer.

Mais une autre volonté se dressait en face dela sienne, et celle-là était d’acier.

Le ton de la duchesse disait mieux encore queses paroles quelle était la force de sa détermination.

Il ne restait plus rien de l’effet produit parla mise en scène essayée, et le récit conduit avec tant d’habiletén’avait point laissé de trace. Si c’était Pedro Gil qui avait misle bon duc à même de jouer cette comédie en lui racontant d’avanceles détails de cette funeste journée du 9 février 1627, on peutdire que Medina-Celi avait mis fort habilement en œuvre lesmatériaux fournis, mais le résultat de ce tour de force n’avait pastenu contre la réalité des faits. Dona Eleonor, surprise d’abord etviolemment convaincue par le choix délicat et tout intime de cettepreuve, Eleonor avait réfléchi. Sous ce climat, où le corps n’a pasplus souci des vêtements que les logis n’ont besoin de clôture,tous les voiles sont transparents. La vie, avide d’air, ne peut passe cacher comme chez nous. Les excès de la jalousie castillane, lesexcès plus grands et plus tyranniques encore de la défenseorientale, ne sont qu’une réaction contre ce besoin d’espace et deliberté. Les duègnes et les eunuques sont pour remplacer, non sansdésavantage, la garde naïve, mais excellente, de nos portesfermées.

En ces jours de bonheur, nos jeunes épouxn’avaient rien à dissimuler. Quelqu’un avait pu épier leur félicitéet surprendre leur désastre.

À la rigueur, le récit tout entier, si vrai,si précis, ce chef-d’œuvre qui n’avait d’autre défaut que d’êtrerédigé avec trop de perfection, pouvait venir de seconde main.Chacune des diverses scènes qui le composaient pouvait avoir euquelque témoin. Si ce récit fût resté isolé, peut-être aurait-ilemporté la place, mais les soupçons l’avaient précédé, et laconduite subséquente du bon duc lui donnait un éclatantdémenti.

À quoi bon prouver qu’on est lion, si la pattedu singe passe sous la fière fourrure du roi des déserts ?

Ici le singe était adroit et hardi ; ildevait se cramponner héroïquement à sa peau de lion ?

– Vous parlez haut, madame, dit leMedina-Celi en affectant un grand calme ; vous en avez ledroit par votre naissance, par vos vertus, par la tendresse mêmeque je vous ai vouée et qui est toujours dans mon cœur… Mais, danscette grave question où il s’agit du bonheur de notre uniqueenfant, la raison doit me guider et non plus la galanteriechevaleresque à laquelle nos jeunes amours vous ont autrefoisaccoutumée… Il est permis de jouer autour d’un berceau et de menerces jolis tournois où les armes sont des roses effeuillées ;mais devant l’autel nuptial on médite, on pèse des argumentssérieux, on se détermine selon le conseil de la conscience… Leprivilège de la maison de Guzman nous oblige, madame.

L’Espagne entière sait que l’héritage augustedu marquis de Tarifa tombe en quenouille plutôt que d’aller à desmains étrangères… La fille de Guzman vaut un fils devant la loi…Honte au père de famille qui ne couvrirait pas de sa protectionferme et loyale le dernier espoir de sa race !

– Ma fille est à moi, seigneur, réponditla duchesse, qui s’exprimait avec rudesse parce qu’elle sentait sacause mauvaise sur le terrain où la question était posée ; jel’ai élevée toute seule, je l’ai défendue, je l’ai protégée…

– L’avez-vous aimée toute seule,madame ? interrompit le bon duc, essayant un dernier coup desensibilité ; suis-je déchu de mes droits de père parce quej’ai été martyr ?… Est-il honnête, est-il sincère, est-ilchrétien de dire au captif de quinze années : « Votrefille a grandi loin de vous ; elle ne vous connaît pas, doncelle n’est pas à vous ? »

La poitrine d’Isabel se serrait pleine desanglots.

La duchesse la prit par la main.

– Enfant, dit-elle, tu ne dois pointécouter cela… va prier pendant que ta mère combat pour toi.

– Je vous défends d’éloigner mafille ! s’écria le duc avec colère.

– Et moi, je lui ordonne de sortir !prononça lentement la duchesse ; qu’elle fasse choix entrenous.

Une pâleur mate couvrait le visage d’Isabel.Son sein battait. Ses traits exprimaient comme un remords.

Elle se disait, on le voyait bien :

– Si c’était véritablement monpère !…

Mais son hésitation ne dura qu’un instant.Elle baisa la main de dona Eleonor et se dirigea vers la porte.

Dès qu’elle fut partie, la duchesse prit sonmissel qui était sur le prie-Dieu, et le tendit à son mari endisant :

– Jurez sur ce saint livre que vous êtesHernan de Guzman ; jurez !… et que le ciel vous foudroiesi vous mentez, seigneur !

Le bon duc jeta le livre au loin avecemportement.

– Par mes aïeux ! s’écria-t-il, neconnaissez-vous pas le sang de mes veines ?… Femme, ne metentez plus… Je suis le maître, et la loi des Goths, nos pères, medonne sur vous le droit de vie ou de mort.

Dona Eleonor, loin de trembler, le regardaitavec une avidité singulière. Elle vit un éclair s’allumer dans sesyeux.

– Jure ! répétait-elle ; cetteétincelle est à Guzman… Je mourrai si je me suis trompée deuxfois.

– Je jure… commença le duc.

– Tais toi ! l’interrompit-ellegrandie tout à coup et plus belle qu’aux jours de sajeunesse ; le feu s’est éteint… ta prunelle ne sait pas garderla flamme… Tais-toi : Dieu te punirait !

Au lieu de s’irriter davantage, le bon duc eutun ricanement.

– Madame, dit-il avec tout son calmerevenu, faisons trêve, je vous prie, à ces emportements tragiques.Leur moindre défaut est dans leur complète inutilité… Je veux quedona Isabel de Guzman soit la femme du comte de Palomas ; j’aimes motifs pour cela, motifs sérieux, politiques, et, qu’il me soitpermis de le dire, motifs au-dessus de votre portée… Je ne désirepas la mort du pécheur… Si vous venez à résipiscence, je suis prêtà vous pardonner derechef… mais, je vous le déclare avec latranquillité de mon bon droit, madame, vous avez comblé la mesure,et ma patience est à bout.

Eleonor de Tolède, répondant au sarcasme deson sourire par un sourire de dédain, repartit :

– Hernan ne menacerait pas sa femme.

Puis, avec ce désordre de logique qui est toutféminin et qui dérange sans cesse la symétrie de l’argumentation,elle ajouta :

– Ce n’est pas le duc de Medina-Celi quidonnerait sa fille aux mortels ennemis de sa race, aux assassins deLouis de Haro, son frère d’armes, aux misérables qui se sontemparés, la nuit, par surprise, comme des voleurs infâmes, del’héritage de Sandoval.

– J’ai réponse à cela, fit vivement lebon duc avec cette joie de l’avocat preste à la réplique.Discutons-nous de bonne foi ? alors nous allons nous entendre…Moi, je ne demande pas mieux que d’arriver à bien sans casser lesvitres… mais s’il faut casser les vitres, je m’y résignerai, parcequ’il s’agit ici de vie et de mort. Nous sommes trop faibles,désormais, pour combattre… Une ville investie de toutes parts peutcapituler sans honte, quand elle n’a point espoir d’êtreravitaillée ou secourue… Or nous sommes dans cette situationprécisément, et nous ressemblons à une ville assiégée. Nos ennemissont tout-puissants : regardez autour de vous et cherchez nosalliés… Vous parliez des Sandoval ; où sont-ils lesSandoval ? Quel vengeur a surgi de la tombe du duc deLerme ! Uzède est-il mort ou vivant ? on ne sait tant samort ou sa vie importe peu ! Louis de Haro n’a point laissé depostérité ; Moncade s’engourdit dans son impuissance ;Medina-Sidonia, notre cousin, s’est rallié au comte-duc, le favori.Nous sommes seuls, madame, ou plutôt je suis seul, car je suisabandonné de ma propre famille. Or, la première condition, le plusétroit devoir de celui qui, comme moi, résume en lui toute laresponsabilité d’une race, c’est de vivre…

– Même aux dépens de l’honneur ?…interrompit amèrement Eleonor.

– J’ai médité quinze ans, madame,prononça le bon duc avec emphase ; la souffrance et lasolitude ne sont pas de mauvaises conseillères ; aucunécrivain ancien ou moderne n’a pu avancer un pareil sophisme…L’honneur est un de ces mots qui couvrent toutes les défaillanceset toutes les déroutes… S’il ne s’agissait que de mon existencepropre, peut-être ne dirais-je pas comme je le fais :« je veux vivre. » Que m’importe, en effet, les quelquesjours qui me restent à souffrir ? J’ai vu ma maison, donaEleonor ; je vous ai vue : vous avez étendu un voile dedeuil sur mes dernières illusions… quand je dis : « Jeveux vivre », c’est de ma postérité que je parle… Tout le sangde Medina-Celi est en moi par ma fille, je veux que ma fille vive…et j’entends par vivre s’épanouir au soleil de la cour… Végéterdans l’ombre et loin des rayons qui sont la gloire, c’est lentementmourir… Je veux que ma fille soit glorieuse… je veux étayer celierre frêle et gracieux à un arbre fort, supportant une abondantefeuillée… Mes yeux ont cherché cet appui de toutes parts : jene l’ai trouvé que chez mes ennemis : j’ai été l’y saisir, jem’en vante, madame, car c’est une proie conquise !… LesRomains n’avaient enlevé que des femmes dans la villeennemie ; j’ai fait mieux : j’ai ravi un homme auxSabins… et quand la tombe va s’ouvrir pour moi… je n’aurai pascette tristesse et ce remords d’aller dire à nos pères :« J’ai votre écusson dans le cercueil. » Un autre duc deMedina-Celi conduira ma pompe funéraire…

– Un faux duc !… murmura laduchesse.

– Un vrai duc !… le père despetits-fils de Tarifa ! la branche greffée est-elle moinsbelle parmi celles qui couronnent le tronc d’un grandarbre ?…

Il se tut, et après un silence :

– M’avez-vous compris maintenant,madame ? Ce n’est pas une comtesse de Palomas que je veuxfaire de votre fille, c’est une duchesse de Medina-Celi.

Eleonor de Tolède, à bout d’arguments, maisnon point de constance, répondit :

– Seigneur, je vous comprends… Autrefoisvous n’étiez pas doué de cette éloquence, et cependant vous n’avieznulle peine à faire entrer la persuasion dans mon âme… Aujourd’huique vous avez acquis miraculeusement ces talents d’orateur, vousm’étonnez sans me convaincre… Je suis la mère d’Isabel de Guzman,et je refuse mon consentement à ce mariage.

– Je suis le père, madame, ma volontésuffit, je passerai outre.

– Je me jetterai aux genoux du roi.

– Le roi veut cette union. Don Juan deHaro est le neveu de son bien-aimé ministre.

– Le roi m’écoutera…

– Il y a quinze ans, madame, fit le bonduc avec un sourire matois où perçait le cynisme, je ne dis pas quele roi ne vous eût point écoutée.

Ce fut de la joie qui parut sur le visaged’Eleonor de Tolède.

– Ah ! s’écria-t-elle en reculantjusqu’au fond de son oratoire, vous venez de vous trahir !… Leduc était un chevalier… vous êtes un lâche, puisque vous insultezles femmes… vous n’êtes pas Medina-Celi, j’en ferais le sermentdevant Dieu !

Le bon duc se mordit la lèvre. Il eût vouluressaisir le sarcasme intempestif que son irritation avait laissééchapper ; Eleonor lui tournait le dos. En prononçant sesdernières paroles, elle s’était agenouillée devant son prie-Dieu,comme pour rendre grâce au ciel de la lumière qui se faisait enelle.

– Madame, dit-il en se rapprochant, j’aiemployé tous les moyens courtois… je les ai épuisés même, j’ai ledroit de l’affirmer… il ne me reste plus qu’à recourir à la force.Je vous donne deux heures pour réfléchir… Si dans deux heures vousn’êtes pas revenue à des sentiments plus sages, je prendrai desmesures pour que vous soyez séparée de votre fille.

Il crut avoir frappé juste cette fois, car laduchesse poussa un grand cri.

Mais il la vit au même instant saisir un objetsur le prie-Dieu et le presser avec passion contre ses lèvres.

Avant même qu’il eût pu se demander quel étaitcet objet, elle se releva radieuse. Une expression d’indomptablevaillance éclairait la beauté de ses traits. Elle était lionne,pourrions-nous dire, lionne par l’attitude et par le regard.

– Dieu a parlé, dit-elle en faisantglisser dans son sein l’objet mystérieux qui était pour elle unavertissement ou un secours ; j’ai un ami… une protectioninvisible est autour de moi : je ne vous crains plus.

– Est-ce un accès de démence ?…pensa tout haut Medina-Celi.

– C’est un transport d’allégresse !répondit Eleonor qui avait d’heureuses larmes dans les yeux…Seigneur, je n’ai pas besoin de vos heures… j’ai la tête libre, et,voyez ! mon cœur ne bat pas plus vite qu’il ne faut… seigneur,je n’ai pas besoin de réfléchir… j’ai là, tout près de mon cœur, legage de ma délivrance. La certitude est née en moi… vous êteshabile, mais la Providence n’a pas voulu qu’une pauvre mère fûtainsi abusée… Seigneur, vous n’êtes point Medina-Celi… ne vousrécriez pas encore : j’ai autre chose à vous dire… Vous avezmis sur vos épaules un nom trop lourd à porter… vous chancelez sousle fardeau, seigneur… votre visage est semblable à celui de monbien-aimé, mais vous n’avez pu lui voler son âme… J’ai regardévotre âme et je ne l’ai point reconnue… Alors j’ai cru que vous mel’aviez tué, et j’ai frémi jusque dans la moelle de mes os… mais ilvient de me dire : « Je veille sur toi ; je suis là,ne crains rien : défends ta fille etdéfends-toi ! »

Le duc restait devant elle, pâle et lessourcils froncés.

– Prenez garde, madame !…prononça-t-il entre ses dents serrées ; dans notre Espagne, lechâtiment est rude pour la femme coupable.

– Il n’y a point de châtiment pour lamère clairvoyante… Vous n’êtes point Medina-Celi !

Le duc saisit la sonnette d’or qui était auchevet du lit.

– Prenez garde ! répéta-t-il ;tout le monde ici m’obéit.

– Appelez ? fit Eleonor, dont latête haut levée provoquait ; je vous dirai devant tous :« Vous n’êtes point Medina-Celi » Et je le prouverai enmontrant l’objet qui est là dans mon sein… dernière épreuve,celle-là, et dont vous ne sortirez pas, car le traître Pedro Gil nevous aura pas fait la leçon…

– Madame…

– Le traître Pedro Gil, reprit-elle avecun éclat de voix, ne savait pas quel médaillon béni mon Hernanportait sur sa poitrine… Il ne savait pas par quelle voie monHernan, absent et présent à la fois, pouvait entrer ici à touteheure, comme l’esprit invisible pénètre au travers des murailles…Appelez, j’appellerai… mandez, je manderai mon duc… Vous avez laforce, dites-vous : moi je dis : j’ai le droit… Tentez labataille, seigneur, je vous en défie !

Elle avait encore la main sous son corsage. Lebon duc, emporté par un de ces mouvements de rage que les plusprudents ne savent pas toujours réprimer, s’élança vers elle et luisaisit le bras avec brutalité.

Elle le repoussa, plus forte qu’un homme, etse réfugia jusque sur les marches de l’autel qui faisait le fond deson oratoire.

– Toi Medina-Celi ! dit-elle d’unton tranquille et méprisant qui contrastait à la fois avec sonanimation récente et le trouble profond de son interlocuteur ;toi Guzman… toi mon époux !… toi le père de ma fille !…mais tu ne sais pas retenir ton masque qui retombe à chaqueinstant, laissant voir l’effronterie de ton mensonge… Va ! taruse est déjouée, malgré l’infernal hasard qui t’a donné les traitsd’un chevalier… Sors de ma présence et va dire aux fourbespuissants qui sans doute sont tes patrons dans cette intriguehonteuse : J’ai été vaincu… vaincu par une femme !

Pendant qu’elle parlait, le front du bon ducse rassérénait peu à peu. Une idée venait de traverser son esprit,et cette idée était sans doute un moyen de rétablir la bataille auxtrois quarts perdue.

Il étendit la main et prononçafroidement :

– Ne faites pas trop de fond sur ledernier message.

Une pâleur livide couvrit le visage d’Eleonorqui faillit tomber à la renverse.

Le bon duc, voyant comme le coup portait,poursuivit :

– Il n’y a pour faire des miracles queles reliques des saints.

Dona Eleonor le regardait avec une épouvantemêlée d’horreur.

– Vous avouez donc !…commença-t-elle.

– Je n’avoue rien, madame, prononça d’unton rude et menaçant le Medina-Celi ; je suis Hernan Perez deGuzman, votre époux et votre maître… je vous dis seulement ceci, envous rappelant le proverbe : À bon entendeur, salut… je vousdis : pour soutenir l’accusation d’imposture que vous osezporter contre moi, il faudrait qu’un mort sortit du tombeau…

– L’ont-ils donc assassiné ?balbutia la duchesse atterrée.

– Et les morts ne ressuscitent plus,madame, depuis le temps de Lazare !… Vous êtes à ma merci,vous m’appartenez ; je puis faire de vous, selon la loi, maservante et mon esclave… Votre fille est mon bien, ma chose. Nuln’a d’autorité sur elle, excepté moi. Vous m’avez outragé, vousm’avez renié, vous avez essayé contre mon souverain pouvoir de pèreet d’époux une révolte insensée… je ne me vengerai point, mais jepunirai ; je ne céderai point à la colère, mais j’écouterai lavoix de la justice qui vous condamne… Faites vos adieux à votrefille, madame, pendant que vous en avez le temps. Je vous retirel’autorité que vous aviez sur elle, et qui n’était qu’unedélégation de la mienne… Isabel de Guzman n’obéira désormais qu’àmoi seul, et je vous laisse le choix, pour vous, entre un couventet votre château d’Estramadure.

Ayant parlé ainsi, d’un accent magistral, lebon duc s’inclina de nouveau et se dirigea vers la porte.

– Restez, seigneur, dit Eleonor quisemblait prête à défaillir.

Elle retira celle de ses mains qui étaitcachée dans son sein.

Le duc darda un regard avide pour voir lemystérieux médaillon qui, malgré l’audace avec laquelle il venaitde jouer son va-tout, était pour lui une terrible menace.

Il ne vit point le médaillon. La main de laduchesse tenait un autre objet ; c’était une feuille deparchemin pliée en quatre.

– Que Dieu ait pitié de moi !prononça-t-elle avec effort ; je suis abandonnée, et nulleprudence amie ne peut m’apporter un bon conseil… Je vais peut-êtrebriser ici la seule arme dont je puisse me servir pour défendre monhéritage et l’avenir de ma bien-aimée Isabel… mais cette arme estun lien, un lien qui nous enchaîne. Je fais comme les marins quijettent leurs trésors à la mer pour conserver au moins leur vie… jeveux garder ma fille qui est ma vie ; je paye la rançon de mafille au prix de tout ce que je possède en ce monde : fortuneet honneur ?

Elle dépliait lentement le parchemin.

– Vous ne savez pas ce que contient cetacte, seigneur, reprit-elle après un silence et d’une voix que ledécouragement brisait. Nous n’en sommes plus au doute ; s’ilpouvait en exister encore, le seul fait de votre ignorance ledissiperait, car ce parchemin me fut envoyé par celui dont vousavez revêtu la dépouille… Nos persécuteurs infatigables avaientd’abord attaqué mon état de femme légitime : ce parcheminétait notre égide contre leurs coups…

– Ah ! ah ! fit impudemment leduc ; je crois reconnaître notre acte de mariage.

Eleonor eut un sourire amer etpoursuivit :

– Vous n’avez pas été trop longtemps àdeviner !

Elle se redressa. Ses yeux humides se levèrentau ciel. D’un geste lent et large, elle déchira le parchemin duhaut en bas.

– Que faites vous ? commença leduc ?…

– Je me fais libre, seigneur,répondit-elle d’une voix sourde. En d’autres temps et en autrespays j’aurais essayé peut-être de combattre, mais je connais lesgens qui gouvernent l’Espagne, et j’aime mieux fuir. Si Medina-Celiest mort, tout est dit : votre imposture triomphe, et j’iraicacher ma défaite dans quelque obscur asile… Si Medina-Celi existeil saura bien relever sa femme et sa fille…

– Medina-Celi, c’est moi ! s’écriale duc ; avez-vous cru m’échapper par cette puérilesupercherie ?

Dona Eleonor achevait de déchirer l’acte, dontles lambeaux allaient s’éparpillant sur le plancher.

– Je le crois, dit-elle ; ce sontvos patrons eux-mêmes qui ont détruit les registres de la chapelledu palais. Par cet acte seulement, Isabel était l’héritière deMedina-Celi. Maintenant je suis une femme perdue, seigneur, etIsabel bâtarde n’appartient qu’à sa mère. J’ai acheté ma fille biencher, n’est-ce pas, à votre compte ? Au mien ce n’est rien, etje l’eusse estimée plus cher encore ; au prix payé, j’auraisajouté tout mon sang goutte à goutte. Pesez cela dans votre esprit,seigneur, et n’acculez pas la lionne expirante, car sa dernièremorsure serait terrible !

Son doigt étendu désignait la porte. Elletourna le dos et regagna en même temps son oratoire.

En s’agenouillant, elle put entendre le bonduc qui ricanait et qui disait en passant le seuil :

– Par saint Jacques ! je nem’attendais pas à cette aubaine ! me voici veuf de ma femmevivante, et je puis désormais choisir parmi les meilleurs partis dela cour.

Elle voulut prier mais elle ne le put. Cedernier sarcasme était comme une liqueur corrosive et caustiquequ’on répandrait sur une plaie vive. Il attaquait la consciencemême de la pauvre mère ; il faisait naître en elle la réactionimmédiate de l’action qu’elle venait d’oser.

Elle ne savait plus. Elle se repentaitpresque. Était-ce en vain qu’elle avait immolé son propre bonheuret son propre honneur ? Le trésor qu’elle avait jeté à la merétait-il noyé en pure perte ?

La duchesse n’avait-elle pas fourni une armenouvelle à son insolent oppresseur !

Son rire ! Elle entendait le sardoniqueéclat de sa gaieté ! Il était sorti triomphant ! Sontriomphe n’était-il pas la plus cruelle de toutes lesmenaces ?

Elle croyait prier, elle méditait. Son espritse perdait en mille combinaisons qui allaient se mêlant, sebifurquant, se croisant comme les détours d’un labyrinthe.

La duchesse retira de son sein l’objet quenaguère elle avait trouvé sur le prie-Dieu. Elle le contemplalonguement, et ses yeux se baignèrent de larmes.

C’était un médaillon, comme elle l’avaitlaissé entendre au bon duc, ou du moins à celui qui s’affublait sihardiment de ce titre. Le médaillon, fermé d’un côté par une plaqued’or et de l’autre par un rond de cristal, portait à l’intérieurtrois compartiments : deux contenaient des cheveux, letroisième une relique.

Sur le cristal étaient gravés, à la pointe dudiamant, des caractères arabes, au-dessous desquels était en langueespagnole la devise du grand marquis de Tarifa Mas el rey quela sangre. Au-dessous était la devise que nous avons vue déjàsur la boîte d’un autre médaillon : Para aguijar aharon. Ces deux légendes étaient réunies par une doubleaccolade.

Au revers du médaillon il y avait une croixsurmontant les deux écussons embrassés de Haro et de Guzman.

Certes, il était impossible de prendre cereliquaire pour un autre. Les signes qui le distinguaient étaientnombreux et frappants. La duchesse l’avait reconnu tout de suite,et à sa vue un immense espoir était entré dans son cœur. Mais ledoute avait pris une autre voie pour se glisser en elle. Soithasard, soit raffinement de diplomatie, le faux Medina-Celi avaitdit : « C’est le message posthume d’unmourant. »

Dona Eleonor contemplait le médaillon autravers des larmes qui baignaient sa paupière.

– Hernan ! Hernan ! disait-ellesans savoir qu’elle parlait, as-tu quitté cette terre où nousrestons si malheureuses ? Hernan, suis-je seule ici-bas ?Ta femme et ta fille n’ont-elles plus de défenseur ?

Elle prêta l’oreille comme si elle eût attenduune réponse.

Puis, saisie tout à coup par un vague espoir,elle se leva. Sa main pesa sur le rebord du tableau de Montanezpendu à droite de l’oratoire. Le panneau s’enfonça aussitôt,laissant ouvert un carré long de la forme d’une porte.

La duchesse joignit les mains, et, mettant satête à cette ouverture, elle répéta :

– Hernan ! mon Hernan ! vivantou mort, réponds-moi !

Était-ce une illusion ? Un bruit vague etincertain, comme un soupir contenu, se fit entendre dans lesténèbres.

Le vent froid qui sortait de cet obscurcouloir apporta deux fois les mêmes sons.

Ce fut tout. – C’était une illusion.

La nuit du mystérieux corridor était vide.

Eleonor de Tolède revint au pied de l’autel.Incapable de se tenir à genoux désormais, elle s’assit sur lesmarches.

Comment aurait-elle pu prier ? Il fautpour parler à Dieu le calme de la pensée ; il y avait unetempête dans son esprit et dans son cœur.

Ce médaillon ! toujours cemédaillon ! Était-il tombé du ciel ?

Message de mort, avait dit le faux duc. Maisquelle invisible main l’avait remis à sa destination cemessage ? L’avait-on déposé sur l’autel pendant la nuit ?Par quelle voie était-on entré ?

Par la porte secrète ? Mais le duc seul,le vrai duc, cette fois, connaissait cette issue, communiquant àtravers le corps de logis tout entier, avec sa chambre à coucher,et donnant dans son propre oratoire, à la place occupée par l’autretableau de Montanez…

Un quart d’heure s’écoula. Dona Eleonor,fatiguée d’agiter ces questions insolubles, quitta la ruelle de sonlit et se prit à parcourir sa chambre à pas lents. Il était dans sanature de combattre jusqu’à la dernière extrémité, mais sonisolement l’effrayait. À qui se fier ? Par ses fenêtres elleavait entendu ce matin ses serviteurs les plus fidèles crier :Vive le bon duc ! avec enthousiasme.

Il y a des choses obstinémentinvraisemblables. Leur réalité même n’inspire pas créance. De cenombre est le phénomène pourtant si commun de la ressemblancecomplète : J’entends assez complète pour tromper. Cela rentredans le domaine de la fiction. Personne, hors du roman ou de lacomédie, ne prend au sérieux ces excentricités.

Dona Eleonor avait conscience de ce fait. Ellesavait bien qu’au premier mot prononcé on l’accuserait de folie.Chacun avait vu le bon duc, chacun l’avait reconnu ; il avaitrappelé à chacun de ces détails intimes qui prouvent surabondammentl’identité.

Absurdités ! impossibilités ! contesà dormir debout ! ces formules des vulgaires et souverainsarrêts de la foule eussent bien vite interrompu le plaidoyer de labonne duchesse. Elle se sentait d’avance condamnée, – surtout parcequ’elle était seule.

Plus elle creusait la situation, en effet,plus son isolement l’épouvantait. Elle évoquait tour à tour par lapensée ses amis d’autrefois : ils étaient morts ; ellepassait la revue de ses serviteurs les plus dévoués : le douteet l’étonnement, voilà ce qui se lisait sur leurs visages ! –Démence ! inventions romanesques ! Contes à dormirdebout !…

Mais tout à coup une autre image passa dans sarêverie laborieuse : une tête toute jeune, un regard ardent,un naïf et fin sourire.

– Don Ramire de Mendoze !murmura-t-elle.

Ce fut comme un trait de lumière. Elle ne leconnaissait pas, celui-là, et pourtant elle espérait en lui.D’instinct, elle se rapprocha de la fenêtre sous laquelle la voixde Mendoze s’était fait entendre pour la première fois. Ses doigtsdistraits soulevèrent une des planchettes de la jalousie. Elleporta son regard au loin, répétant au dedans d’elle-même ce nom quilui faisait battre le cœur : Don Ramire de Mendoze…

Elle aperçut une forme blanche qui glissaitderrière le feuillage, au delà des parterres.

– Isabel !… unrendez-vous !…

Ces deux pensées lui vinrent à la fois. Ellen’eut point de colère. Elle jeta sur ses épaules une mantille dedentelle noire et sortit précipitamment.

Après son départ, pendant quelques minutes, lachambre à coucher resta déserte et silencieuse. C’était l’heure dela sieste ; rien ne bougeait dans la maison de Pilate.

Parmi cette immobilité muette, un bruit légerse fit vers la ruelle du lit, du côté de l’oratoire. La portedissimulée par le tableau de Montanez tourna lentement sur sesgonds, livrant passage à un courant d’air qui fit voltiger sur leparquet les menus débris de l’acte de mariage déchiré.

Une forme sombre se montra au seuil. C’étaitun homme de grande taille, vêtu d’un costume simple et sévère.Avant d’entrer, il jeta un regard vers l’autel. Son manteau, relevéjusqu’à la lèvre, s’ouvrit ; son feutre à larges bords tomba,laissant à découvert une tête puissante, coiffée d’une richechevelure noire où quelques fils d’argent couraient. L’homme se mità genoux, joignit les mains et s’inclina. On ne pouvait apercevoirles traits de sa figure, qui restait cachée sous un masque develours noir.

Il pria. Sa prière fut courte et ardente.Quand il l’eut achevée, il se leva et regarda tout autour de lui,au travers des trous de son masque. Vous eussiez deviné alors,derrière l’étoffe inerte qui cachait ce visage, une grande etprofonde émotion. Les voleurs du pays d’Espagne s’agenouillent,dit-on, parfois et prient, demandant d’avance à Dieu, à la Viergeet aux saints, pardon de leurs pillages ; mais celui-cin’était pas un voleur, car il toucha l’un après l’autre, plusieursdes objets précieux qui l’entouraient, et les remit ensuite à leurplace avec un religieux respect. Ce n’était pas non plus unamoureux, bien qu’il eût jeté un long regard au portrait oùsouriaient les dix-huit ans de la belle duchesse ; non plus unespion, espèce pullulante sous le grand roi Philippe IV.

Qu’était-ce ?

Nous dirons ce qu’il fit, ne pouvant dire cequ’il était. Il prit sous le revers de son manteau une large boursede soie qu’il posa toute ouverte sur le plancher au milieu de lachambre.

Puis il courba sa haute taille, et se prit àramasser un à un, avec un soin minutieux, les petits fragments deparchemin éparpillés çà et là. Il les mettait à mesure dans labourse.

Quand il n’en resta plus un sur le sol, quandson œil attentif et perçant eut sondé les moindres recoins, ilreferma la bourse et la remit dans son sein. Il gagna la ruelle. Samain sortit de son manteau pour dessiner un signe de croix enpassant devant le Christ. Puis la porte secrète roula pour laseconde fois sur ses gonds, montrant la toile où le pinceau deMontanez avait vivifié la poésie des saintes amours. Et, dans laretraite d’Eleonor, ce fut de nouveau le silence et lasolitude.

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