Le Roi des gueux

Chapitre 7MÈRE ET FILLE

C’était la chambre à coucher de la duchesseEleonor : une vaste pièce carrée avec un plafond en forme debaldaquin, composé de quatre cartouches accolés qui se fermaientpar un ovale d’azur, figurant le ciel ; les boiseries hauteset chargées de lourdes sculptures encadraient des panneaux peintspar quelque vieux maître dans la manière la plus noire de l’écoleespagnole.

Le lit, bas et large, avait quatre colonnestorses soutenant un dais de velours dont les arêtes d’or brunibrillaient faiblement.

La ruelle contenait une niche ou chapelletapissée d’une tenture bleu sombre, semée d’étoiles d’or. On ypouvait dire la messe.

Vis-à-vis du lit, entre les deux fenêtres,dont la carrure, pesante et grave à la fois, offrait ce type achevéde la vieille architecture espagnole, un portrait en pieds’éclairait à rebours dans son cadre sévère et sans dorure.

Ce portrait était celui d’un homme de guerre,tout jeune encore et dans tout l’éclat de sa mâle beauté.

À mesure que l’œil s’habituait à lademi-obscurité qui régnait dans cette pièce, on aurait pudistinguer les objets représentés par les panneaux : c’étaitla légende historique du fameux Alonzo Perez de Guzman « lecid de Tarifa », fondateur de cette noble dynastie desMedina.

Le premier panneau, coupé au-dessus de laporte d’entrée, contenait le chiffre du glorieux capitaine et ladate de sa naissance, 1253, le tout entouré de fleurons oùs’enroulait le nom de Valladolid, si fière d’avoir été sonberceau.

Le second montrait les anges ameutés autour deCatherine, sa mère, à l’heure bénie où elle fit à l’Espagne ceprécieux présent. Le troisième racontait l’enfance pieuse d’Alonzo.Le quatrième l’armait chevalier par les mains de don Clare deMendoze, dans la chapelle du palais d’Alphonse le Sage.

Le sixième et le septième le montraient dansla mêlée, battant les infidèles qui fuyaient devant sa massed’armes, toute hérissée de pointes d’acier longues comme autant depoignards.

Le huitième était consacré au siège de Tarifa,cette épopée qui motiva les armoiries chevaleresques accordées à larace de Medina.

On y voyait au haut d’une tour carrée AlonzoPerez de Guzman tenant à la main sa dague et prêt à la lancer.

Au bas de la tour, l’infant portait dans sesbras une frêle créature crispée déjà par l’effroi.

Voici maintenant la légende : AlonzoPerez était dans Tarifa pour le roi Alfonso ; l’infant révoltéen faisait le siège.

Le fils aîné d’Alonzo Perez, qui était âgé dequatre ans, tomba au pouvoir des rebelles. Le tableau représentaitl’instant où l’infant dit au grand marquis :

– Rends-toi, Perez de Guzman, ou ton sangva couler !

Le sang le plus cher de ses veines, le sang dupremier-né de son amour !

La légende rapporte qu’avant de répondre,Perez jeta un regard vers sa femme, dona Maria Coronel, et quecelle-ci lui dit :

– Mas el rey que lasangre !

Ce mot plus que romain servait depuis lors dedevise aux Guzman.

Ce fut une mère qui le prononça. Il estpeut-être au-dessus, mais à coup sûr en dehors de la naturehumaine.

PLUTÔT LE ROI QUE LE SANG ! Périsse notrefils plutôt que notre fidélité au maître !

Soit qu’on admire, soit qu’on éprouve, ceciest grand comme la sauvage splendeur des romanceros del’Espagne.

Les siècles ont passé sur ces prodigieusestragédies. Le temps ternit jusqu’à l’or lui-même. Ce qui étaitsublime peut faire horreur.

Mais tant que la langue espagnole sonnera,emphatique et vibrante, sur cette terre des batailles épiques, ladevise du bon duc retentira comme le cri du clairon.

Pour toute réponse, il jeta à l’infant ladague qu’il tenait à la main.

Cela voulait dire : tue !

Après quoi, raconte la légende, qui se vautreà plaisir dans la lie de cet étrange héroïsme, après quoi Perez deGuzman s’en alla tranquillement dîner avec Maria Coronel, safemme.

L’histoire romaine, au moins, ne parle pas dusouper de Brutus.

Le neuvième panneau était en face dusecond ; l’heure de la mort faisait pendant à l’heure de lanaissance. C’étaient des anges encore qui entouraient un litfunèbre où Alonzo el Bueno, livide, mais couronné d’une auréole,baisait dévotement la croix de son épée.

Enfin, vis-à-vis de la porte d’entrée, ledixième panneau, coupé comme le premier, contenait l’écusson deGuzman : d’or, à la tour enterrée de sable, supportant unchevalier armé du même, dans l’action de jeter un poignard, avec ladevise : « Mas el rey que la sangre… »

Il était environ neuf heures du matin. Laduchesse Eleonor était seule dans sa chambre à coucher. Le coussinde velours du prie-Dieu placé devant la niche ou chapelle gardaitla récente empreinte de ses genoux dévots.

Les deux fenêtres donnaient sur le jardin,dont les vertes perspectives s’étendaient à perte de vue. Lesbrises matinières apportaient les senteurs des orangers et desjasmins d’or. Il se faisait autour de cette retraite un doux etrespectueux silence.

La duchesse était assise devant une table oùquelques feuilles de parchemin étaient éparses. Sa tête pensives’inclinait sur sa main.

On dit que ces heures du matin sont peufavorables aux beautés qui regrettent déjà leur printemps. Laduchesse Eleonor était assurément dans ce cas, puisque quinzeannées s’étaient écoulées depuis qu’elle avait quitté, toute jeuneet toute charmante, la maison de Pilate pour aller chercher au fondde l’Estramadure le silence et la solitude de l’exil. Cependant lafière régularité de ses traits supportait sans peine la lumière dupremier soleil. Elle était belle le matin comme aux lueurs moinssincères des bougies du soir. C’était un noble visage, pâli par lasouffrance, il est vrai, mais conservant cette fleur d’attraction,ce charme, cette suavité à la fois haute et tendre qui jadis luiavait soumis tous les cœurs.

Philippe d’Espagne aurait reconnu en ellel’enchanteresse qui avait exalté jusqu’à la passion sérieuse etdouloureuse les puérils caprices de sa jeunesse. La duchessesongeait. Sa rêverie était si profonde qu’elle n’entendit points’ouvrir la porte qui était sous le grand écusson de Guzman. Unebrune et rude figure de vieille femme se montra derrière lesbattants entre-baillés.

– Sa Grâce m’a fait appeler, dit la voixmasculine de Catalina Nunez ; me voici.

Eleonor tressaillit comme on fait au sortird’un pesant sommeil.

– Ah !… murmura-t-elle, t’ai-je faitappeler, Catalina ? Quelle nuit !

– La joie donne la fièvre comme lechagrin, bonne dame… commença la Nunez.

– La joie, dis-tu ?… tais-toi… Maistu as raison : tous les bonheurs à la fois tombent sur lamaison de Medina-Celi : son chef est libre… l’exil a pris fin…et l’on parle d’un mariage pour notre fille unique…

– Verrais-je cela ? s’écria lavieille femme dont les yeux brillèrent ; les enfants de maNina dormiront-ils aussi sur mes genoux ?

Eleonor de Tolède passait sa main sur sonfront, comme si ses idées rebelles eussent échappé à savolonté.

– Quelle nuit ! répéta-t-elle tout àcoup. Ton mari et tes enfants sont toujours dévoués, n’est-ce pas,Catalina Nunez ?

– Ah !… bonne dame !… fit lanourrice avec reproche.

– Je n’ai point voulu t’offenser,Catalina… Sont-ils braves ?

– Est-ce Votre Grâce qui demandecela ?

– S’ils sont braves, tant mieux !…cela fait quatre épées… Savien est un bon vieux serviteur.

– Avez-vous donc besoin de défenseurs,bonne dame ? demanda la nourrice en se rapprochant.

– Et contre qui aurais-je besoin dedéfenseurs ? répliqua la duchesse, dont le sourire s’imprégnad’amertume et d’égarement ; ne nous aime-t-on plus àSéville ?… et le roi ne prend-il pas soin de nousprotéger ?

Catalina Nunez courba la tête. Elle n’avaitpoint ce qu’il fallait pour analyser ce trouble, mais elle étaitfemme : elle devinait vaguement qu’il y avait au fond unegrande détresse ou une grande épouvante.

– Non, non, bonne femme, repritbrusquement Eleonor de Tolède, je n’ai pas besoin de défenseurs… Etque ferais-je de trois enfants et d’un vieil homme ?… C’est lamaladie, vois-tu… Il y a bien longtemps que je souffre… Si tusavais quelle nuit j’ai passée !

– A-t-on fait appeler le médecin de VotreGrâce ?

– Les médecins ne guérissent pas le malque j’ai…

Elle s’interrompit tout à coup et dit enposant sa main sur l’épaule de la nourrice :

– Je sais maintenant pourquoi je t’aifait appeler… Le chien… Zamore ?… Quand mon seigneur est entréhier soir dans le logis de ses pères, je n’ai pas entendu lesjoyeux aboiements de Zamore.

La nourrice eut cet air contrit que l’on prendpour excuser un camarade en faute.

– Le chien a beaucoup d’âge,dit-elle.

– Alors, s’écria Eleonor de Tolède,t’es-tu bien aperçue de cela, le chien n’a pas reconnu le ducHernan ?

– Le chien s’est mis entre mes jambes àmoi qui vous parle, ma bonne dame et maîtresse… Je l’ai poussé, ila hurlé ; je l’ai pris par le collier pour le mettre à lapiste, il a failli me renverser… lui qui vous avait flairé de siloin !

Le nuage qui chargeait le front de la duchesses’épaissit.

– Mais, poursuivit Catalina Nunez, ilétait si vieux… et il y avait quinze ans qu’il n’avait vu sonmaître… On a été bien sévère pour le pauvre Zamore.

– Bien sévère ?… répéta la duchessesans comprendre ; l’aurait-on maltraité par hasard ?

Le visage de la nourrice s’éclaira.

– J’étais bien sûre, s’écria-t-elle, quecela n’était point fait par les ordres de ma bonne maîtresse.

– Mais quoi donc, Catalina ? demandaEleonor de Tolède, de quoi parles-tu ?

– Je parle de l’empoisonnement du pauvreZamore.

La duchesse devint si pâle que Catalinas’élança pour la soutenir.

– Ah ! fit-elle d’une voix sourde,ils ont empoisonné le chien ?… Qui donc a fait cela,nourrice ?

– Je ne sais, bonne dame… Cette nuit,j’ai entendu des pas dans la cour. Ce matin, j’ai trouvé Zamore àla porte de notre loge… il avait l’œil mourant et il tremblait…J’ai couru chez mon cousin Antonio Nunez qui est barbier et saitmanier la lancette… Antonio a dit : – « Le chien meurtempoisonné. »

Les yeux de la duchesse prirent cetteexpression morne et fixe des gens qui n’écoutent plus.

Comme la nourrice continuait de parler, ellel’interrompit d’un geste plein de fatigue.

Puis, tournant la tête à demi, elle dit toutbas :

– Catalina Nunez, tu n’avais pas vu tonmaître depuis quinze ans ?

– Oh ! si fait, bonne dame… Nousallions tous les ans, le jour de Pâques, à la chapelle de Alcala…En quinze ans, j’ai vu quinze fois mon seigneur.

Il y eut encore un silence.

La duchesse reprit avec une sorte detimidité :

– As-tu bien regardé le duc Hernan, hierau soir, Catalina ?

– De tous mes yeux, bonne dame… J’ai pum’approcher de lui et lui baiser la main.

– T’a-t-il appelée par ton nom, CatalinaNunez ?

La nourrice répondit avec tristesse, mais sansaucune nuance de rancune :

– Une pauvre femme comme moi ne peut envouloir à son seigneur qui l’a oubliée.

– Ah ! fit Eleonor de Tolède, tucrois que le duc Hernan t’a oubliée, toi, une Nunez par ton père etNunez encore par ton mari ? Sais-tu que vous servez les Guzmandepuis trois siècles, nourrice ?

– C’est notre noblesse ! bonne dame,répondit Catalina qui se redressa avec orgueil.

– Mais, ajouta-t-elle après une pause eten baissant la voix, la mémoire des maîtres n’est pas aussi longueque celle des serviteurs.

– T’ai-je donc oubliée, moi,Catalina ? demanda Eleonor avec reproche.

– Vous, bonne dame, repartit la Nunez,vous avez le cœur des anges.

La duchesse lui tendit la main, et la serrantd’un mouvement nerveux :

– Hier, prononça-t-elle d’un accentsaccadé, quand il est entré… quand tu l’as vu, tu l’as bienreconnu, n’est-ce pas ?

– Comme je vous reconnais, madame.

– C’est bien, Catalina… Il a parlépendant que tu étais là ?

– Sans doute.

– Et tu as reconnu aussi savoix ?

– Comme je reconnais la voix de VotreGrâce.

– C’est bien, Catalina, fit pour laseconde fois la duchesse, qui se laissa choir sur un fauteuil, enproie à un véritable accablement ; va-t’en, nourrice,va-t’en !

Elle cacha son visage entre ses mainstremblantes.

Catalina crut l’entendre sangloter.

– Bonne dame ! bonne dame !s’écria-t-elle, inquiète et désolée, y a-t-il encore un nouveaumalheur sur la maison ?

– Va-t’en ! répéta impérieusementEleonor de Tolède.

Puis, comme la nourrice obéissait en courbantla tête, elle la rappela soudain.

– Est-ce toi qui gardais la porte cematin ? demanda-t-elle.

– Oui, Votre Grâce.

– Peux-tu répondre que le duc ne soitpoint sorti depuis son retour ?

– J’en puis répondre.

– Quelqu’un est-il venu le visiter cematin ?

– Plusieurs personnes.

– Qui sont-elles ?

– D’abord le président de l’audienced’Andalousie.

– Don Baltazar de Zuniga… le beau-père ducomte-duc… Après ?

– Le commandant des gardes du roi…

– Don Pascal de Haro… celui qui m’aproposé ce mariage pour ma fille… Après ?

– Cet homme… ce malheureux que vousépargnâtes autrefois…

– L’intendant Pedro Gil ?

– Lui-même, senora, présentement oïdor del’audience.

– Après ?

– Il n’est venu personne autre.

– Laisse-moi, Catalina, et dis qu’onm’envoie ma fille.

La nourrice sortit après avoir baisé la mainde sa maîtresse.

Eleonor de Tolède, restée seule, se levasoudain, comme si la fièvre lui eut communiqué une force passagère,et se prit à parcourir sa chambre à grands pas.

– Je ne suis pas folle !pensait-elle tout haut. Ma raison peut être ébranlée, étonnéesurtout par ces mystères qui me pressent et m’entourent… mais jevois clair au-dedans de moi-même… J’en suis sûre… j’ai laconscience de ce fait que mon esprit est sain, mon intelligencelucide.

Elle s’interrompit. Une vague terreur serefléta dans son regard.

– Tous les fous sont ainsi,murmura-t-elle… ils se croient sages !

Elle marcha droit au portrait appendu entreles deux fenêtres.

Elle le contempla longuement, ardemment,pourrions-nous dire, et comme si son âme tout entière avait passédans ses yeux.

– Hernan, dit-elle d’une voix brisée parl’émotion, mon amant, mon époux… mon maître !… tu as été monpremier amour, tu seras ma dernière pensée… Hernan, pourquoi moncœur bat-il plus vite devant ton image muette et morte que devanttoi vivant ?… Pourquoi mon âme s’élance-t-elle vers cettetoile insensible ?… Que signifie cette vision d’hier au soir,ce mendiant plus fier qu’un roi, ce fantôme ? Par quel mystèrene t’ai-je pas retrouvé en toi-même, Hernan, mon seul bien, mavie !…

– Quinze années ! murmura-t-elle,essayant une objection contre le doute qui la poignait ;quinze années d’absence !… tout un siècle de captivité !…Les longues tortures pèsent lourdement sur le front du martyr…Est-ce à moi de te reprocher les changements qui sont l’injure dutemps et le fruit du supplice ?

– Oh ! non ! non !s’interrompit-elle en joignant les mains ; j’essaye en vain deme tromper moi-même… ma tendresse ne s’est point lassée. Jet’aimerais, Hernan, mon époux, avec des rides au front, avec descheveux blancs, avec des mains tremblantes et amaigries… C’étaittoi que j’aimais et non point ta jeunesse… Où es-tu ? Est-cetoi, Hernan ? Est-ce toi que j’ai revu sans défaillird’allégresse ?

Un pas léger se fit entendre sous lescroisées.

Sans se rendre compte assurément de sonaction, Eleonor de Tolède se rapprocha de la fenêtre et mit son œilà la jalousie. La fenêtre donnait sur les jardins. Une jeune femme,la tête enveloppée dans une mantille de dentelle noire, traversaitlestement le parterre et se dirigeait vers le bois.

Du premier coup d’œil, Eleonor reconnutEncarnacion, la femme de chambre d’Isabel. Encarnacion était lafille d’un hobereau d’Estramadure qui s’était mésallié sur sesvieux jours. Les bienfaits d’Eleonor avaient soutenu les dernièresannées de sa mère ; elle-même avait été élevée au château dePenamacor.

Nous n’en avons pas bien long à dire sur cettejolie fille, qui était au moral le produit légitime de cettecombinaison : un hidalgo rustique et une duègne ayant servipour des gages pendant les cinq sixièmes de sa vie. Encarnacionavait la vanité du sang paternel et l’avariée de lait de samère.

Le tout recouvert d’une couche suffisante dedécence et de réserve. C’était une très passable camériste.

La duchesse ne put s’empêcher de remarquerqu’en traversant les parterres, Encarnacion semblait craindred’être aperçue. Plusieurs fois le regard de la camériste se dirigeavers les fenêtres de la maison. Elle s’arrêta à différentesreprises, faisant mine d’admirer les sculptures des fontaines, puisde cueillir çà et là quelques fleurs.

La duchesse aurait peut-être fini par prêterune attention sérieuse à ce manège, car rien de ce qui touchait deprès ou de loin à sa fille chérie ne la laissait indifférente, maisle jardin fut tout à coup envahi par une véritable armée dejardiniers et de valets qui venaient, le vieux Nunez en tête, fairerafle des fleurs du parterre pour panacher un mai destiné à fêterle retour du bon duc.

Pendant que la duchesse tournait ses yeux deleur côté, écoutant avec son sourire amer et triste les joyeuxpropos de ces serviteurs fidèles, Encarnacion disparut derrière lesmassifs ombreux qui formaient la pelouse.

Presque aussitôt après, la porte par oùCatalina était sortie se rouvrit doucement, la chambre semblas’éclairer en même temps que le visage de la bonne duchesse :Isabel, vêtue de blanc et belle comme les sourires de la jeunesseétait sur le seuil.

– Bonjour, mère chérie, dit-elle de sadouce voix qui pénétrait le cœur comme un chant.

Vous eussiez cherché en vain sur les traitsd’Eleonor de Tolède une trace de cette soucieuse agitation qui lesbouleversait naguère. Celle qui entrait avait été l’ange béni,chargé par la divine miséricorde de consoler son veuvage et sonexil.

Elle mit un baiser sur ce front charmant, quigardait toutes les candeurs de l’enfance. Ses doigts caressants sejouèrent dans l’abondance de cette soyeuse et brillantechevelure.

– Nous sommes pâles, ce matin, Bel,dit-elle.

– On dort mal après tant d’émotions, mamère, répondit la jeune fille avec une nuance d’embarras.

Puis, levant son doigt mignon en signe demenace, elle ajouta :

– Mais se peut-il que vous ayez encorepleuré !… ce doit être de joie ?

La duchesse l’attira près d’elle sur le sofa.Pendant quelques secondes elle la tint serrée contre sa poitrine,puis parlant tout bas et à l’oreille, elle murmura :

– Non, chérie, ce n’est pas de joie.

Le regard d’Isabel devint interrogateur.

– Est-ce donc un pressentiment qui medéfendait de me réjouir ? dit elle.

Et, comme Eleonor de Tolède tardait àrépondre, elle ajouta :

– Je me reprochais cela, ma mère, je medisais : Dieu doit punir l’ingratitude de l’enfant qui nepartage pas l’allégresse de son père et de sa mère… Je faisais enmoi-même le compte de nos récents bonheurs, et je restais triste,et il me semblait voir, à mon chevet, dans mon insomnie, votrefront bien-aimé qui était aussi chargé de tristesse. Je vous ledemande encore : Est-ce donc un pressentiment ?

– As tu bien prié ce matin, Isabel ?fit la bonne duchesse, que sa rêverie semblait reprendre ;Dieu et la Vierge sainte écoutent les anges qui leur parlent.

– À toutes les heures du jour je priepour vous, ma mère.

– Tu fais bien… tu fais bien… Qui sait sicette longue nuit n’aura pas enfin son aurore ? Dieu est bon.Sois toujours pieuse, mon Isabel. Prie pour ta mère… prie pour tonpère…

– Je croyais le trouver ici, près devous, interrompit la jeune fille.

Eleonor garda le silence.

– Je vous en prie, ma mère, repritIsabel, dites-moi quelle souffrance vous est venue… me voici d’âgeà prendre ma part de vos chagrins.

Ses grands yeux, d’un bleu obscur et profond,étaient fixés sur ceux de la duchesse, qui la contemplait avec ladévote admiration des mères.

– Que je te voie sourire, dit la bonneduchesse.

– Je sourirais si vous étiez moinspâle.

– Te souviens-tu, Bel, dit Eleonor enchangeant soudain d’accent, que je te répétais sans cesse :« Tu lui ressembles, tu es son image vivante et parlante… tuas son beau front si noble et si grand… tu as sa bouche qui savaitsi doucement sourire… tu as son regard si franc, si brave et sitendre…

– J’ai bien regardé mon père hier ausoir, fit Isabel.

– Vois ! interrompit la duchesse,dont la main étendue désignait le portrait, situé entre les deuxfenêtres.

Les yeux de la jeune fille se fixèrent sur leportrait. Un éclair d’admiration y brilla.

– C’est là mon père !balbutia-t-elle, mon noble père !

– C’était là ton père, ma fille.

Les yeux d’Isabel se baissèrent.

– Mon père, tel que je l’ai vu hier ausoir, dit-elle, a la grave beauté de son âge.

– Retrouves-tu ses traits dans ce dessin,Isabel ?

En faisant cette question, Eleonor de Guzmanavait la voix tremblante.

– Oui, dit la jeune fille, après avoirhésité.

– Et n’as-tu jamais retrouvé ses traitssur un autre visage ?

– Que voulez-vous dire, mamère ?

La demande et la réponse furent cette foisbalbutiées si bas qu’on ne les aurait pas entendues à l’extrémitéde la chambre.

Eleonor de Tolède resta un moment immobile etmuette, la tête inclinée sur sa poitrine. Mais il n’était pas danssa nature de feindre ou de fuir. Elle se redressa bien vite, et,attirant jusqu’à ses lèvres le front pâli d’Isabel, elle dit d’unton délibéré qui cachait mal son émotion concentrée :

– Ma fille, nous sommes entouréesd’étranges avertissements. Les grandes races qui meurent éprouvent,dit-on, ces troubles mystérieux et ces terribles défaillances.Est-ce nous qui allons mourir, nous, les Guzman Perez ! nous,les fils du héros de l’Andalousie ! Est-ce l’Espagne elle-mêmequi agonise ? L’époux de mon amour et de mon choix a brisé sachaîne, et je pleure au retour de sa terre d’exil… je pleure et jetremble après la tempête, devant un ciel miraculeusement éclairci.Tu es trop jeune et tu ne sais pas… Cette vision qui m’abouleversée…

– Vous parlez du mendiant deSaint-Ildefonse, n’est-ce pas, ma mère ? s’écria Isabelvivement.

– Tu l’as remarqué, fillette ?repartit la duchesse avec une sorte de négligence affectée.

– J’ai vu, répliqua Isabel, l’impressionextraordinaire qu’il produisait sur vous.

– Et c’est tout ?

– On a frayeur de ce qui dépassel’intelligence… Je n’ai pas compris comment l’aspect d’un mendiantpouvait émouvoir la duchesse de Medina-Celi… J’ai eu peur.

Elle sentit la main de sa mère frissonner dansla sienne.

– Moi aussi, murmura la duchesse, j’ai eupeur !

– Ma fille, reprit-elle après un silence,tu réunis en toi seule tout ce qui me reste d’espoir, et tous lesprétextes que j’ai, en dehors de ma foi chrétienne, pour supporterune existence désormais bien triste. J’avais commencé, il y aquelques mois, à t’instruire des événements qui composent notrehistoire de famille, ceci en prévision de ma fin prochaine, car jecroyais que Dieu prenait pitié de mes longues fatigues… Dieu n’apas voulu m’appeler à lui : je vis, et cependant il faut quetu saches qui nous sommes, nous, les derniers Medina-Celi ;quels ont été nos triomphes et nos revers, quels furent nos amis,puissants et nombreux autrefois, maintenant morts ou abattus parles tempêtes politiques… Assieds-toi prés de moi, Bel… Là-bas, auchâteau de Penamacor, grande et triste solitude que nousregretterons peut-être, je t’ai raconté les divers incidents quiprécédèrent et suivirent mon mariage avec le duc Hernan ; jet’ai dit l’amour du roi, perfidement attisé par l’homme qui voulaitse faire de cette fantaisie une arme et un marchepied ; jet’ai dit notre fuite de Madrid, nos traverses, notre humble bonheursous ce toit de famille que je revois aujourd’hui après quinzeannées ; je t’ai dit enfin la catastrophe qui éclata comme unouragan de malheur au milieu de notre humble repos : ton pèreprisonnier, nous exilées.

Avant d’achever le récit qui nous concerneparticulièrement, ce qui se peut faire, hélas ! en quelquesparoles, je veux te parler de nos amis et parents dont le sort estlié au nôtre par notre amour et par la haine de nos acharnéspersécuteurs.

Il le faut. J’ignore ce que sera demain. Cettefortune menteuse m’effraye plus que mes revers eux-mêmes. Nousconnaissions au moins notre malheur, et là-bas le sol de l’exil netremblait pas sous nos pieds.

Oui, je l’ai dit : j’ai peur. Je sens unabîme derrière le voile épais qui nous cache l’avenir. Tout autourde nous, j’entrevois des pièges. Ceux qui nous détestaient hiern’ont pu pardonner ainsi sans motif. L’obscurité où l’on nousoubliait était propice. La lumière s’est faite autour de nous etmalgré nous. J’ai peur.

Ma fille, si j’étais morte demain ouprisonnière… tu frémis, pauvre enfant !… si demain, pour nepoint caver au pire, nous étions seulement séparées, souviens-toides noms que je vais prononcer : ce sont ceux de tes amis etde tes protecteurs.

Louis de Haro d’abord, qui peut remplacer tonpère si Dieu lui a laissé la vie ; Louis de Haro, comte deBuniol, qui portait dans son cœur et sur son noble visage lapromesse vaillante de son écusson ; Louis de Haro, qui, toutjeune et tout ardent, s’écriait autrefois, traduisant les paroleslatines de sa devise : « Je serai unhéros ! »

En second lieu, Hernan de Moncade et Avalos,premier marquis de Pescaire, un chevalier des anciens jours, etVincent de Moncade, son fils, deuxième marquis de Pescaire.

Ceux-là sont des Espagnols et ils ont àexercer une terrible vengeance.

Nous étions trois sœurs autrefois, mon Isabelchérie : moi l’aînée ; la seconde, Isabel d’Aguilar, quiprit don Louis pour époux et resserra ainsi nos liens, puisque donLouis était le frère d’armes du duc Hernan, mon bien-aimé ;enfin Blanche de Moncade, chère enfant qui souriait entre nous deuxet nous donnait par anticipation la caressante joie des jeunesmères.

Nous disions bien souvent : « Nosenfants seront une famille. » Si ma chère Isabel avait laisséun fils…

Mais notre petite Blanche avait un frèrecadet, le noble don Vincent. J’ai fait parfois le rêve de voir vosmains unies…

Eleonor de Tolède s’interrompit après cesdernières paroles. Ses yeux, qui, naguère se baignaient dans levide, allèrent vers le visage de sa fille. Celle-ci écoutaitattentive.

La duchesse, qui peut-être craignait de latrouver distraite, s’étonna des battements précipités de sonsein.

Isabel était visiblement émue. Ses paupièresabaissaient leurs longs cils recourbés.

– Tu n’es qu’un enfant, ma chérie, repritla duchesse dont l’accent comportait maintenant une vague intentiond’interroger : ton cœur est tout entier à ta mère… l’obstaclene pouvait venir de toi.

Elle s’arrêta encore. Isabel garda lesilence.

Un incarnat fugitif venait de monter à sesjoues.

– N’est-il pas vrai ? insista labonne duchesse.

Isabel hésita un instant, comme si elle eûtcherché la forme de sa réponse.

Puis, sans relever les yeux, mais d’un tonplus ferme que ne l’eût pronostiqué la douce timidité de sanature :

– Ma mère, dit-elle, pourquoi medemandez-vous cela ?

La duchesse ne put réprimer un mouvement desurprise.

Il est, entre femmes, un genre de conversationbien difficile à rendre par le travail de la plume. Là, les parolesperdent leur valeur usuelle, l’accent sa notation, le silence sonsens, le regard son diapason. Tout cela change et revêt unepuissance qui n’est pas même de convention, qui estd’instinct ; chaque mot devient un chiffre. La gamme desintonations est pervertie audacieusement ; les jeux dephysionomie sont transposés, pour employer une expression musicale.Il faut une clef pour comprendre ce qui se dit et aussi ce qui nese dit pas.

Pour peu que deux femmes soient réunies etqu’il y ait un atome de passion dans leur fait, c’est cette languequi se parle.

Personne ne peut nier cela : j’entendspersonne qui ait écouté deux femmes.

– Or, ceux-là qui savent écouter lesfemmes sont plus rares qu’on ne croit.

Puisque le théâtre prétend être le grand artlittéraire, puisqu’il se vante de tout rendre, de tout peindre, detout traduire, pourquoi cette langue si pittoresque et si usuellene se parle-t-elle jamais au théâtre.

Pourquoi le théâtre, grossier comme la monnaiede sa recette, ne sous-entend-il jamais rien ? Pourquoi dit-iltout ce qui se devrait dire, posant les virgules qu’onomet et se faisant une loi de marquer les points que jamais on nemet sur les i ?

Est-ce pour perfectionner la nature ?

N’est-ce pas plutôt que les fleurs en papierqu’on prodigue sous les chapeaux manquent fatalement de certainesqualités ; la souplesse, le parfum, le mouillé, lefleuri, si l’on peut ainsi dire, dont le bon Dieu s’estréservé le secret ? Le théâtre qui parlerait la langue communeet mystérieuse de la passion ne serait pas entendu, et le fleuristequi trouverait le secret de la nature ferait faillite, Le théâtre araison d’être fier ; les fabricants de soldats de plomb aussi.Ce sont, ayez la bonté de le croire, de purs et simplescréateurs.

Les yeux baissés d’Isabel avaient, pendantqu’elle attendait la réplique de sa mère, un petit airfarouche ; car les yeux ont encore de l’expression au traversdes paupières abaissées.

Elle attendit longtemps. Une parole sincèrevint jusqu’aux lèvres de la duchesse, qui ne la prononça point.

Sa physionomie disait qu’une tristessenouvelle était entrée dans son âme.

Puis tout à coup une sérénité inexplicableéclaira la fière beauté de son front : elle eut presque unsourire, tandis que son regard caressait l’embarras de safille.

– Ce n’était qu’un rêve, Bel, reprit-elled’une voix plus tendre et à la fois plus contenue ; ne nousoccupons pas d’un rêve… nous avons assez à faire de donner notreintérêt à de tristes et cruelles réalités. Rends-moi toute tonattention, ma fille. En te parlant d’Isabel et de Blanche, messœurs, je te raconte ta propre histoire.

C’était à la fin du dernier règne. La courd’Espagne pouvait passer pour la première cour du monde. On disaitdéjà que nous étions en décadence, mais l’Europe nous craignait etnous respectait. La faveur de Philippe III était aux Sandoval. Tousceux dont je t’ai parlé appartenaient aux Sandoval par le sang oupar l’amitié. Hernan de Moncade et Alphonse IV de Guzman, tonaïeul, duc de Medina-Celi, formaient le conseil intime de Françoisde Roxas de Sandoval, duc de Lerme, qui gouverna les Espagnespendant plus de vingt ans. Moncade, Hernan de Guzman, ton père etLouis de Haro étaient les meilleurs amis, les compagnonsinséparables de l’infant, dont la jeunesse généreuse promettait aupays un règne brillant et glorieux.

J’avais quinze ans ; j’étaisorpheline ; on me disait belle. Le crédit de don Tello deTolède, mon oncle paternel, m’avait ouvert les portes de la maisonde la reine. Ce fut chez sa mère que l’infant don Philipe me vit etqu’il m’aima.

Celui que nous nommons à présent le comte-ducétait alors un maigre aventurier, cadet de la branche cadette deGuzman. Il postulait en cour un humble bénéfice et se destinait àla prêtrise. Il se tenait bien ; sa vie était régulièrejusqu’à l’austérité ; il se targuait tout haut de ses étudeset de sa science.

De là au rôle dont il s’affubla il y a loin,mais pour le peu que j’ai vu la cour, je puis affirmer quel’intrigue et l’austérité y peuvent vivre on parfaiteintelligence.

Je fus, sans le vouloir et sans le savoir, lepremier degré de cette échelle mystérieuse qui devait conduire lecomte-duc au pinacle. Il était, comme tous les affamés, en quêted’une piste : il découvrit la passion naissante que j’avaiséveillée dans le cœur de l’héritier du trône. Il n’avait rien àperdre, ce qui, dans la lutte, est souvent un gage de victoire. Ils’introduisit près du prince, et feignit effrontément d’être monami d’enfance.

La faveur du duc de Lerme faiblissait. C’étaitson propre fils, le duc d’Uzède, qui allait le supplantant dans lesbonnes grâces de Philippe III. Cette révolution de camarillatroublait l’eau juste assez pour que le comte-duc pût y tendrecommodément ses filets. À la mort du feu roi, la famille deSandoval, minée par les dissensions intestines, tomba pour ne plusse relever. Pendant que le duc d’Uzède prenait le chemin de l’exil,le duc de Lerme, brisé par la trahison de son fils et ruiné parl’ingratitude du nouveau favori, mourait de chagrin dans sesterres.

On dit que l’amour avait été le mobile du ducd’Uzède et qu’il n’avait passé le Rubicon que pour entourer sonfront de l’auréole du souverain pouvoir. Il espérait réduire ainsicelle que ses tendres plaintes n’avaient pu fléchir. Celle qu’ilaimait était la belle entre les belles : Isabel d’Aguilar,comme moi dame de la reine. Il avait plus d’un rival ; deuxd’entre eux étaient redoutables : Louis de Haro, parce qu’ilpossédait le cœur d’Isabel ; Gaspar de Guzman, parce que sonétoile montait rapidement au firmament de la faveur.

Remarque bien ceci, Bel, le soleil couchant etle soleil levant, malgré la guerre acharnée qu’ils se faisaiententre eux, étaient ligués contre Louis de Haro, qui n’avait d’autredéfense que sa belle âme et sa loyale épée. Le duc d’Uzède, pourl’éloigner de Madrid, lui donna un commandement en Flandre. Il yfit des prodiges de vaillance, et pendant qu’il versait son sangpour l’Espagne, Isabel se défendait héroïquement à la cour.

Nos destinées communes nous rapprochaient,elle et moi. Je combattais comme elle. La fraternelle amitié quiliait nos doux fiancés nous unissait aussi. Bien des fois, la maindans la main, nous avions juré sur nos reliquaires de mourir plutôtque de tomber.

Quand le comte-duc succéda au second Sandoval,Isabel n’eut pas le temps de respirer ; le comte-duc demandasa main à la reine mère, tutrice et souveraine maîtresse de cellesd’entre nous qui étaient orphelines. La reine mère méprisait lefavori qu’elle n’appelait que le bachelier de Salamanque.Elle refusa. Le comte-duc s’adressa au roi.

Nous avions une alliée dont je t’ai dit lenom, et qui plus tard devait subir un sort plus cruel encore que lenôtre. Blanche de Moncade, plus jeune que nous de plusieurs annéeset jouissant encore des privilèges du premier âge, écoutait pournous aux portes du palais : elle nous servait d’éclaireur.

Nous apprîmes par elle que le comte-ducméditait un double enlèvement : il lui fallait Isabel pour sonpropre compte, moi pour le compte du roi. Un exprès partit pourl’armée : deux semaines après, ton père et Louis de Haroétaient à Madrid.

Ce qui me regarde, tu le sais, ma fillechérie. Nous essayâmes, Hernan et moi, de tenir tête à l’orage, etje n’abandonnai que deux ans après le service de la reine-mère. DonLouis et Isabel en agirent autrement ; il fallait fuir ;le comte-duc était déjà bien puissant. Je n’ai pas besoin de tedire que nous fûmes les complices des chers fugitifs. Une seulecirconstance est à noter, car tu ne l’aurais pas devinée.

Pendant que deux chevaux rapides emportaientma sœur bien-aimée et don Louis vers la Vieille Castille, où ilscomptaient trouver un refuge, notre autre petite sœur, notreBlanche, si adroite et si dévouée, restait enfermée dans la chambred’Isabel, où elle chantait en s’accompagnant sur sa guitare.

Les espions du comte-duc, qui rôdaient sanscesse autour du quartier des filles d’honneur, furent trompés parce naïf stratagème. On ne s’aperçut du départ d’Isabel qu’au momentoù Blanche s’esquivait pour regagner la maison de son père.

L’histoire fit du bruit. Le roi voulut voirBlanche. Les rieurs ne furent pas du côté du favori.

Malheur à qui blesse le tigre ! Il fautle tuer. Sa griffe cruelle retrouve toujours le chasseur maladroitou trop faible qui n’a pas su l’abattre au premier coup.

Mais avant d’arriver à l’odieuse vengeance ducomte duc, je veux achever ce qui regarde don Louis et Isabel. DonLouis erra longtemps de province en province. Les persécutions dontil était l’objet finirent par lasser sa patience. Il leval’étendard de la révolte, non point contre le roi, mais contre letyran subalterne qui opprime l’Espagne avant de la perdre. Il futle chef avoué des desservidores qui soulevèrent pour lapremière fois la Catalogne.

À dater de ce moment, sa vie fut couverte d’unvoile.

Les récits les plus bizarres, les pluscontradictoires coururent. Vingt fois on le dit mort, vingt fois onle ressuscita. Enfin, Hernan, ton père, reçut de lui un message oùdon Louis le sommait de tirer l’épée pour sa cause. Le bon ducétait déjà exilé à Séville en ce temps, depuis un an je portais sonnom ; tu venais de naître.

Le bon duc passa la nuit en prières dansl’oratoire du grand marquis de Tarifa. Je le trouvai, à l’aube,endormi sur les marches de l’autel et tenant dans sa main l’écussonde Medina, dont la devise ordonne de tout sacrifier au roi, tout,jusqu’aux saintes amours de la famille !

Le bon duc refusa. Don Louis l’appela fauxfrère et lui envoya un cartel dans une lettre souillée de boue.

Le bon duc baisa la lettre en présence dumessager et dit :

– Mon cœur est à Louis, mon sang est auroi.

– Alors, dit le messager, qui était lePortugais Ruy Cabral de Barros, donne ta femme au roi, puisquec’est sa fantaisie.

Ruy Cabral de Barros ayant prononcé cetteparole insultante, recula d’un pas et tira son épée pour sedéfendre, car il sentait bien qu’il avait mérité d’être châtié. Lebon duc le fit héberger dans la maison de Pilate et lui donnal’accolade au départ.

Tu n’ignores point, pauvre enfant, quel longdeuil, partagé par nous, fut la récompense du dévouementhéroïque.

Louis de Haro, vaincu au combat d’Arbos, futfait prisonnier quelques jours après aux environs de Tarragone. Cefut comme un signal. La persécution contre les anciens amis deSandoval redoubla de rigueur. Les portes d’une forteresses’ouvrirent pour ton père, et nous prîmes le chemin de l’exil.

La duchesse s’arrêta pour reprendrehaleine.

Isabel, toute pâle, releva ses yeux où brûlaitun feu sombre.

Sa mère ne l’avait jamais vue ainsi.

– Mon père est un saint, dit elle d’unevoix sourde et lente ; y a-t-il encore des hommes comme lui,ma mère ?

Comme Eleonor de Tolède hésitait, cherchantpeut-être ce qu’il y avait sous cette bizarre question, Isabelreprit en se redressant de son haut :

– Si un roi m’aimait, je mepoignarderais !

– Que dis-tu, Bel ?… s’écria laduchesse effrayée.

Une rougeur vive était montée aux joues de lajeune fille qui se prit à trembler.

– Qu’ai-je dit, en effet,balbutia-t-elle. Je songeais… non pas à moi, ma mère, je le jure,mais à ce que doit souffrir l’époux, celui qu’on a choisi.

Elle se tut. On eût dit que sa propre parolela terrifiait maintenant.

– Je suis folle ! murmura-t-elle,tandis que deux larmes roulaient sur sa joue tout à coup pâlie.

La duchesse l’observait à la dérobée. Ellepoursuivit bientôt comme si aucun incident n’eût interrompu sanarration :

– Elles sont épaisses les murailles deces prisons où le comte duc enterre les véritables amis de son roi.Don Louis fut enseveli vivant comme le bon duc, ton père. Nul nesaurait dire avec précision ce qui lui advint. Mille rumeurs ontcouru, mais d’où venaient-elles ? Combien de fois ce bruitfatal n’a-t-il pas épouvanté nos oreilles : « Le duc deMedina-Celi est mort dans son cachot. »

– Et votre sœur, ma mère, interrompit lajeune fille, cette noble et belle Isabel d’Aguilar ?

– C’est en souvenir d’elle que tu as reçuce nom d’Isabel, ma fille, répondit la duchesse ; nous nousétions mutuellement promis de tenir nos enfants sur les fonts dubaptême… Elle n’était plus déjà quand tu vins au monde, et je lafis ta marraine dans le ciel.

– Elle n’était plus !… répéta lajeune fille ; pourquoi ne m’as tu pas appris plus tôt àl’aimer, ma mère ?

– Souviens-toi de ta prière d’enfant,répondit la duchesse en souriant avec tristesse, ne parlais-tu pasà Dieu chaque jour de ta bonne amie qui était une sainte auparadis ?

– C’est vrai, murmura Isabel ;depuis que je dis ma prière, j’ai répété cela sans lecomprendre.

– Elle mourut, reprit la duchesse, toutejeune et toute belle. Ceux qui l’aimaient ne savent même pas où estsa tombe. Son dernier message, arrivé quelques mois avant sa mort,nous apprenait qu’elle portait dans son sein un gage de l’amour dedon Louis. L’enfant a sans doute subi le même sort que la mère…

Au travers de l’attention qu’Isabel portait aurécit de sa mère, il y avait comme une vague et distraite rêverie.Ces choses du passé ne pouvaient pas l’éloigner complètement duprésent. Ses beaux yeux fatigués accusaient une nuit sans sommeil.La cause de son insomnie était celle de sa distraction.

La veille, en traversant la place de Jérusalempour se rendre à la grand’messe, Isabel avait vu Mendoze aux prisesavec le comte de Palomas. Son cœur n’était pas entré avec elle dansl’antique mosquée où se célébraient les mystères chrétiens ;son cœur s’était élancé sous cette voûte où le jeune gentilhomme,seul et entouré d’ennemis, dressait si fièrement sa têteintrépide.

Elle n’avait adressé au ciel qu’une prièrependant toute la cérémonie : Sauvez-le, mon Dieu,sauvez-le !

Quand elle était ressortie de l’église, aprèsl’office divin, la place était tranquille. Cette sombre maison duSépulcre fermait ses jalousies muettes, et la solitude régnait sousle porche où naguère la foule bruyante se pressait.

Que s’était-il passé ? Ces murailles nedisaient point leur secret. Isabel n’avait personne qu’elle pûtinterroger, personne même à qui confier sa peine.

Pendant l’office, une rumeur s’était faite, ilest vrai, dans l’église de Saint-Ildefonse. Un mouvement avait eulieu parmi les fidèles. Quelques mots étaient parvenus jusqu’àl’oreille d’Isabel : Fugitifs… l’étranger… le meurtrier de donJuan de Haro…

Mais ce fut seulement le soir de ce même jourque sa suivante Encarnacion lui dit avec un équivoquesourire :

– La tête de Mendoze est mise au prix decent onces d’or.

Isabel eut froid jusque dans la moelle de sesos, et pourtant elle remercia la Vierge, car la justice met à prixseulement les têtes de ceux qui ont échappé à ses recherches.

Ramire était donc en liberté.

Elle fut ardente et passionnée la prière quefit Isabel avant de chercher le sommeil qui devait fuir sespaupières. Toute la nuit, une fiévreuse agitation la tintéveillée ; elle craignait, elle espérait : elle craignaitque Ramire, imprudent, ne vînt au rendez-vous accoutumé, car c’eûtété une mortelle douleur que de voir les archers l’entourer et lesaisir sous cette fenêtre ; elle espérait, parce qu’il luisemblait que l’angoisse qui étreignait son cœur serait guérie parle seul bruit de ses pas.

À chaque instant elle se levait pieds nus pourgagner la croisée. Son regard inquiet et désolé interrogeait lesilence de la place.

Comme la veille, les fenêtres entr’ouvertes dela maison du Sépulcre laissaient sourdre une harmonie voilée, et,de temps en temps, le joyeux roulement des castagnettes réveillaittout à coup la nuit muette ; comme la veille, la lanterne dusereno passait, lentement balancée au bout de sa hallebarde, etrayait les ténèbres, tandis que le cri monotone tombait de seslèvres engourdies : Il fait beau…

Rien n’existait, pour Isabel, en dehors de sapréoccupation. Les événements de cette journée, si graves pourtantet qui la touchaient de si prés, disparaissaient devant l’image deRamire.

Les heures passèrent : Ramire ne vintpas. Que signifiait son absence ? Était-il libre oucaptif ?

La présence de sa mère et ces douloureusesrévélations qui étaient l’histoire de sa famille faisaient trêve àl’inquiétude d’Isabel, mais ne réussissaient pas à la guérir. Lapensée de Mendoze revenait à la traverse de ce récit, et parfoiselle tressaillait, parce que ses yeux fermés voyaient un fantômepâle, couché dans l’ombre d’un cachot.

Il y avait une chose étrange ; laduchesse sa mère l’observait et semblait lire sur son visage commeen un livre ouvert. Devinait-elle son secret ? avait-elle déjàle mot de l’énigme ? Les physionomies, si expressives qu’ellessoient, n’en disent point si long ; mais il est certain qu’ily avait dans le regard d’Eleonor de Tolède plus de curiosité que decolère.

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