Le Roi des gueux

Chapitre 11SAMSON ET LES PHILISTINS

C’était une étrange bataille. Ceux quiattaquaient et celui qui se défendait craignaient également defaire du bruit. La venue des vrais gardiens de la forteresse eûtmis en fuite les assassins et rouvert pour la victime les portesdétestées de la prison.

Il y avait entre ce lion acculé et les chiensqui le pressaient une sorte de convention tacite. Les chiensn’aboyaient pas et le lion s’abstenait de rugir.

Tout ce que nous avons raconté au précédentchapitre s’était passé en quelques minutes. Il y a des instants oùles événements vont vite. Nous avons tout vu jusqu’à présent parles yeux de Mendoze, sauf ce qui avait eu lieu à l’intérieur de lacour des bouchers, pendant que Mendoze escaladait le mur.

La cour des bouchers était complètementséparée du reste de la forteresse. On n’y mettait point dessentinelles, parce que la double porte de communication quipermettait l’introduction des viandes était fermée à demeure. Lanuit, et aux heures de la sieste, un énorme chien y veillaitseul.

Le cadavre du chien était maintenant dansl’étable.

Les assassins avaient pris d’avance lesprécautions dont aurait dû s’aviser le prisonnier fugitif.

Comme cette cour des bouchers ne faisait pointpartie de l’enceinte gardée, Trasdoblo en avait la clef, soit pourtuer dans l’étable servant d’abattoir, soit pour introduire saviande toute débitée. Les rondes étaient rares de ce côté.Trasdoblo entrait et sortait comme il voulait. Les guichetiers, lesporte-clefs, tout ce luxe de comparses obligés formant le personneld’une prison, ne manquaient nullement à la royale forteresse deAlcala, mais ils étaient relégués au delà de la porte fortifiée quidéfendait l’intérieur du château.

C’était quand maître Trasdoblo demandait poursa marchandise l’entrée des bâtiments, qu’on entendait la musiquedes grosses clefs, des pênes rouillés et des gigantesquesverrous.

Les exagérations de la propreté ne purent enaucun temps être reprochées à la nation espagnole. Trasdoblo étaitEspagnol et boucher. Il jetait ses issues dehors quand ilavait le temps, dedans quand c’était sa fantaisie.

Issues est le terme technique pourdésigner ce qui, dans un animal, n’est ni viande ni cuir.

La cour de Trasdoblo ressemblait à uncimetière pavé d’ossements, ce qui n’empêchait point qu’on trouvâtencore des ossements à cinquante pas à la ronde, dans la campagneau delà de la porte.

De nos jours, Trasdoblo eût fait commerce detout cela. Sa bourse y eût gagné, la santé des prisonniers aussi,car tous les ans, aux jours caniculaires, les issues des bestiauxde Trasdoblo procuraient quelque bonne petite peste à la forteressede Alcala de Guadaïra.

Les médecins de Séville avaient beaucoupdisserté sur cette maladie d’un caractère particulier ; on luiavait trouvé un nom nouveau, très scientifique, mais aucun de cesdoctes seigneurs n’avait songé à faire nettoyer la cour.

Nous avons perdu de vue notre fugitif aumoment où Mendoze quittait son poste sur la muraille en ruine pourtenter l’escalade de l’enceinte.

À l’aide de son barreau de fer aiguisé, leprisonnier n’eut pas de peine à gagner la toiture plate descommuns. Il s’arrêta là quelques secondes pour reprendre haleine,et aussi pour s’orienter, car de la croisée de son cachot on nepouvait apercevoir qu’une très minime portion de la cour. Latoiture était plate ; son rebord surplombait de beaucoup etformait, comme c’est l’habitude dans l’Espagne du midi, uneprofonde corniche au-devant des bâtiments. La descente devait êtreinfiniment plus facile ici que dans la dernière étape fournie parle fugitif.

Cependant il ne se pressait point. Ilparcourut, en étouffant le bruit de ses pas, la terrasse toutentière, regardant et guettant, tâchant surtout de voir au-dessousde lui. Évidemment il sentait le piège tendu.

Les assassins, comme nous le savons déjà,étaient collés au mur des communs. Le prisonnier restait dansl’impossibilité de les apercevoir. Deux ou trois fois, il se penchaen dehors de la saillie des terrasses et prêta une oreilleattentive.

Trasdoblo et ses compagnons l’entendaientaller et venir sur le toit sonore. Ils se tenaient prêts. Ilscomptaient se ruer autour de lui dès qu’ils le verraient suspendu àla corniche, et le recevoir à la pointe de leurs épées.

Le prisonnier, comme s’il eût deviné leurdessein, fit pour la deuxième fois le signe de la croix et sautarésolument de son haut. Il trébucha en tombant, mais il se relevarapide comme l’éclair, et sans prendre souci de regarder autour delui, il courut tout d’un temps à l’amas de débris qu’il avaitremarqué.

Il choisit l’os que nous lui avons vu en main.L’os était frais et encore tout sanglant. Au moment où il seretournait en le brandissant, les assassins s’élancèrent sur luitous à la fois.

Dans les combats il y a autre chose quel’arme, autre chose que la position, autre chose que la force, quel’adresse et que la vaillance même. Sans cela, comment expliquercertains faits de guerre presque incroyables ? Sans parler deces ponts traversés sous la bouche des canons vomissant lamitraille, puisque le hasard ici peut protéger le prédestiné, quedire de ces prodigieuses escalades où le champion suppléait àl’échelle trop courte par la bonne trempe de son poignard, etfaisait, en face des haches, des hallebardes, de la poix bouillanteet du plomb fondu, cet exploit que notre pauvre Ramire a eu naguèretant de peine à accomplir dans la solitude ?

Il y a le prestige, il y a le pouvoirdominateur de la vaillance, il y a la victoire de l’esprit sur lamatière.

Ici, comme partout, l’unité peut mater lenombre, quoique la force de l’unité, dix fois multipliée par sonpouvoir propre, vaillance, adresse, agilité, tactique, restebeaucoup au dessous de la force réelle du nombre.

Le prisonnier n’avait pour arme que ce fémurde bœuf qu’il brandissait comme une massue. Sauf Trasdoblo, tousles hommes qui se ruaient sur lui étaient des soldats, et ilsavaient leurs épées. Cependant le prisonnier sortit du premierassaut sans blessure, après avoir terrassé trois des assassins.

Si la porte de la cour donnant sur la campagneavait été ouverte, le prisonnier aurait pu fuir en ce moment, maisil y avait cette lourde barre engagée des deux côtés dans lemur.

Le temps de l’enlever, le fugitif eût étépercé de cent coups par derrière.

Les assassins se reformèrent après un instantd’hésitation. Le prisonnier avait eu le temps de gagner l’amas dedalles sur lequel il prit position comme en un fort. Là il étaitprotégé de deux côtés par l’angle rentrant des bâtiments.

Au second choc, les assaillants avancèrent enbataillon serré. Trasdoblo avait conseillé de frapper sur le fémurde bœuf, afin de le briser. Mais le romancero du bon duc compareson os sanglant à la mâchoire d’âne qui servit à Samson pourexterminer toute une armée de Philistins. On ne l’entama ni ausecond ni au troisième assaut. Au quatrième, le duc, saisissantpour la première fois une dalle, repoussa les mercenaires jusqu’àl’enceinte, et ce fut le choc de ce projectile qui fit trembler lamuraille sous les pieds de Ramire.

Les assassins, on peut le dire, étaient déjàcouverts de coups, mais ils restaient tous les sept debout et lacolère se mettait de la partie. Le premier effet du prestige s’enallait faiblissant. Sur le corps nu du duc on distinguait trop bienles blessures dont chaque assaut augmentait le nombre. La sueur etle sang collaient ses cheveux à son visage.

Le lion était terrible encore ; cependanton voyait poindre les premiers symptômes de l’épuisement qui allaitle dompter.

– Il a soif ! dit Trasdoblo, quivoyait sa gorge haleter ; ne le laissons passouffler !

Ce fut à ce moment que la tête de Mendozeparut au-dessus du mur. Nul ne l’aperçut d’abord, car lescombattants étaient aux prises. En voyant les assassins se jeteravec furie sur cet homme seul et désarmé, Mendoze fut saisi deterreur. Puis la colère donna de la force à ses mains, quisoulevèrent son corps et le portèrent sur le faîte même du murqu’il enfourcha comme un cheval.

Puis encore l’admiration lui dilata lecœur : il venait de voir le prisonnier repousser le quatrièmeassaut avec sa massue improvisée, attaquer à son tour pour tâcherde conquérir une épée, glisser dans le sang, tomber, se releversous le fer même des bandits, et les repousser encore avant deregagner son abri.

Cet homme était splendide de sang-froid, derésignation et de vaillance.

Mais, en regagnant l’angle où il avait établison fort, ses jambes chancelaient. Mendoze le vit porter sa main àsa poitrine.

Mendoze mesura de l’œil le saut qu’il fallaitfaire pour lui venir en aide. Le sol de la cour était encontre-bas. Mendoze n’hésita point devant l’énorme distance àfranchir, mais il voulut prendre une position convenable afind’assurer sa chute.

C’était un sauveur qu’il fallait là-bas, nonpoint un blessé.

Pendant qu’il se mettait debout pour prendreson élan, le prisonnier, accoté dans l’angle des bâtiments,haletait comme un brave coursier qui rassemble ses forces pourfournir une dernière carrière. Il gardait la tête haute. Par deuxfois son regard se leva vers le ciel. Au mouvement de ses lèvres,Mendoze devinait qu’il priait.

Il priait en effet ; il disait àDieu :

– Une épée, Seigneur, une épée !

C’était là l’oraison du bon duc.

Richard d’Angleterre offrait son royaume pourun cheval ; le duc eût donné pour un morceau de fer son palaisde Séville et son palais de Grenade, ses châteaux d’Estramadure etses domaines de Léon, ses plaines, ses montagnes, l’or de sescoffres, et le sang de ses veines par dessus le marché.

– Une épée, Seigneur Dieu !

– Par saint André ! s’écriaTrasdoblo, voilà un taureau qui a la vie dure ! C’est le casde faire un vœu : Je promets dix réaux au tronc de la Caridadsi nous en venons à bout !… Allons, mes maîtres ! je nesuis pas un homme de guerre comme vous, moi ; mais il s’agitde ma place et peut-être de ma peau. En avant ! ne le laissonspas souffler.

Les mercenaires n’avaient certes point comptésur une besogne si rude. Ils étaient tous plus ou moinsentamés ; Trasdoblo seul restait sans blessure. Mendozeentendait leurs blasphèmes étouffés.

– Que le Diable nous tourmente pendanttoute l’éternité ! dit celui qui paraissait leur chef, si nousne l’avons pas cette fois ! Il est hors d’haleine. Attaquonsferme, et que personne ne lâche pied !

Ils s’ébranlèrent non plus en courant, mais aupas.

Le prisonnier, en les voyant venir, se remitrésolûment en garde. Mendoze plia les jarrets : c’était lemoment.

Les assassins, cependant s’arrêtèrent tout àcoup. Ils venaient de voir la physionomie de leur adversairechanger soudain et s’éclaircir. Ils comprenaient qu’à leur insuquelque chose de nouveau se passait sur le champ de bataille.Trasdoblo se retourna le premier et aperçut Ramire suspendu enquelque sorte au-dessus du vide.

Une malédiction s’échappa de sa gorge.

Le prisonnier étendit la main vers Mendozeavec un geste de souverain commandement.

– Reste ! ordonna-t-il.

Les mercenaires avaient déjà fait volte-faceet s’étaient élancés vers le mur pour recevoir le nouveau venu aumoment de sa chute.

Mendoze se mit à courir sur l’arête du mur,cherchant un endroit libre pour sauter. Évidemment l’ordre ducaptif n’était rien pour lui.

Le prisonnier reprit de sa voix calme etsonore :

– Au nom de ton père et de ta mère, jeunehomme, garde ta vie, qui ne sauverait pas la mienne ! Ce n’estpas un aide qu’il me faut, c’est une arme. Jeune homme, donne-moiton épée, au nom de ta mère et de ton père !

Mendoze l’avait à la main, son épée, tout prêtà s’élancer qu’il était. Tout son sang espagnol se révoltait dansses veines et lui défendait d’obéir.

– Oh ! le beau défenseur !ricana un mercenaire.

Et Trasdoblo ajouta avec son grosrire :

– Un chat sur un toit !

Le prisonnier tendit ses mains, dansl’attitude de la supplication.

– Les minutes sont du sang, fit-il d’unevoix assourdie, mais qui arrivait nettement à l’oreille de Mendoze.Ton épée, enfant, au nom de la jeune fille que tu aimes, tonépée ! ton épée.

Mendoze baissa la tête et s’arrêta.

– Soyez donc obéi, dit-il, au nom decelle que j’aime !

Son épée décrivit un cercle et sortit de sesmains en sifflant, il voulait la jeter aux pieds du prisonnier,mais le défaut d’équilibre dérangea son mouvement. L’épée allatomber au milieu de la cour, à peu près à égale distance desassassins et du prisonnier.

Des deux parts, on se précipita pour lasaisir : le bon duc toujours silencieux, le troupeau desmercenaires laissant échapper une sourde rumeur. Mendoze était àgenoux, défaillant et maudissant sa maladresse. Il lui sembla queles assassins arriveraient les premiers. Le captif, alourdi par uneimmobilité de quinze années, perdait du terrain.

Mendoze, malheureusement, ne se trompaitpoint. Le chef des braves, plus agile que ses compagnons, atteigniten quelques bonds la place où était l’épée. Il se baissa triomphantpour la saisir. Le fémur de bœuf, lancé d’une main vigoureuse parle prisonnier qui n’avait point arrêté sa course pour cela, lefrappa au sommet du crâne et le rejeta, privé de sentiment, surceux qui le suivaient.

Mendoze battit des mains.

La confusion que la chute du capitaine avaitmise dans les rangs des assaillants ne dura qu’une seconde. Ce futassez. Le duc avait l’épée à la main.

Sa large poitrine rendit une sorte derugissement joyeux. Il regarda la lame brillante avec ravissementet lui donna un baiser plein de passion.

Il se redressa de toute la hauteur de sataille. Mendoze, émerveillé, le vit grand comme un chêne.

Mendoze n’avait plus peur. Celui-là semblaitdésormais invincible.

– Coupez-lui la retraite, dit cependantTrasdoblo, qui donnait volontiers des conseils.

Les bravi, en effet, entourèrent le duc pourl’empêcher de s’acculer au mur de nouveau. Mais c’était un soinsuperflu. Le bon duc n’était plus en humeur de reculer.

Trois des soldats l’attaquèrent à la fois,tandis que les trois autres se tenaient en garde, prêts à fondresur lui s’il y avait jour.

L’épée de Mendoze, vive Dieu ! n’avaitjamais été si bien emmanchée. Elle exécuta un flamboyant moulinet.Un des soldats roula sur le sol, la tête fendue ; un seconds’affaissa : il avait du rouge à la gorge.

Ce ne fut plus une bataille. Le duc, quis’était défendu avec un os de bœuf, devenait trop fort maintenantqu’il avait une épée. Chacun de ses coups portait terriblement. Ilchercha bientôt ses ennemis. Quatre bravi étaient étendus dans lapoussière. Les deux autres étaient rentrés sous terre. Quant auredoutable Trasdoblo, il ne restait là que son couteau de boucher,qu’il avait abandonné pour mieux courir. Trasdoblo avait eul’heureuse idée de se réfugier derrière le grand cadavre du bœufrécemment abattu.

Le duc essuya son épée à la casaque d’unbravo, et gagna la porte dont il retira la barre.

Il était libre.

La porte ouvrait devant lui la vasteperspective de la campagne déserte. Il resta un instant immobilesur le seuil, tant était puissante l’émotion qui le tenait.

– Les murs d’une prison ne me séparerontplus de tout cela, pensa-t-il tout haut ; désormais libre oumort !

– Seigneur duc, dit Mendoze, qui setenait debout près de lui, le feutre à la main, dans une attituderespectueuse, je suis ici pour vous servir.

Le prisonnier le regarda. Il recula d’un pasen étendant les bras, et son visage exprima le comble de lasurprise.

– Luiz ! murmura-t-il, est-cepossible, cela !

Mais un nuage passa aussitôt sur sonfront.

– Il y a dix-huit ans !prononça-t-il avec tristesse ; le temps ne n’est pas arrêtépendant que j’étais là dedans. Les jeunes gens d’alors sont presquedes vieillards.

Sa tête se courba ; quand il la releva,il y avait dans ses yeux des larmes et un sourire.

– En revanche, reprit-il, l’enfant quiétait au berceau est devenu une belle jeune fille…

– Belle comme les anges de Dieu !prononça tout bas Mendoze.

Le prisonnier se tourna vers lui etdemanda :

– Jeune homme, de quiparlez-vous ?

– Je parle, répondit Ramire enrougissant, de dona Isabel de Guzman, votre fille, seigneur.

Le bon duc lui prit les deux mains et fixa surlui son regard perçant.

– Elle est grande ? fit-il d’unevoix qui tremblait ; a-t-elle le front noble de sa mère ?et ses yeux ? et ses cheveux ? Se peut-il qu’un père neconnaisse pas sa fille !

Mendoze allait répondre, lorsqu’un mouton semit à bêler là-bas parmi les palmiers rampants.

Le prisonnier tressaillit.

– La fin de la méridienne approche,dit-il en changeant soudain de ton ; je ne crains pas ceux queje viens de combattre : ils n’ont garde de donner l’éveil à laforteresse ; mais je crains tous ceux que nous allonsrencontrer sur la route. Dans l’état où je suis, chacun meremarquera.

Mendoze déroula vivement son manteau.

Le prisonnier regardait ses bras et sesjambes, où la sueur, le sang, la poussière, mêlaient leurssouillures.

– Je ne puis voir mon visage, reprit-il,mais je devine l’air que je dois avoir.

– Vous sortez de l’enfer, seigneur,répondit Ramire.

– Et je ressemble à un démon, ajouta leduc, qui sourit sous le masque hideux que lui avait laissé labataille.

Mendoze s’étonna de ce sourire. Cet hommeétait pour lui un géant, trop grand pour la gaieté, trop grand pource qui est notre nature et le niveau des choses humaines.

Chacun de nous a pu éprouver cela. Il est desgens qu’on voudrait entendre parler toujours en vers lyriques. Ilsemble qu’ils soient au-dessus des formes vulgaires dont nous nousservons pour rendre nos sensations et nos pensées. Ajoutez à celaque le duc avait un peu le costume d’un héros d’Homère, et qu’ilvenait de combattre, comme Ajax, avec des quartiers de rocher.

Mais Mendoze n’était pas au bout de sesétonnements, et rien ne ressemblait moins au duc de Medina-Celi queces biscuits drapés selon une certaine convention qu’on appelle despersonnages de tragédie. La romance du bon duc n’y va pas parquatre chemins ; elle dit en propres termes que Medina-Celi,la fleur de la grandesse espagnole, avait l’air d’un charbonnier ensortant de sa prison : son sang et celui de ses adversairesétait sur tout son corps comme ces sauvages peintures dont lesIndiens cannibales se font une toilette de combat.

Il repoussa le manteau que Mendoze lui tendaitet dit :

– Ce n’est pas ce déguisement qu’il mefaut.

Mendoze lui demanda :

– N’est-il pas dangereux de rester en celieu ?

Ils n’étaient qu’à une cinquantaine de pas dela porte, qui s’ouvrait maintenant toute grande. Le prisonniers’assit sur un petit tertre où quelques brins d’herbe poussaient.Il en cueillit deux ou trois, et une larme roula sur sa joue.

– Quinze ans ! murmura-t-il ;je n’avais vu ni touché un brin d’herbe depuis quinzeans !

À la bonne heure ! ceci plut à Ramire.Mais le prisonnier, se tournant vers lui brusquement,ajouta :

– J’ai de l’âge, mon garçon, et ils m’ontdonné du fil à retordre. Laisse-moi souffler. Mes blessures ne sontrien, c’est la fatigue qui m’accable. Où as-tu mis toncheval ?

Mendoze montra du doigt les massifs depalmiers nains.

– Je te voyais venir, reprit le duc ensouriant, et je me disais là-haut, à la fenêtre de lacellule : Quel démon peut pousser un chrétien à voyager sousce soleil ? La vengeance ? l’amour ? Est-elle bienbelle, ta maîtresse, jeune homme ?

Le rouge monta au front de Mendoze.

– Demandez si les anges sont beaux,murmura-t-il.

– Tu m’as déjà parlé d’anges ! Lesenfants d’aujourd’hui sont-ils si langoureux ? Laquelle est laplus belle de ta maîtresse ou de ma fille ?

– Seigneur ? balbutia Mendoze.

– Tu es courtois, l’ami ! À ton âge,j’aurais hardiment répondu : « C’est ma maîtresse… »Je ne te demande pas si tu es gentilhomme, puisque tu as interromputa route tout exprès pour secourir ton semblable.

– S’il plaît à Votre Grâce, dit Mendoze,je n’ai pas interrompu ma route. Ma route était achevée.

– Cela me plaira, mon fils, mais quandj’aurai compris toutefois. Que venais-tu faire dans cettesolitude ?

– Ce que j’y ai fait, seigneur.

– M’apporter ton épée ?

Mendoze s’inclina en silence.

Le duc se releva sur le coude. Le regard qu’iljeta sur Ramire fut si perçant que celui-ci baissa les yeux.

– Qu’y a-t-il autour de l’écusson auxtrois éperons d’or ? prononça-t-il à voix basse.

– Une devise, seigneur.

– Laquelle ? Parle vite,enfant ? viens-tu de la part de don Luiz ? don Luiz, monfrère par le cœur, sinon par le sang. Don Luiz aurait un fils deton âge…

Il s’était redressé sur ses jambes, quitremblaient.

Mendoze secoua la tête tristement.

– Seigneur, répondit-il, une fois déjà,aujourd’hui, quelqu’un m’a demandé : « Qu’y a-t-il autourde l’écusson aux trois éperons d’or ?… » J’ai répondu parles propres paroles de la devise : Para aguijar àharon.

– Alors, s’écria le prisonnier.

– Pardonnez-moi de l’audace que j’ai devous interrompre, seigneur. Celui qui m’avait adressé cettequestion a été trompé par ma réponse.

– Trompé ! répéta le duc.

– C’est le hasard seul, continua Mendoze,qui m’a appris les quatre mots de cette noble devise. Et si j’aiprofité de l’erreur, c’est qu’il me fallait un cheval pour être icià l’heure de la méridienne.

– Et c’est aussi par hasard, demanda leprisonnier, que tu voulais être ici à l’heure de la méridienne.

– Non, seigneur, je venais vers vous depropos délibéré.

– Et moi, je t’attendais, enfant, car lalettre disait : « Quelqu’un sera là ; vous aurez uneépée. »

À son tour, Mendoze leva sur lui un regardstupéfait.

– La lettre ! répéta-t-il.

– Morbleu ! fit le duc avec colère,quel jeu jouons-nous, l’ami ?… n’es tu pas ici de la part dePedro Gil, mon ancien intendant ?

Mendoze eut un sourire amer etrépondit :

– Je connais, en effet, ce Pedro Gil, etvoici comment je viens de sa part. Cette nuit, je l’ai vu sur laplace de Jérusalem, en conférence avec l’homme qui a ouvert laporte de la cour des bouchers à six mercenaires armés.

– Es-tu bien sûr de ce que tuavances ?

– Cette nuit, poursuivit Mendoze, je l’aientendu faire marché avec le même homme et discuter le prix devotre sang.

Le duc restait encore incrédule. Mendozeraconta en peu de mots la scène qui avait eu lieu devant lui entrePedro Gil et Trasdoblo.

Le duc écouta jusqu’au bout, puis il sesigna.

– Je rends grâces à Dieu Notre-Seigneur,dit-il, car ma femme et ma fille ont besoin de moi. Après quinzeans d’oubli, ai-je pu croire que mes serviteurs se souvenaient deleur maître ? C’était la trahison qui m’avait envoyé cettelime, et c’est la Providence qui a déjoué la trahison. Ami, je net’ai point remercié comme il l’eût fallu. Je croyais avoir droit àton aide.

– Ma vie est à vous, seigneur, répliquaMendoze.

Le prisonnier appuya son front contre sa main.Les alentours continuaient de présenter l’aspect d’une solitude,mais on entendait au loin comme un bruit de réveil. Les troupeauxmugissaient, les oiseaux là-bas, sous la maigre feuillée despalmiers, jetaient leurs petits cris paresseux.

– Seigneur, reprit Mendoze, c’est tenterDieu que de rester ici.

Le bon duc parut sortir d’un sommeil.

– Le danger n’est pas en ce lieu,répondit-il ; mes geôliers ne n’apercevront de ma fuite qu’àl’heure du repas du soir, et quant aux passants, nous n’avons rienà craindre. Je suis resté bien des fois des journées entières à mafenêtre sans voir l’ombre d’un homme sur ce plateau aride. Ledanger est plus loin. Comment monter à cheval dans l’état où jesuis ? Et pourtant il faut que dans vingt-quatre heures, j’aiefranchi le Tage et atteint les sierras de Gala.

– Qu’iriez vous faire en Estramadure,seigneur duc ? demanda Ramire.

– Peux-tu ignorer que la duchesse Eleonorde Tolède habite le château de Penamacor avec Isabel deGuzman ? ma femme ! ma fille !

– Je connaissais la retraite des noblesexilées, dit Mendoze ; mais la duchesse et sa fille Isabelsont à Séville depuis douze heures.

– En fraude de l’autoritéroyale !

– Elles y sont venues sous l’escorte dessoldats de Sa Majesté ?

– À Séville ! s’écria le prisonnier.Isabel, Eleonor ! sous l’escorte des soldats du roi !Est-ce le terme d’une longue injustice ? Est-ce un nouveaucoup ? Par le corps du Christ ! dans une heure je seraiau palais de mon père. Et avant deux heures, Philippe d’Autricheaura vu celui qu’il appelait son meilleur ami ! Toncheval ! enfant, ton cheval !

La voix d’un ouvrier s’éleva à l’intérieur dela forteresse : il chantait. L’instant d’après, on putentendre le bruit du marteau et de la scie : ontravaillait.

Le duc était debout auprès de l’enceinte.Mendoze courait vers les palmiers pour détacher son cheval.

Le duc déroula vivement la corde qui luiceignait les reins et se la passa autour du cou. Au moment oùMendoze revenait, tenant par la bride son cheval rafraîchi, le duclui dit :

– Prends ce bout de corde, ami ;tiens ton épée nue à la main et mène-moi comme un forçat. Si nouspouvons seulement atteindre le moulin sans encombre, je suis sauvé,car Diego, le meunier, est un paresseux que je vois dormir tous lesjours une heure après la sieste achevée. Dieu nous garde demauvaises rencontres ! À quiconque voudra t’arrêter, tudiras : « Laissez passer la justice du saintTribunal : celui-ci est un relaps que je mène à la prison deSéville. »

Mendoze s’étonna encore. La ruse, comme lagaieté, lui semblait par trop au-dessous des hauteurs où il avaitplacé dans son esprit cette grande figure chevaleresque.

Il obéit néanmoins, et sur l’indication du bonduc, il tourna l’angle occidental de l’enceinte. Le moulin étaitsitué à deux cents pas de là environ.

La vallée de la Guadaïra se développaitmaintenant devant eux. Ils marchaient aussi rapidement que lafatigue et les blessures du duc pouvaient le permettre.

Un muletier venait à eux, sur le chemin ;mais à la vue de cet homme, qui était mené la corde au cou par unchevalier armé d’une épée nue, le muletier détourna ses mules etfit un long circuit.

Le bon duc et Mendoze atteignirent la porte dumoulin, qui était grande ouverte. Ils entrèrent. Le meunier Diegoétait seul et dormait auprès de ses meules immobiles, sur des sacsentassés.

– Lâche-moi, dit le bon duc. Nousvoyagerons plus commodément jusqu’à la ville d’Alcala. Je vaissortir d’ici garçon meunier, et plus blanc que je n’étais rouge etnoir tout à l’heure. Vive-Dieu ! j’ai encore de la besogneavant d’être à Séville et d’être en état de me mettre aux genoux duroi, mais cette besogne-là sera faite. Veille, ami ; jecommence ma toilette.

En parlant, il essayait de dénouer un des sacsde farine épars sur le sol du moulin ; mais ses doigts roidiset gonflés par le travail trop rude qu’il venait d’accomplirrefusaient le service. Mendoze, qui devinait son dessein, luidit :

– Ne vous attardez pas à ce soin,seigneur, j’aurai plus vite fait d’éventrer le sac à la pointe demon épée.

Il levait le bras en même temps ; maisMedina l’arrêta d’un geste si sévère que Mendoze demeura toutinterdit.

– Feu mon père avait coutume de dire,prononça lentement le bon duc : « Perdre un morceau depain, c’est tuer un homme. » Ami, ceci est du pain ; jen’en prendrai pas un grain de plus qu’il ne faut pour conserver mavie.

Le sac était dénoué. Le bon duc y trempa sesdeux mains et se barbouilla de farine, cachant ainsi à la fois sonsang et ses plaies. Il avait dit vrai : en un clin d’œil lenoir et le rouge qui tatouaient son corps meurtri furent changés enune couche blanche uniforme.

Il prit alors un sac vide et y fit troistrous ; par ces trois trous il passa ses bras et sa têtesaupoudrés de farine.

– Je dois cent onces d’or à ce meunier,dit-il, sois témoin, et en route.

Quand ils sortirent du moulin, les chemins etla plaine s’animaient de tous côtés à la fois. Les laboureursavaient repris leurs travaux dans la campagne ; les voyageurscheminaient. Là-bas, dans la prairie, les troupeaux paissaient, etl’on entendait comme un concert lointain le bruit des cent moulinsde Alcala de Guadaïra.

Sans le déguisement dont le bon duc venait des’affubler, il lui eût été absolument impossible de gagner laville. Chaque pas eût été un obstacle. Tous ceux qui maintenantraillaient le rustre enfariné auraient voulu savoir qui était cethomme couvert de sang et de boue. En arrivant au faubourg quidescend jusqu’aux rives de la Guadaïra, nos deux compagnonsrencontrèrent un détachement de soldats.

– Seigneur, demanda le sergent à Mendoze,que voulez-vous faire de ce Gilles ?

– Ne dégoûtez pas mon maître de moi,alferez, répondit le bon duc ; je m’ennuyais du moulin. Il nefaut pour faire de moi un gaillard comme vous qu’un barbier et unfripier.

– Dieu te garde, l’ami, fit le sergentqui poursuivit son chemin sans défiance. Tu as du moins la languebien pendue.

La première maison du faubourg était justementl’échoppe d’un barbier, et des nippes dépareillées se balançaient àla devanture de sa porte-boutique. Le bon duc se présenta devant laporte ouverte, et dit à haute voix, en s’adressant àMendoze :

– Seigneur, voici notre affaire :maître Gines va me transformer de pied en cap, selon votre volonté.Holà ! maître Gines !

Le barbier montra sa face éveillée au fond deson échoppe.

– Méritez-vous la réputation que vousavez chez nous pour les métamorphoses, maître Gines ? repritle duc.

– À moins qu’il ne s’agisse de faire detoi un grand d’Espagne, l’ami… commença le barbier.

– Un valet de bonne maison seulement,interrompit le prétendu garçon meunier. Allons, maître Gines, àl’ouvrage ! un seau d’eau, des rasoirs et un habit complet dedrap léonais !

Maître Gines était un barbier d’heureusehumeur, qui méritait la réputation dont le bon duc le gratifiait.Ce ne fut pas un seau d’eau qu’il employa ; la Guadaïracoulait au bas de sa cour, il commença par inonder le bon ducdépouillé de son sac à farine. Comme les plaies se montraient à vifsous la couche blanche qui les couvrait, le bon duc fit le conted’un maître cruel qu’il fuyait et qui l’avait réduit à celamentable état. Maître Gines pansa ses blessures qui étaientnombreuses, mais sans gravité aucune, il fit tomber sa longuebarbe, laissant seulement un bouquet pointu au menton et une pairede moustaches ; il peigna ses cheveux, et l’œuvre accomplie,il regarda son homme avec une orgueilleuse satisfaction.

– Par saint Antoine, dit-il, j’ai montrétrop de défiance de moi-même. Je crois que si l’idée me venait defaire un grand d’Espagne…

– Des habits, maintenant, deshabits ! interrompit le bon duc ; mon nouveau maître neveut point de livrée. Donnez-moi la défroque d’un honnêtebourgeois, et dépêchez !

Maître Gines ne se fit point prier. L’instantd’après, l’illustre fugitif descendait le cours de laGuadaïra ; il portait un costume décent et un manteau desolide étoffe brune. Il marchait à pied. Mendoze était àcheval.

À un détour du chemin, un petit bosquet desaules se mit entre eux et la ville.

– Nous allons nous séparer ici, dit leduc : le restant de mes affaires doit être fait par moiseul.

Mendoze sauta aussitôt sur la marge de gazonentretenue par le voisinage de l’eau. Il tendit la bride de soncheval au duc, qui la prit et retint sa main dans les siennes.

– Don Ramire, dit-il d’un accent queMendoze ne lui connaissait pas encore, vous ressemblez au seulhomme que j’ai bien aimé en ma vie. C’est vous qui m’avez parlé lepremier de ma fille ; c’est par vous que j’ai su qu’elle étaitbelle comme les anges ou comme l’était sa mère. Vous m’avez apportévotre épée ; vous me donnez ce cheval avec le nom du nobleVincent de Moncade, son maître, comme un sûr moyen d’entrer àSéville. Venez me visiter demain en la maison de Pilate, monpalais, demain à la dixième heure. Jusqu’à présent nous n’avons punous occuper que de moi ; je ne sais pas si vous êtes pauvreou riche, puissant ou faible, ce que je sais c’est que vous êtesl’ami de Medina-Celi, et que désormais, don Ramire de Mendoze, vouspasserez partout où Medina-Celi passera.

Il sauta en selle et partit au galop.

Ramire, quand il l’eut perdu de vue, se laissatomber à genoux.

Un nom vint à ses lèvres, qui était toute uneprière fervente, tout un poëme de gratitude dévote etpassionnée.

– Isabel ! Isabel !

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