Le Roi des gueux

Chapitre 12LE CHIEN D’ULYSSE

Le soleil avait tourné autour de cette antiquedemeure qui formait tout un côté de la place de Jérusalem. Lamaison de Pilate éclairait maintenant sa façade à revers et lalumière jouait dans les lianes chargées de bouquets éclatants quicouronnaient ses terrasses. Le Sépulcre laissait tomber toutes lesjalousies de ses fenêtres, au travers desquelles on entendait lecliquetis des dés. Maître Galfaros avait de nombreusesindustries.

Sur la place, de rares passants allaient etvenaient.

Les portes de Saint-Ildefonse fermaient leursvantaux sculptés derrière les sombres colonnes du péristyle. Onchantait vêpres dans la nef. La douce voix des enfants de chœurarrivait sur la place par échappées, perdue dans les grandes etlentes modulations de l’orgue.

Au-devant du perron, un poteau était planté,soutenant un écriteau à demi déchiré déjà et souillé de boue.

L’écriteau avait été placé là depuis le matin.Il était timbré aux armes de la couronne ; il portait lasignature de Philippe, roi, et le contre-seing de Gaspar de Guzman,comte-duc d’Olivarès.

La teneur en était ainsi :

« Philippe, par la grâce de Dieu, roi detoutes les Espagnes, au sud et au nord, du Portugal et desAlgarves, en deçà et au-delà de la mer, des îles Baléares, deNaples et de Sicile, des Flandres, quoi qu’on en dise, et des paysconquis ; arbitre du nouveau monde, glaive de saint Pierre etsoutien de la foi, à tous ceux qui verront les présentes salut enJésus-Christ.

« Attendu que dans notre cité de Séville,très loyale et héroïque, une association impure s’est formée entredivers individus vivant de la charité publique ;

« Que cette association tend àtransformer en fueros et privilèges la simple toléranceaccordée à la mendicité par nos illustres et bien-aimésprédécesseurs, que Dieu garde en son paradis !

« Que la voie publique et notamment lesparvis de la cathédrale et des autres églises, sont journellementencombrés par les troupes effrontées de gens appartenant à cetteassociation qui s’est donnée à elle-même le nom de confrériedes gueux andalous ;

« Que ces misérables, indignes de touteprotection, étalant aux yeux des passants et des fidèles de faussesplaies et des infirmités habilement simulées, se répandent enplaintes mensongères et trompent la compassion de nossujets ;

« Que l’abus est grand, patent ;qu’il dure depuis longtemps : qu’il résulte des renseignementsfournis par le très-saint tribunal que ces cohues renferment bonnombre de gens sans foi ni loi, et même des hérétiques excommuniés,infidèles, relaps et autres ;

« Que de pareilles énormités finiraientpar attirer indubitablement sur notre cité très noble et trèsloyale les effets de la colère céleste ;

« Avons ordonné et ordonnons ce quisuit :

« À l’avenir, tout mendiant de notre citéde Séville sera tenu de porter un collier de fer ou carcan auquelpendra une plaque de cuivre sur laquelle sera gravée la parole deN. -S. : « Ce que vous aurez donné en mon nom vous serarendu au centuple. » Ledit carcan et ladite plaque ne pourrontêtre délivrés que sur certificats émanant du saint office, et aprèsconstatation des impuissances, maladies, plaies ou infirmités,pouvant excuser le défaut de travail.

« Quiconque demandera l’aumône dans lesrues de Séville ou sur les parvis sus-indiqués, sans être porteurdu carcan et de la plaque, sera, sur procédure sommaire, dépêchéaux présides.

« Telle est notre volonté. »

Au dessous du scel royal, on lisait :

« Par le roi : L’agriculture etl’armée manquent de bras valides ; en présence de la disettecroissante et de l’ennemi envahissant, l’exécution du décret serasévère : qu’on se le dise ?

« Signé : GASPARD DE GUZMAN. »

C’était précisément autour de ce nomqu’abondaient les éclaboussures. Les gueux avaient protesté à leurmanière contre l’édit qui les frappait.

Le jour s’en allait tombant. Dans ces contréesméridionales, la nuit se hâte derrière le crépuscule ; on n’yconnaît point ces longues hésitations de la lumière, luttant etreculant à pas comptés devant les ténèbres victorieuses.

L’ombre descendait déjà sur la place, lorsquele carillon de Saint-Ildefonse sonna le salut. La grande porte del’ancienne mosquée s’ouvrit à deux battants, et laissa voir au delàde sa nef sombre les perspectives du chœur éclairé par descentaines de cierges.

Les chants redoublèrent, accompagnant laprocession des pénitents.

Parmi les passants de la place, les uns sedécouvrirent, les autres montèrent les degrés du perron ets’agenouillèrent sur les dalles.

Au milieu de ce recueillement, qui est encoreà l’heure présente un des caractères particuliers de la vieespagnole, des têtes effarées commencèrent à se montrer aux anglesdes rues, débouchant sur la place de Jérusalem.

C’étaient gens qui évidemment sondaient leterrain et ne voulaient s’aventurer qu’à bon escient. La témérité,en aucun pays du monde, ne fut le vice dominant des gueux. Lesgueux étaient conservateurs, comme tous les gens qui ont quelquechose à perdre. La prudence, voilà ce qui convenait à ces heureuxde la terre.

Le museau de fouine de Maravedi apparut lepremier au bout de la rue des Écuries. On l’avait envoyé enéclaireur. Il fit signe à une demi-douzaine de bons gaillards quivenaient derrière lui. Tous se glissèrent sous les arcadesmauresques de la maison du Sépulcre. Des deux côtés du portail deSaint-Ildefonse surgirent en même temps Gabacho, Domingo, Mazapan,Escaramujo, sans distinction d’écoles, et le séculaire Picaros, quiavait presque l’air d’un casseur d’assiettes. Le péril communréunissait les classiques et les romantiques de la gueuserie.

Les factions s’embrassent quand la patrie esten péril.

D’autres suivaient, dont l’histoire indolenten’a pas su conserver les noms. Dieu sait qu’il n’en manquaitpoint.

Raspadillo venait le dernier, drapant avecgrâce son manteau troué sur ses maigres épaules.

– La place est vide ! dit Cornejo àceux qui venaient derrière la maison de Pilate.

– Pas l’ombre d’un alguazil ! ajoutaMaravedi, appelant du geste les retardataires.

En un instant, le parvis fut plein. Pas un denos gueux ne manquait à l’appel.

Quiconque eût ignoré les mœurs de cetterespectable confrérie aurait pu avoir frayeur en les voyant ainsirassemblés. Allaient-ils tenir ce conseil qui précède toute grandelevée de boucliers ? Était-ce une conspiration qui sepréparait ? Séville, la merveille des Espagnes, allait-elletomber au pouvoir de tous ces manchots, de tous ces ulcéreux et detous ces paralytiques ?

En vérité, leur aspect avait ce soir quelquechose de belliqueux ; leur allure était menaçante. De loin,leurs béquilles et leurs bâtons ressemblaient à des armes. Il nefaut pas méconnaître que la pancarte affichée à la porte deSaint-Ildefonse avait rigoureusement raison de parler de faussesplaies et d’infirmités simulées. Les neuf dixièmes des membres dela confrérie étaient valides et gaillards. Les lèpres et autreshorreurs à l’aide desquelles ils forçaient la compassion des âmescharitables disparaissaient chaque soir et revenaient chaque matinsous leur pinceau habile. Ils se portaient bien, et le régime queleur faisait la pitié publique n’était pas de nature à lesaffaiblir. Leur vie était une longue et paisible bombance.

Quant à leur nombre, ils auraient pu fournirune troupe considérable.

Un seul élément faisait défaut peut-être,c’était le courage. Par tous pays, les mendiants ont à cet égardune fâcheuse réputation, fondée sur cet argument plausible qu’ilfaut d’abord être mou, paresseux, abject et lâche pour tendre lamain quand Dieu vous a donné la force nécessaire pour gagner dupain par le travail.

Mais cet argument eût peut-être perdu quelquepeu de sa rigueur en Espagne, à l’époque où se passe notrehistoire. Les gueux de Séville n’étaient pas des mendiants commeceux qui parcourent nos campagnes. Ils formaient corps ; ilsavaient leurs institutions, leurs droits et leur liberté.D’ailleurs, les loups non plus ne sont pas braves, et cependant ilssortent du bois.

Qu’ils fussent en train de sortir du bois ounon, nos gueux étaient beaucoup plus nombreux que dans la matinée,la plupart d’entre eux s’enveloppaient dans leurs lambeaux, sansprendre souci d’exhiber leurs infirmités véritables ou feintes. Ilsn’occupèrent point leur place accoutumée sur les degrés duperron.

Laissant cet endroit qui restait un peuéclairé, ils se massèrent dans l’ombre du portail, à droite del’église. Ceux qui arrivaient touchaient la main des autres ensilence. Ils formaient déjà une masse noire et mouvante qui allaits’enfonçant dans la ruelle.

– Ô mes amis ! dit le centenairePicaros, qui ne jugeait plus à propos de voûter sa taille vénérableet qui était redevenu un bon garçon de trente à trente-cinq ans,nos règlements nous défendent de lever l’étendard de la révoltecontre le roi et contre le très saint tribunal. J’approuvesincèrement le règlement ; mais l’âge n’a pas tellement glacéle sang dans mes veines qu’il me soit possible de supporter lesoutrages de Gaspard de Guzman. Il y a dans Séville cent soixantetrois églises, chapelles et couvents, ce qui nous donne un nombreégal de ces pancartes infâmes où nous sommes insultés cruellement.Par une décision spontanée, le conseil de nos anciens a décidé queces pancartes seraient arrachées et ne verraient pas le soleil dedemain. Le groupe que nous formons ici, ô mes amis, n’est que lacent soixante-troisième partie des gueux de Séville, car, à l’heureoù je parle, un groupe tout semblable stationne devant la porte dechaque chapelle, de chaque église et de chaque couvent.

– Nous sommes une puissance !ponctua Gabacho.

– Une puissance tout comme la couronne,ajouta Escaramujo, l’hermandad ou le saint tribunal.

– Si nous avions un chef, ô mes amis,s’écria Picaros avec un soudain enthousiasme, qui donc seraitcapable de nous résister ?

– Nous avons un chef, répliquèrentquelques voix.

Et d’autres :

– Un chef qui déserte son poste, Estebanest un traître !

– Nommons un autre roi !

– C’est cela ! c’est cela !nommons un autre roi !

Ces paroles se croisaient au milieu de sourdsmurmures. Les chants continuaient à l’intérieur de l’église. Lanuit était tout à fait tombée, et la lueur lointaine des cierges,traversant toute la longueur de la nef, venait frapper la pancartesuspendue vis à vis de la maîtresse porte. Elle ressortait en blancsur les ténèbres de la place.

– En attendant, demanda Escaramujo d’unair un peu goguenard, avons-nous un brave pour arracherl’écriteau ?

– C’est l’œuvre du chef, réponditGabacho, homme de tradition.

– Le chef ne pourrait pas arracher centsoixante-trois écriteaux, objecta Escaramujo.

Don Manoël Palabras, qui arrivait,ajouta :

– Les alguazils sont massés rue desÉcuries. Il y a des cavaliers de l’hermandad au revers de la maisonde Pilate.

– Et les miquelets de la gardestationnent autour de l’Alcazar, ajouta Jabato, qui se hâtaitportant ses deux béquilles sous le bras.

– Mes amis, mes enfants, dit Picaros, cedéploiement de forces serait-il dirigé contre nous ?

– Par tous les saints, s’écriaEscaramujo, n’en valons-nous pas bien la peine ?

Le gros de l’assemblée s’était cependantdémembré en un certain nombre de petits groupes distincts. L’idéed’élection avait germé ; les ambitions s’allumaient. Plusieurscandidatures étaient posées : on intriguait, on discutait.L’ancienne école et la nouvelle étaient en présence, maisl’écriteau restait insolemment planté devant le perron deSaint-Ildefonse.

À une cinquantaine de pas de là, dans l’espacecompris entre la maison du Sépulcre et l’église, deux hommesenveloppés dans de longs manteaux bruns causaient à voix basse.L’un était grand et gros ; il avait la tournuremilitaire ; l’autre semblait un nain fluet auprès de lui.

– Croyez moi, don Pascual, mon noblecousin, disait le plus petit, ce coquin de Pedro Gil nous trompeeffrontément.

– Ah ! peste ! fit lecommandant des gardes de Sa Majesté, je pencherais vers cet avis,certes, certes. Et que pensez-vous du jeu que joue le vieux ZunigaBaltazar, mon noble cousin ?

– Zuniga veut nous jouer un tour de safaçon, répondit sans hésiter le président de l’audience.

Don Pascual poussa un large soupir.

– À qui se fier ?s’écria-t-il ; nous vivons dans un temps abominable !

– Abominable ! vous l’avez dit,appuya le petit magistrat de sa voix la plus amère. Les liens defamille eux-mêmes sont relâchés. Voyez si le comte-duc a jamaisfait quelque chose pour moi qui suis le propre père de safemme ! J’ai parfois soupçonné que son illustre parent,Bernard de Zuniga, jouait à l’innocent pour nous mieux tromper.Mais à quoi bon ? Et d’ailleurs, ce serait par troprisquer…

Il s’arrêta, et reprit en posant la main surla robuste épaule de don Pascual :

– Si nous allions tout droit aucomte-duc ?

– Certes, certes, fit le commandant desgardes, mais pendant que nous y sommes, nous ferions peut-êtremieux d’aller jusqu’au roi…

Don Baltazar de Zuniga y Alcoy eut un sourirecontraint.

– Lui dénoncer quoi ! sonfavori ? demanda-t-il, Zuniga ? ou la grande conspirationde Catalogne ?

– Tout cela et encore autre chose,répondit gravement don Pascual de Haro ; il est impossible quele président de l’audience d’Andalousie ignore ce qui se passe àSéville. Les desservidores[1] relèvent latête ; ils ont des intelligences jusque dans les rangs de lanoblesse qui suit la cour.

– Si vous voulez bien me pardonner uneinterruption, mon noble cousin, dit Alcoy, c’est précisément cesujet que j’allais aborder avec vous.

– À propos de Pedro Gil ?

– À propos de ce faux duc de Medina.

– Parlez plus bas, cousin !

– Personne ne nous écoute, et ces coquinsde mendiants, que le décret du comte-duc va peut-être transformeren bandits, sont trop occupés de leurs propres affaires pour semêler des nôtres. Vous souvient-il, seigneur, que la nouvelle de lamort de don Luiz nous vint par ce même Pedro Gil ?

– En effet, lorsque don Luis de Haro, monrespecté parent, décéda en sa prison de Ségovie, ce fut l’oïdorPedro Gil…

– Bien des gens prétendent, interrompitencore Alcoy, qui baissa la voix sans qu’on l’en priât désormais,que don Luiz de Haro n’est point mort.

Le commandant des gardes recula d’un pas.

– Par les cinq plaies !s’écria-t-il, pas de plaisanteries de ce genre, je vous prie. Nousavons hérité. Depuis quand ouvre-t-on la succession desvivants ?

– Cela s’est fait de tout temps, moncousin, quand les vivants ont passé pour morts. Il me semble que lamajeure portion de votre patrimoine vous est venue par cettevoie ?

– C’est une fable stupide, gronda donPascual au lieu de répondre ; nous avons porté le deuil. Il ya eu procès-verbal de l’accident qui le fit passer de vie à trépas,au moment où il essayait de s’évader. Certes, certes, je vouscroyais un homme sérieux, mon cousin.

– Mon cousin, répliqua froidement Alcoy,veuillez garder votre calme. Je me borne a vous soumettre unecoïncidence à tout le moins étrange : c’est aussi dans unetentative d’évasion que le duc de Medina-Celi aurait trouvé lamort, si l’on en croit l’oïdor Pedro Gil.

– Certes, certes, fit don Pascual ;je vous comprends à demi-mot. Vous pensez que don Luiz eut le mêmesort que Medina-Celi ? Quand les temps seront plustranquilles, je ne m’oppose pas à ce que cet infâme scélérat dePedro Gil soit puni d’une façon exemplaire comme il le mérite, jene m’y oppose pas du tout, mais la succession…

Don Baltazar de Zuniga y Alcoy mit sa mainétendue sur le bras du commandant des gardes.

– Le favori veut rester premier ministre,dit-il en accentuant chacune de ses paroles ; le vieux Bernardveut garder la signature ; vous désirez conserver votre hauteposition et l’augmenter s’il est possible ; j’ai, pour mapart, la même légitime ambition. Le roi se divertit et dit enparlant de nous tous : Autant ceux là que d’autres. Le favorise défie de nous ; le vieux Zuniga nous abandonnerait pour unoui, pour un non. Personne ne tient à nous ; nous ne tenons àpersonne. Vive Dieu ! mon cousin, serions-nous plus malades siLuiz de Haro avait la signature sous Medina-Celi, premierministre ?

Le commandant des gardes demeura toutinterdit.

– Ne songez pas à l’héritage… repritAlcoy en souriant.

– Mais de par tous les diables ! fitdon Pascual, vous avez donc des raisons pour parlerainsi ?

– La police de Séville n’est pas trop malmenée, répondit Alcoy doucement : j’ai mes employésparticuliers qui ont un grand zèle pour le service du roi… Ensortant de l’Alcazar tantôt, vous comprenez bien que j’ai mis leban et l’arrière-ban en campagne.

– Avez-vous des nouvelles de Alcala deGuadaïra ?

– Assurément : le duc de Medina-Celia été mis à mort vers une heure de relevée.

– Eh bien ? dit le commandantstupéfait.

– On l’a enterré dans le cellier duboucher Trasdoblo, fournisseur de la forteresse, ajouta Alcoyfroidement.

– Eh bien ? répéta don Pascual.

– Voilà : cette après-dînée, versquatre heures, un homme est entré à Séville par la Puerta-Real. Ilportait le costume d’un petit bourgeois, habit de bon drap brun,manteau modeste, feutre sans plume. Là-dessous, il avait l’air d’unprince. Il montait un magnifique cheval connu pour appartenir auxécuries de don Vincent de Moncade, marquis de Pescaire. Comme iln’avait point de passe, et que pendant le séjour du roi les portessont gardées sévèrement, on lui a refusé l’entrée.

Il s’est réclamé du marquis de Pescaire,disant qu’il avait tenu le cheval de Sa Seigneurie au vert pendanttoute une semaine et qu’il le lui ramenait.

– Et c’est là-dessus que vous fondez…

– Laissez-moi dire, cousin ! Cematin, le même cheval avait déjà passé la porte Royale, monté cettefois par le cavalier qui a blessé aujourd’hui même en duel, lecomte de Palomas, votre futur ministre.

Don Pascual garda le silence.

– Je ne vous demande pas si vouscomprenez, poursuivit Alcoy ; je ne suis pas moi-même bien surde comprendre. Le vrai, c’est que nous sommes noyés dans un océand’intrigues grandes et petites. Depuis le favori du roi jusqu’à nosvalets, tout le monde travaille sourdement. Toutes ces menéesdiverses forment un inextricable écheveau dont les fils se nommentOlivarès, Zuniga, Pedro Gil, Mohgrab, Pescaire, Medina-Celi etautres… Savez-vous qui gagnera la partie ? Celui qui réunirale plus de fils dans sa main.

Le commandant des gardes essuya son frontbaigné de sueur.

– Moi, dit-il, j’avoue que je perdsplante. Nos jeux sont mêlés, mon cousin très cher, et vous êtesplus habile que moi. Qu’avez-vous avisé ?

– J’ai paré au pire, pour être sûr quenous tomberons toujours sur nos pieds : nous sommes avecOlivarès, nous sommes avec Palomas ; nous sommes avec tous,pourvu que notre inébranlable fidélité au trône de Philippe leGrand n’en souffre pas. Éventuellement, nous serons, s’il le faut,avec le duc de Medina-Celi…

– Expliquez-vous ! murmura donPascual avec détresse ; j’aimerais mieux jouer trois partiesd’échecs à la fois !

– C’est pourtant bien simple, répliquaAlcoy en souriant. Deux de mes alguazils m’ont dit avoir reconnu leduc dans l’homme de la Puerta Real.

– Est-ce bien possible ? s’écriaPascual stupéfait.

– Tout est possible. Si c’est le duc, ilviendra sur cette place et tentera de s’introduire en son palais.Les avenues sont gardées : j’ai plus de cent braves garçonsdans les rues voisines…

Ici une grande clameur lui coupa laparole.

La discorde était au camp des gueux. Plusieursvoix criaient :

– Ne prenez point souci de nommer un roi,le saint Esteban est à Séville.

D’autres répondaient :

– Si Esteban était à Séville, il seserait présenté au conseil.

– Esteban est à Séville, affirmaMoscatel, un lépreux natif d’Antequerre ; je le connais, noussommes compatriotes. Je l’ai vu entrer à l’heure de la sieste dansles jardins de l’Alcazar.

– Esteban dans les jardins del’Alcazar !

– Ce Moscatel est fou à lier.

– Sous quel prétexte Esteban serait-ilentré dans les jardins de l’Alcazar ?

Et au travers de cette discussion :

– Toi ! tu serais nommé roi,Gabacho ?

– Oses-tu bien te proposer pour nouscommander, Picaros ?

– Gabacho, ta femme te bat !

– Picaros, ta femme est morte sous tonnerf de bœuf !

– Ô mes amis ! s’écria lecentenaire, murons la vie privée. Je m’étonne comme vous del’audace de ce Gabacho, mais…

– C’est ton effronterie qui étonne !interrompit Gabacho.

– Qu’avons-nous à faire de cesvieux ? demandait dans un autre groupe l’aimableRaspadillo ; choisissez un jeune homme de ma sorte, et vousverrez l’institution refleurir.

– À bas Raspadillo !

– Bien dit ! approuva Domingo ;il y en a d’aussi jeunes et de moins efféminés ; un soldat telque moi…

– À bas Domingo !

– Si une naissance distinguée, jointe autalent de la parole… commença don Manoël…

– À bas le bavard de Palabras !

– Ô mes amis !…

– À bas Picaros !

– Esteban ! Ils ne vont pas à lacheville d’Esteban ! puisqu’on a vu Esteban à l’Alcazar…

– Mensonge !

Un mouvement eut lieu, comme toujours quand unpersonnage important fait son entrée. Caparrosa, le plus élégantdes novateurs, Caparrosa poitrinaire, et plus beau que Raspadillolui-même, venait de tourner l’angle du parvis.

– Personne autre que moi, dit-il avec unenoble franchise, n’aurait mérité le sceptre en l’absence de saintEsteban. Mais Esteban est dans nos murs.

– Quand je vous le disais ! s’écriaMoscatel triomphant ; c’est mon compatriote. Je l’ai reconnumidi sonnant, sur la place du palais.

– Toi, tu mens, interrompitCaparrosa ; le saint Esteban n’est arrivé qu’à quatreheures ; je le connais aussi bien que toi. J’étais à la PuertaReal quand il est entré sur un cheval des écuries de Moncade, qu’ilavait pris, Dieu sait où.

– Le saint Esteban, dit Gabacho avecimportance, fréquente peut-être Moncade. Nous verrons du nouveau enEspagne ; il y a de grosses affaires sous jeu.

Le commandant des gardes et le président del’audience s’étaient cependant rapprochés de quelques pas.

– Entendez-vous ces drôles, mon noblecousin ? demanda le petit magistrat ; ils battent lacampagne aussi vaillamment que s’ils avaient tous eu l’honneurd’étudier avec le comte-duc à l’université de Salamanque.

Mais don Pascual n’était point en humeur deplaisanter.

– Avez-vous bien le cœur de vous occuperde ces malheureux ! murmura-t-il ; expliquez-moi plutôttout ce qui me reste à comprendre.

Alcoy lui serra le bras fortement.

Un homme venait d’entrer sur la place par larue des Écuries. Il se dirigeait vers la maison de Pilate. Sonlarge feutre était rabattu sur ses yeux, et son manteau couvrait lebas de son visage.

– L’explication va se faire d’elle-même,prononça le président de l’audience d’une voix inquiète etcontenue.

Il montrait du doigt l’inconnu, seul au milieude la place déserte.

Celui-ci s’était arrêté. Son regard, aprèsavoir fait le tour de la place, se fixa sur le palais desMedina.

– Puisque Ulysse revient à Ithaque,grommela Alcoy, n’entendrons-nous point aboyer sesmolosses ?

Derrière le mur de la maison de Pilate, unlong hurlement retentit.

Alcoy resta bouche béante. Le commandant desgardes s’appuya, chancelant, à l’un des piliers de l’arcademauresque.

– La paix, Zamore, vieux fou !gronda de l’autre côté de la porte la rude voix de CatalinaNunez ; ne vas-tu pas croire qu’il te revient un maître tousles jours ?

L’inconnu fit un pas vers la maison.

– Regardez, mon noble cousin, dit Alcoy,regardez !

À l’embouchure de la rue des Écuries, desombres noires se montraient. D’autres ombres glissaient dans lesténèbres du porche mauresque. Le président de l’audience n’avaitpoint menti. Il y avait là tout un bataillon d’alguazils.

Les chants continuaient paisiblement dansl’église. Les gueux avaient mis d’instinct une sourdine au fracasde leur discussion. Ils flairaient l’approche des alguazils.

– J’en compte neuf… dix… onze… disaitdéjà Escaramujo, l’œil fixé sur la rue des Écuries.

– Il y en a plus de vingt, ajoutaMaravedi.

– Or çà ! demanda-t-on pour lacentième fois, qui se chargera d’arracher l’écriteau ?

– Celui-ci n’est pas un alguazil !s’écria en ce moment Cornejo, dont le regard perçant avaitdistingué le costume de l’inconnu.

– C’est l’homme de l’Alcazar ! ditMoscatel en frappant dans ses mains ; c’est le saintEsteban !

Et en même temps Caparrosa :

– C’est le saint Esteban ! c’estl’homme de la Puerta Real !

Ce nom d’Esteban pénétra la foule des gueuxcomme l’eau passe au travers d’un crible. Toutes les bouches lerépétèrent à la fois. Les dissensions étaient oubliées ; lesambitions personnelles se taisaient devant cette notoriété trophaute.

Les heures du péril font naître unecontagieuse passion d’obéissance. Il semble qu’un chef soit alorsun rempart ou tout au moins un bouclier. Nos gueux s’élancèrenttous à la fois ; en un clin d’œil ils entourèrentl’inconnu.

Il paraît que le président de l’audience nes’attendait pas à cette péripétie, car il dit :

– Quelle mouche pique cescoquins ?

– Ils donnent à celui-là, répondit donPascual, le nom que prenait ce matin, au palais, notre faux duc deMedina-Celi.

Alcoy se frappa le front.

– C’est juste ! c’est juste !s’écria-t-il ; ils le prennent pour Esteband’Antequerre !

– Mais, sur mon salut ! un rayonvient de passer sous son feutre. Avez-vous distingué sonvisage ?

– Assez bien. J’ai, Dieu merci !bonne vue.

– Pourriez-vous dire s’il a une longuebarbe ?

– Je puis dire qu’il a la joue raséecomme notre impudent coquin de l’Alcazar : des moustachesseulement avec un bouquet de poils au menton.

– Le duc a une longue barbe, fit Alcoy enbaissant la tête. Ces mendiants ne se trompent point. C’est notrehomme de ce matin, j’en jurerai !

– Moi, mon cousin, répliqua le commandantdes gardes avec une lassitude profonde, je ne jurerais rien dutout. Certes, certes, le métier d’un gentilhomme n’est pas de jouerainsi à cache-cache : je renonce !

Comme il achevait, la voix de l’inconnus’éleva, grave mais contenue.

– Mes amis, disait-elle, vous faiteserreur, je ne suis point celui que vous venez de nommer.

– Tu n’es pas Esteban ! s’écrièrenttous les gueux qui prétendaient connaître le nouveau roi de laconfrérie.

– Autant vaudrait nier la lumière enplein midi ! ajouta Caparrosa ; maître, il n’est pastemps de railler ; nous avons besoin de toi !

– Qui es-tu donc alors ? demandaMoscatel.

L’inconnu souleva son feutre. Il se trouvaitjuste en face de la grande porte de l’ancienne mosquée. Les ciergesdu chœur envoyaient de fugitifs rayons jusqu’à son visage.

– Il en est parmi vous qui ont de l’âge,dit-il à voix basse, et qui reconnaîtront le duc deMedina-Celi.

Un silence suivit ces paroles.

– Avez-vous entendu ? demanda lecommandant des gardes ; certes, certes, voilà qui estextraordinaire !

– Benito ! appela le président del’audience au lieu de répondre.

Un alguazil caché derrière un des piliers duporche de Galfaros s’approcha aussitôt.

– Qu’on arrête cet homme ! ordonnaAlcoy.

– Votre Grâce, répliqua l’alguazil, selaisse-t-elle tromper à cette grossière supercherie ? Cemaraud et moi nous sommes de vieilles connaissances, je lui ai déjàmis la main au collet plus d’une fois…

– Obéissez !

L’alguazil rejoignit ses camarades, qui sedivisèrent en trois escouades pour cerner la proie désignée.

Les gueux, cependant, riaient à gorgedéployée.

– On nous avait bien dit que tu étais ungai luron, saint Esteban, disait Picaros en se tenant lescôtes ; j’ai cent ans d’âge, aussi vrai que tu es grandd’Espagne, et je me souviens de t’avoir vu tout petit, il y a plusde quarante ans.

– Cinq ans juste avant sa naissance,expliqua Mazapan.

– On te promenait en robe blanche etbleue sur la terrasse du palais, enchérit Gabacho, car tu étaisvoué pieusement aux couleurs de la Vierge, seigneur duc.

– Quel joli petit prince tufaisais ! dit Jaboto.

Et Gingibre :

– Un jour, la bonne duchesse, ta mère, tegronda parce que tu avais peur de nos haillons…

Quoique estropié d’une jambe et d’un bras,Jabato fit une pirouette, et Mazapan, qui n’était pas dansl’exercice de ses fonctions de paralytique, exécuta une joliecabriole.

– Bon duc, demandait ironiquementCaparrosa, as tu eu bien de la peine à t’échapper de taprison ?

– Riche duc, tu dois être cousud’or !

– Fais-nous l’aumône, ducgénéreux !

Et la cohue de redoubler ses rires.

L’objet de cette bruyante hilarité demeuraitcalme et grave au milieu des quolibets et des huées qui allaientsans cesse crescendo.

Il se retourna tout à coup, parce qu’une mainvenait de toucher son épaule.

– Au large, enfants ! dit en mêmetemps la voix de don Diego Solaz, chef des alguazils ;laissez-nous accomplir notre besogne. Par Philippe roi, ajouta-t-ilen se découvrant, je vous fais prisonnier, don Hernan Perez deGuzman, marquis de Tarifa et duc de Medina-Celi.

Tous nos gueux restèrent bouche béante.

L’inconnu avait changé soudain de contenanceet même de physionomie. Sa figure grave avait pris uneindéfinissable expression de cynisme et d’audace.

– Par Dieu ! qui est au-dessus duroi, dit-il en riant effrontément à la barbe de l’homme de police,la plaisanterie va trop loin ! Vous n’êtes pas des nôtres,messieurs les alguazils : je ne plaisante qu’avec mes amis.Demandez un peu à ces braves qui je suis.

Le commandant des gardes et le président del’audience échangèrent un regard.

L’inconnu s’était dégagé sans façon, et sonbras vigoureux tenait l’alguazil à distance.

– Eh bien ! mes fidèles sujets,reprit-il en s’adressant aux gueux, allez-vous renier votreroi ?

Cette question fut faite avec une tranquillitépleine de moquerie. Les gueux hésitaient. La force armée lesentourait maintenant de toutes parts, et ne laissait qu’un étroitpassage vers l’église.

– Le témoignage de ces pauvres diables nevous sauverait pas, seigneur, dit le chef des alguazils ; nousagissons en vertu d’ordres précis et qui viennent de haut.

– Ils ne sauraient venir de trop haut sije suis le duc, répondit l’inconnu continuant de persifler ;nous autres Medina, nous sommes cousins d’Autriche et de Bragance.Carajo ! seigneurs alguazils, vous êtes de bien petitesautorités pour mettre la main sur un personnage tel quemoi !

Il se drapa dans son manteau et croisa sesbras sur sa poitrine. Sa pose était si bien celle d’un de cesmagnifiques marauds dont le front d’airain fait tête à tous lesorages, que l’alguazil mayor consulta ses compagnons d’un œilirrésolu.

Les gueux, revenus de leur première stupeur,tenaient conseil.

– Ô mes amis ! dit tout hautPicaros, le plus sage est de nous point mêler de tout ceci.

– Nous avons bien assez de nos propresembarras ! ajouta Gabacho plaintivement.

Mais il reprit tout bas, en se glissant auplus fort de la cohue :

– Si nous devons être chassés de Séville,pourquoi nous gêner ?

– À supposer que ce soit le bon duc,appuya Picaros, il y aurait gros à gagner.

– Je vous dis, moi, que c’est Esteban,riposta Moscatel. Je soutiendrais cela dans la chambre de laquestion.

– C’est Esteban ! affirma de soncôté Caparrosa, j’en mettrai ma main au feu.

En ces circonstances, les curieux sortent deterre. La place de Jérusalem, tout à l’heure déserte, commençait às’emplir.

– Holà ! demanda l’inconnu enraillant, y a-t-il de bons Andalous pour défendre le duc deMedina-Celi contre Olivarès ?

– Il y a Moncade et dix épées, réponditune voix à son oreille.

D’autres voix dans la foule crièrent, suivantl’élan donné.

L’inconnu se retourna vivement. Il vit auprèsde lui un cavalier de grande et noble taille, dont le visagedisparaissait entièrement sous les vastes bords d’un sombreroléonais.

Il n’y eut entre eux aucune paroleéchangée.

Le cavalier se taisait maintenant et semblaitattendre.

La foule grondait :

– Que Dieu confonde Olivarès !Medina est l’ami du roi !

– Écoutez cela, seigneurs alguazils, ditl’inconnu triomphant ; vous jouez un jeu à perdre vos oreilleset le pain quotidien de vos enfants. Si vous essayez de m’arrêter,il s’agit de vos oreilles ; si vous reculez devant votredevoir, il s’agit de votre emploi. Remerciez-moi donc puisque jevais vous tirer d’embarras. Avez-vous jamais vu un duc aussi bavardque moi, mes camarades ? et n’êtes-vous pas honteux de prendreun mendiant pour un grand d’Espagne ? Par ma royauté, que jevais employer tout à l’heure à châtier mes coquins de sujets quim’ont renié lâchement, je me moque de votre duc comme de votreOlivarès. Je suis le saint Esteban d’Antequerre, valant mieux dansson petit doigt que tous les ducs de la terre et tous les ministresdu monde. On demande à un duc son épée : moi je n’ai qu’unbâton comme vous, mais ce bâton est un sceptre ; il vousbrûlerait les doigts si vous tentiez de me le prendre !

– On va l’essayer pourtant, dit le maîtrealguazil en levant sa baguette ; ceci dure trop. Enavant ! et main forte pour le bon plaisir du roi !

Diego Solaz s’élança le premier, suivi detoute sa troupe. Les gueux se débandèrent, selon leur instinct. Unmoment on put croire qu’un groupe de cavaliers, massés à droite del’inconnu, allait s’interposer et le défendre ; mais l’hommeau large sombrero, qui paraissait être le chef de ce groupe fit ungeste. Les cavaliers restèrent immobiles.

C’était celui-là même qui avait dit :« Il y a Moncade et dix épées. »

Esteban resta seul en face de trois escouadesréunies.

Il recula, pas à pas, jusqu’au pied du perronde l’église. La foule suivait avidement tous ses mouvements.

On put le voir arracher la pancarte suspendueau poteau, la jeter à terre et la fouler aux pieds.

– Misérable ! s’écria Diego Solaz enlui mettant la main à la gorge.

La place s’emplit d’un grand murmure. Lesgueux revenaient en tumulte.

– Ô mes amis ! dit le vieux Picarosenthousiasmé, voilà un hardi garçon !

– Notre roi s’est fait reconnaître !ajouta Escaramujo, qui jeta sa calotte en l’air.

Au contraire, Moscatel, Caparrosa, Domingo ettous ceux qui connaissaient le saint d’Antequerre dirent à la fois,comme s’ils se fussent donné le mot :

– Qui donc est cet homme ? Estebann’aurait pas fait cela !

Le groupe de cavaliers se dirigea en mêmetemps vers la maison du Sépulcre. L’homme au sombrero léonaismurmura :

– Si c’est le duc, le duc est fou !nous n’avons plus rien à faire ici.

– Mettez-lui les bracelets, ordonna DiegoSolaz et serrez comme il faut.

Il parlait encore quand une robuste main lesaisit au collet par derrière.

– Stupide coquin, gronda une voiximpérieuse, n’as-tu pas honte de compromettre ainsi l’autorité duroi ?

– N’avez-vous pas vu ce que ce malheureuxvient de faire ? s’écria l’alguazil en se retournant aveccolère, son talon est encore sur l’écrit portant le sceau royal etle nom très illustre de Sa Majesté.

– Lâche prise ! commanda le nouveauvenu.

– Il paraît, dit Esteban qui n’avait rienperdu de son calme railleur, il paraît que je n’aurai pas l’honneurd’être arrêté comme grand d’Espagne.

Celui qui avait saisi le chef des alguazils aucollet était évidemment un homme d’importance, malgré son feutresans plume et l’étoffe sombre de son manteau. Son bras levélaissait voir la dentelle qui s’échappait par les crevés de sonpourpoint de velours.

Diego Solaz remarqua fort bien cela, mais ils’écria :

– Fussiez-vous le premier ministre, j’aides ordres du président de l’audience, passez votre chemin oumalheur à vous !

– Tiens ! tiens ! ricanaEsteban ; supposons un moment que je sois Medina-Celi, ceserait donc mon cousin Alcoy qui me jetterait tous ces chiens dansles jambes ?

– Dieu vous garde ! mon noblecousin ; ne jugez point mal ceux qui vous aiment.

Ceci fut prononcé tout bas et très près de sonoreille.

Malgré son impassibilité qui semblait àl’épreuve de toute aventure, Esteban ne put retenir cette fois unmouvement de violente surprise.

– Alcoy ! murmura-t-il.

Puis regardant cette manière d’athlète quitenait le maître alguazil au collet, il ajouta :

– Don Pascual de Haro !

– Allons ! allons !poursuivit-il tout haut et d’un ton plus délibéré que jamais,arrangez-vous entre vous, alguazils et grands seigneurs ; j’aimes affaires.

– Rends ta baguette, Diego Solaz, dit leprésident de l’audience en soulevant à demi son feutre, je teretire ton emploi. L’édit de Sa Majesté n’a pas abrogé le rescritd’Alphonse le Juste, qui défend de porter la main sur un chrétien,le jour du Seigneur, pendant les offices, étant exceptés seulementles cas d’hérésie et de haute trahison.

– Eh bien ! balbutia l’alguazil, lecas de haute trahison…

Alcoy étendit la main vers les fenêtres de lamaison de Pilate, qui tour à tour allaient s’illuminant.

– Medina-Celi est là, dans son palais,prononça-t-il avec une dédaigneuse sécheresse ; pendant que tul’attendais ici, Medina-Celi est entré par le grand portail donnantsur la rue des Douleurs. Va-t’en, nous n’avons plus besoin detoi.

Diego Solaz baissa la tête et s’éloigna.

Cette fois, ce n’était pas le chien d’Ulyssequi hurlait, c’était la maison d’Ulysse tout entière qui entrait enfièvre. Il se faisait un grand mouvement dans les coursintérieures. La voix mâle de Catalina Nunez éclatait, appelant sonmari, ses enfants, tout le monde, comme le commandement ducapitaine fait sortir les matelots de l’entrepont à l’heure de lamanœuvre. Manifestement, un fait principal venait de se passer del’autre côté de ces vieilles murailles.

En même temps, les cloches de la basiliquesonnaient pour la solennelle bénédiction qui termine le salut.

Esteban rejeta le pan de son manteau sur sonépaule, posa son feutre de travers, et se prit à marcher, le poingsur la hanche, vers ce coin obscur situé à droite du perron del’église où le bataillon des gueux s’était reformé. Il appela parleur nom Picaros, Gabacho, Mazapan, Caparrosa, Raspadillo,Moscatel, tous ceux enfin qui avaient pris part à la récentediscussion.

Quand ils furent rassemblés autour de lui,sombres et muets, il mit son feutre à la main et découvrit sonlarge front où foisonnaient les boucles de son épaissechevelure.

– Je n’ai pas besoin de vous, dit-il, etvous avez besoin de moi. Le temps d’être lâches est passé.Désormais, si vous voulez vivre, il faut être hommes.

– Nous sommes des hommes, réponditCaparrosa ; nous t’avons abandonné parce que tu nous as dittoi-même de ta propre bouche : Je suis le duc deMedina-Celi.

– Je dis ce que je veux ; je suis lemaître. J’ai vu le temps où tous les frères de Séville auraient misleurs bâtons et leurs poitrines au-devant de Medina menacé d’undanger.

– C’est vrai, c’est vrai, appuyèrentPicaros et ceux de son âge.

Mais Caparrosa repartit résolument :

– Ce n’est pas notre métier d’êtrebraves. Nous sommes jeunes, Medina-Celi n’a rien fait pournous.

Domingo dit :

– Caparrosa parle bien. Il pourrait êtrenotre roi.

Un long murmure suivit cette parole. Caparrosaposait fièrement en face du saint d’Antequerre. Il avait pour luiune partie de la jeunesse, mais la majorité restait indécise.

– Nous ne voulons pas de Caparrosa, ditRaspadillo, parce que nous valons Caparrosa !

– Nous valons mieux que Caparrosa,enchérit Escaramujo le superbe.

– Étranger, ajouta Picaros toujours amidu style noble, prouve-nous seulement que tu es Esteban, et noussommes à toi !

– C’est cela ! s’écria-t-on detoutes parts ; qu’il prouve qu’il est Esteban ?

– Je l’ai prouvé deux fois déjà, réponditnotre homme avec une légitime fierté ; je l’ai prouvé enmettant en fuite, moi tout seul, un troupeau d’alguazils ; jel’ai prouvé en foulant aux pieds l’insolente proclamation de Gasparde Guzman, duc d’Olivarès. Faut-il le prouver une troisièmefois ? à cela ne tienne ! Vous ne sauriez prendre trop desûreté avec moi, mes fils, j’en conviens et je vous approuve. Vousavez entendu parler d’Esteban, je vois cela ; vous savez qu’iltiendra ferme le mors entre vos dents. Choisissez doncl’épreuve.

– Je demande à choisir l’épreuve, ditCaparrosa.

– Soit, l’ami… et ne m’épargne pas, carje n’oublierai point, moi, que tu es mon ennemi !

– Parle, Caparrosa ! fit lafoule.

Le plus aimable et le plus avancé des gueux dela nouvelle école réfléchit un instant. Les chants se taisaientdans l’église ; ils étaient remplacés par ce bruit sourd depiétinements et de bancs qu’on remue, annonçant l’instant de laretraite. De l’autre côté de la place, la porte de la maison dePilate venait de s’ouvrir ; des valets, parmi lesquels lestrois Nunez étaient au premier rang, franchirent le seuil, tenant àla main des torches allumées, et se rangèrent en haie.

Le vieux Savien, armé en guerre, vint jusqu’àla borne qui marquait le milieu de la place, escortant la litièrevide de la bonne duchesse.

Tout ce monde semblait rayonner de joie. Onvoyait bien sur leurs visages qu’une grande bénédiction emplissaitle palais des Medina-Celi. C’était là surtout, du reste, ce quioccupait la foule des curieux depuis le départ des alguazils. ÀSéville, patrie de Figaro, les nouvellistes abondèrent de touttemps. Tous les nouvellistes de Séville étaient là et glosaient surle bon duc qui venait de rentrer dans la maison de ses pères.

Il y avait, en vérité, de quoi gloser. Ensupposant la nouvelle vraie, et personne ne songeait à la révoqueren doute, c’était un fait de la plus haute importance. La courd’Espagne n’était pas assez large pour contenir à la fois HernanPerez de Guzman, et le comte-duc. Medina-Celi libre menaçait déjàOlivarès.

Aussi se trouvait-il là beaucoup de gens pourdonner une signification à l’échauffourée qui venait d’avoir lieudevant le perron. Nul ne se souvenait d’avoir vu l’autorité dupremier ministre si audacieusement méconnue. Chose véritablementinouïe, les gueux, vainqueurs, avaient le champ de bataille.

Qu’allait-il se passer dans Séville ?L’Espagne allait-elle changer de maître ?

Caparrosa, investi du droit de choisirl’épreuve, étendit la main vers le portail de l’église.

– Nous avons élu Esteban pour roi,dit-il, parce qu’il passe pour être le plus habile d’entre nous.Frères, cela est-il vrai ?

– Cela est vrai, fut-il répondu de toutesparts.

– En quoi consiste l’habileté d’ungueux ? poursuivit le poitrinaire de sa belle voix sonore etfacile. À forcer la charité des passants, à ouvrir la bourse quiveut rester fermée, à dénouer le nœud gordien des escarcelles, celaest-il vrai encore ?

Très vrai.

– Il faut donc que celui-ci, qui prétendêtre Esteban d’Antequerre, nous prouve qu’il fait mieux quenous ; or, chacun de nous peut se porter fort d’obtenir unedemi-douzaine de réaux parmi la foule pieuse qui va tout à l’heurese répandre sur cette place : les plus adroits, Picaros,Escaramujo, Palabras, Gabacho et même Domingo pourraient parier àcoup sûr d’aller jusqu’à un douro ; moi et Raspadillo, nousnous engageons à faire le double… quelle somme fixerons-nous ausaint Esteban ?

– Le double encore, fut-il répondu ;quatre douros.

– Ce n’est pas assez ! le doubleencore : huit douros.

– Un roi vaut bien quatrehommes !

– Dix douros pour faire une sommeronde ! opina Caparrosa ; qu’il obtienne dix douros entendant la main, et je me déclare son sujet le plus fidèle.

Pendant cette étrange discussion, l’inconnuétait resté impassible en apparence ; mais si un rayon fûtvenu en ce moment éclairer son visage, Caparrosa qui l’observait,aurait vu un voile de pâleur descendre sur la belle régularité deses traits.

À ce mot : tendre la main, un courttressaillement avait agité tous ses membres.

– Acceptes-tu l’épreuve, Esteband’Antequerre ? demanda Gabacho.

L’inconnu ne répondit pas tout de suite. Ils’était tourné vers la porte de l’église. Une préoccupationpuissante semblait y clouer son regard.

Quand il parla, enfin, on pouvait voir déjàsous le vestibule de la basilique une sorte de cortège quis’avançait à pas lents vers la porte, au milieu des fidèlesrespectueusement alignés du côté de la nef.

– Ce n’est pas assez ! dit-il enrelevant tout à coup la tête ; le double encore et encore ledouble ! Caparrosa, toi qui m’as défié, tu vaux deux douros,as-tu dit ? Esteban ne peut s’estimer moins de cent. Et il neles prendra point un à un dans cent bourses. Si la premièrepersonne qui va sortir de l’église a cent douros dans sonescarcelle, vous les verrez tout à l’heure dans ma main. Faitesplace et soyez juges !

Il se drapa dans son manteau et montalentement les marches du perron.

Ce cortège qui descendait la nef deSaint-Ildefonse, c’était la maison de la bonne duchesse.

Esteban et Eleonor de Tolède se rencontrèrentsous le péristyle.

Esteban se présentait de face à la lumièrelointaine de l’autel.

Il ôta son feutre et le tendit endisant :

– La charité, pour l’amour du SeigneurDieu !

La duchesse s’arrêta comme si un spectre sefût dressé devant elle.

– Qui êtes-vous ? quiêtes-vous ? balbutia-t-elle d’une voix étouffée.

Au lieu de répondre, Esteban poursuivit àhaute voix :

– Cent douros pour la bonne nouvelle,noble dame ! Le duc de Medina-Celi est dans le palais de sespères.

– Bravo ! firent les gueux,spectateurs émerveillés.

– Ô mes amis ! s’écria Picarosattendri par l’enthousiasme ; il a trouvé le joint ! Quelhomme ! quel roi ! Le Grand-Lépreux n’était qu’un enfantauprès de lui !

La duchesse s’appuya chancelante, au brasd’Osorio, son écuyer. Elle attacha sur Esteban un long regard, quipeu à peu se voila sous ses larmes.

Le doigt d’Esteban se posa rapidement sur sabouche.

– J’attends mes cent douros, dit-il,comme le duc attend sa noble compagne.

– Osorio, balbutia Eleonor, cent douros àcet homme !

– Cent douros ?… commençacelui-ci.

– Cent pistoles, Osorio ! prononçaimpérieusement la duchesse ; et mille onces d’or demain s’il adit vrai.

La lourde bourse qui pendait à la ceintured’Osorio tomba dans le feutre d’Esteban, qui dit en tenant labourse élevée :

– Que Dieu donne à Votre Grâce une longuevie de bonheur, entre son illustre époux et l’angélique enfant devos jeunes amours !

Il s’inclina en même temps devant Isabelétonnée et descendit le perron comme il l’avait monté la tête hauteet le pas ferme et lent.

Au bas des marches, deux hommes l’attendaient,le nez dans leur manteau.

– Don Baltazar de Alcoy avait reconnuVotre Seigneurie, murmura le premier.

– Et don Pascual de Haro, marquis deJumilla, croit avoir donné un bon coup d’épaule à Votre Grâce,ajouta le second.

Ce fut tout. Ils se perdirent dans la foule,pendant qu’on portait jusqu’à sa litière la duchesse Eleonor,incapable de faire un pas.

Les hommes de valeur comme Caparrosa saventcomprendre le génie. Caparrosa s’élança le premier vers l’inconnuet lui prit la main pour la baiser, en signe d’hommage. Ce futautour du nouveau roi un tumulte frénétique. Esteban avaitéparpillé sur le pavé, pour payer son joyeux avènement, le contenude la bourse d’Osorio. Une enthousiaste acclamation retentitjusqu’au ciel.

Les principaux frères, les plus illustresparmi les compagnons de la sébile, sans distinction entre la jeuneet la vieille école, Picaros, Mazapan, Raspadillo, Gabacho,Gingibre, Domingo, Escaramujo, Palabras, Moscatel, les plusincurables épileptiques, les paralytiques les plus abandonnés, lafleur des lépreux, la crème des estropiés, tous les meilleursdiamants enfin de ce fantastique écrin de misères, se réunirent etformèrent un groupe d’élite, dont le centre était le saint Esteband’Antequerre. À l’œuvre, on connaît l’ouvrier. Désormais, cemonarque avait un trône bien autrement solide que celui du dernierreprésentant de la maison d’Autriche. Il possédait l’amour etl’admiration de ses sujets, il avait conquis sa couronne.

Il se laissa élever sur les épaules robustesdes quatre plus hauts barons de la confrérie. Aussitôt que sa têteapparut au-dessus des autres, mille cris éclatèrent.

D’autres clameurs, célébrant un autretriomphe, retentissaient à l’intérieur de la maison de Pilate. Lescurieux de la très héroïque cité de Séville avaient del’occupation, ce soir-là.

Dans la cour du palais, splendidementéclairée, une armée de serviteurs criait sous le balcon de MedinaCeli :

– Longue vie au bon duc !

Dans l’ombre du parvis, la cohortedéguenillée, en marche déjà vers la cour des Miracles andalouse,répondait à pleins poumons :

– Vive Esteban, le roi desgueux !

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer