Le Roi des gueux

Chapitre 4LE PARVIS DE SAINT-ILDEFONSE

Dans les classes les plus avilies, il restetoujours un atome de sens moral. Si petit qu’il soit, et engourdique vous le vouliez supposer, cet atome peut être mis en mouvementau choc de certaines émotions. Le cœur des bandits vibre pour lecourage ; l’âme d’un mendiant émérite peut tressaillir aucontact de la générosité.

Ne vous étonnez pas trop : ils envivent.

Nos gueux de Séville n’avaient absolument rienespéré de ce pauvre beau garçon, dont le costume n’annonçait rienmoins que l’opulence. Ils l’avaient pris d’abord pour un hommequ’on pouvait berner impunément ; puis, désabusés tout à couppar le clair et vaillant regard qui avait jailli comme un feu de sapaupière ouverte, ils s’étaient attendus à une grêle de coups deplat d’épée.

La comédie qu’ils venaient de jouer n’avaitqu’un but : se garer du châtiment mérité. Chaque animalpoltron se sert instinctivement des armes qui sont à sonusage ; le lièvre court, le porc-épic hérisse ses dards, lebélier tend ses cornes, le putois lâche, en prenant la fuite, cegaz asphyxiant que la nature lui a donné en guise de bouclier. Nosgueux faisaient comme le putois, comme le lièvre et comme lehérisson : ils se défendaient. Ce concert de lamentablesantiennes est l’arme des gueux.

Quand ils virent le jeune étranger entr’ouvrirson pourpoint trop mûr et tirer cette pauvre escarcelle efflanquée,je vous le dis, ils eurent honte et remords. Pour la première fois,les trois quarts d’entre eux eurent la velléité de refuserl’aubaine. Tous ensemble, ils cessèrent leurs cris et se mirent às’entre-regarder d’un air sournois.

Ramire tendait ses deux pièces d’or.

Personne n’avançait pour les prendre.

– Eh bien ! dit-il en souriant,avez-vous peur de moi, mes pauvres gens ?

Personne encore ne bougea.

Le rouge monta au front de Ramire.

– Tête-bleu ! gronda-t-il, pris toutà coup par un soupçon ; est-ce mon habit ? Les coquinsauraient-ils compassion de moi ? Prenez, mes drôles, prenezvite, ou gare à vous !

Ses sourcils étaient froncés. Il y avait unemenace si naïve dans sa prunelle allumée, qu’un mouvement de reculse fit parmi les gueux. Seul, Picaros, à qui son âge avancé donnaitun aplomb considérable, avança d’un pas et tendit sa main dont lacouleur ne se peut dire.

– Ô mon illustre et sensible enfant,prononça ce Nestor des mendiants andalous, ne vous méprenez pointsur le sentiment qui nous anime. Nous sommes surpris de tant demagnanimité, voilà tout. Les riches habitants de cette capitale nenous ont point habitués à tant de munificence. Si vous êtes unprince déguisé, nous saurons respecter votre incognito.

Ramire secoua la tête en souriant.

– Ô mon cher et illustre bienfaiteur,reprit Picaros, si vous n’êtes pas un prince, il faut s’en prendreuniquement au hasard de la naissance ; vous méritiez del’être. Loin de refuser vos dons, nous garderons vos pistoles commedes reliques…

– Ah çà ! demanda aussitôt Ramire,si vous parlez de mettre ainsi des écus sous cloche, vous ne mourezdonc pas de faim ?

Pour d’autres, la question aurait pu êtreembarrassante ; mais Picaros leva en l’air son vieux sombrerobattu par la tempête, et agita ses bras en criant :

– Vive le très illustreétranger !

Aussitôt le ciel fut obscurci par les débrisde chapeaux qui voltigèrent en tourbillonnant, et cinquante voixrépétèrent en chœur :

– Vive le très illustreétranger !

Après quoi, les gueux se retirèrent àreculons, saluant de trois pas en trois pas avec un trèsremarquable ensemble.

Parmi les saluts qui furent prodigués à cetteoccasion, il faut citer ceux de la nouvelle école. Tandis queGabacho et les vieux élèves du Grand Lépreux dessinaientdes révérences un peu surannées, Escaramujo, Raspadillo, Palabras,Caparrosa, s’inclinaient chacun selon sa fantaisie, en novateurshardis qu’ils étaient, et le mulâtre Domingo, levant ses deuxindicateurs à la hauteur de ses oreilles, tournait sur lui-même envrai Congo qu’était son père.

Le premier son de cloche appelant les fidèlesà l’office du matin ébranla le vieux clocher de Saint-Ildefonse.Comme si elles eussent répondu à cette voix, deux ou troisservantes andalouses, court-vêtues et cachant à demi leurs formesrebondies sous la pèlerine de dentelle, sortirent de la maison duSépulcre, dont toutes les portes étaient restées closesjusqu’alors. Leurs cheveux abondants étaient emprisonnés dans larésille de soie, et toutes les trois portaient sur l’oreille unecocarde rouge en l’honneur du comte-duc, que le seigneur Galfaros,leur maître, plaçait en tête de ses puissants protecteurs.

Elles apportèrent de petites tables rondesqu’elles dressèrent sur pliants le long de l’arcade mauresque, etdes escabelles montées sur un seul pied, dont la tige étaitterminée par un lourd triangle de bois massif.

Elles étaient accortes et toutes frétillantes,ces jolies filles, malgré leurs yeux gros de sommeil.

Les gueux regagnaient leur poste. On entendaitjouer les barres de fer qui appuyaient à l’intérieur la grandeporte de l’église. Quelques jalousies se relevaient çà et là auxfaçades des logis voisins, mais tout semblait dormir encore dans lamaison de Pilate.

Ramire jeta un regard de ce côté, au lieu derépondre aux œillades agaçantes des trois Andalouses, qui s’étaientfait part déjà de cette observation que ce beau cavalier n’avaitpas l’air de cacher dans ses poches tous les trésors duNouveau-Monde. D’instinct, Ramire avait drapé son manteau etredressé sa taille gracieuse. Ce fut peine perdue. Rien ne semouvait derrière la jalousie toujours baissée d’Isabel.

Ramire sentait son estomac. Les Andalouses luiavaient déjà demandé d’un air engageant et flatteur s’il ne luifallait point à déjeuner. Avant de prendre son repas, il pensaqu’il était bon de faire un peu de toilette, car de minute enminute cette chère jalousie pouvait se relever.

Ramire gagna la voûte sous laquelle lesronflements de Bobazon faisaient l’effet d’un orgue. Les chevauxn’avaient pas bougé. Bobazon n’avait fait qu’un somme. Il nes’éveilla qu’au troisième coup de pied de son maître.

– Oh ! oh ! dit-il en sefrottant les yeux, les nuits sont courtes en ce pays. J’ai idée queje casserais bien une croûte, seigneur Mendoze.

Ramire lui mit la bride des deux chevaux dansla main, et le mena par le bras jusqu’à l’entrée de la rue.

– Vois-tu cette enseigne ? luidemanda-t-il.

– Une tête sur un plat, commençaBobazon ; ils donnent à manger là-dedans ?

– Saint-Jean-Baptiste ! c’est unehôtellerie. Voilà douze réaux pour notre déjeuner à tous les trois.À quelque heure du jour que je me présente, il faut que je trouvemon cheval prêt.

Jusqu’à ce moment, la singulièrereprésentation qu’il avait eue à son réveil laissait un peu detrouble dans ses idées. Cependant le souvenir de ce mystérieuxentretien qu’il avait entendu cette nuit sous l’arcade mauresquelui revenait peu à peu. Il reprenait conscience de l’aventure qu’ilavait résolu de tenter.

– Et votre Seigneurie ne vient pas avecmoi ? demanda Bobazon.

– À tes chevaux, et attends !

Telle fut la réponse de don Ramire, quiparlait ferme quand il voulait, malgré son vieux manteau et sonjustaucorps à l’ancienne mode.

Bobazon s’éloigna. Il tenait réellement plusau déjeuner qu’à la compagnie de son jeune maître.

Ramire revint vers la fontaine et s’y baignale visage. Il fit ses ablutions de son mieux, brossa son pourpointet ses chausses tant bien que mal, nettoya ses bottes, secoua sonmanteau et lustra son feutre en ayant soin de disposer la branchede myrte de façon à cacher les principales injures du temps.Ensuite il rejeta en arrière à l’aide de ses dix doigts, ce peignequi ne manque à personne, la magnifique abondance de ses cheveuxnoirs comme le jais.

Cela fait, il se mira un peu dans la fontaineet rougit légèrement, parce qu’il n’avait pu s’empêcher de sourireà la fière beauté du visage que la clarté de l’eau luirenvoyait.

Sa toilette était achevée, son manteau bouclé,son feutre à sa place.

– Holà ! mes belles ;s’écria-t-il en revenant vers les tables, me voici prêt àdéjeuner.

Il préférait cet endroit à l’hôtellerie deSaint-Jean-Baptiste, à cause de cette bienheureuse fenêtre dont lajalousie montrait, juste en face de lui, ses planchettes toujoursimmobiles.

– Qu’elle reste ou qu’elle sorte, sedisait-il, je la verrai. Sa vue seule m’inspirera ce que je doisfaire.

– Que faut-il servir au seigneurcavalier ? demandèrent les servantes andalouses, qui étaientaccourues toutes les trois à la fois.

Elles appuyaient leurs mains sur la table etpenchaient leurs souriants visages autour du sien.

– La première chose venue, réponditRamire.

– Qu’entend Sa Seigneurie par la premièrechose venue ? Un pâté de France ? Une belette musquée aumostillo ?

Dolorès montra ses belles dents blanches pourrespirer ; Mariquita l’interrompit :

– Sa Seigneurie n’a pas l’air d’un juif,oh ! non ! dit-elle ; lui servira-t-on la dentellede jambon de Minorque ?

– Les lombes de chevreau à lacomte-duc ? ajouta Juana, la troisième servante.

Et toutes ensemble :

– Des œufs neigés aux mille fleurs,plutôt ? Un pot-pourri de petits pieds ? du cuescos deTanger ?

– Une soupe à la bière, reprit Dolorès,si Sa Seigneurie vient de Flandre ?

– Du caviar, si le cavalier vient deHollande ?

– Des goujons du Guadalquivir ? desbecfigues à la Moncada ? du thon confit dans le madère ?des cèpes de Xérès ?

– Mes belles filles, interrompit Ramire,un peu déconcerté, mais souriant à tous ces sourires, avez-vous dupain frais, du petit vin d’Estramadure et une tranche de fromagerouge de la Granja ?

Elles ne se moquèrent point, il était tropbeau, trop jeune, trop fier. Elles disparurent comme un essaim quis’envole, après lui avoir décoché trois œillades.

Sans cette riche taille, si fier et si biencampée, sans ce regard de feu, sans cette chevelure de soie dontles anneaux mouillés jouaient sur ces mâles épaules, comme ellesauraient raillé, les rieuses et les folles, le petit vind’Estramadure et le fromage rouge de la Granja !

Depuis qu’elles étaient servantes dansl’établissement du seigneur Galfaros, elles ne se souvenaient pointd’avoir vu un gentilhomme demandant pour son déjeuner du fromage,du pain et du vin.

Nous ne voudrions pas ternir la réputation del’Espagne. L’Espagne passe à bon droit pour le pays sobre parexcellence. Là-bas, un homme robuste peut vivre d’un oignon salé oud’un petit morceau de chocolat : c’est de l’histoire.

Mais l’établissement gastronomique du seigneurGalfaros est de l’histoire aussi. La séduisante nomenclature desmets, détaillée par Mariquita, Juana et Dolorès, trois Andalousesau teint bruni, ne doit point être prise pour une affaire defantaisie. Nous sommes sous Philippe IV, dont le règne fut leBas-Empire de l’Espagne. Les guerres de Flandres et de Hollandeavaient donné à la jeunesse espagnole tous les vices des paysgloutons. Les fils de ces fiers hidalgos à fraise, dont la maigreuraustère effrayait les gais compagnons du Béarnais, avaient appris àboire sec, à manger de bons morceaux, et à faire l’amour à lafrançaise.

À Madrid et à Séville, le vent de la modesoufflait de France.

Or, les modes françaises sont charmantes àParis, pourquoi sont-elles si laides ailleurs !

L’établissement du seigneur Galfarosprospérait en conséquence de ce changement de mœurs. Il réunissaitplusieurs spécialités. C’était à la fois un noble cabaret, unetaverne, une académie d’armes, une salle de danse et unthéâtre.

C’était encore un petit pré au Clercs.

La fin du seizième siècle avait été, commechacun peut le savoir, malade d’une véritable épidémie de duels. Lamanie de s’entr’égorger courtoisement avait atteint dans presquetoute l’Europe ces proportions déplorables qui ont défrayé cheznous tant de drames et tant de romans. Malgré la triste célébritédes rencontres qui eurent lieu à la cour de France sous Henri IIIet Louis XIII, nous pouvons affirmer en toute sincérité que del’autre côté des Pyrénées c’était bien autre chose encore. EnEspagne, les combattants principaux avaient coutume de prendrecinq, six et jusqu’à douze seconds ; ce n’étaient plus descombats singuliers, mais bien des batailles rangées. Dans le duelde Henriquez de Silva-Pedroso contre le Portugais da Costa, qui eutlieu à Badajoz en 1603, dix-sept gentilshommes restèrent morts surle pré.

Aussi le commencement du XVIIesiècle fût-il marqué dans les divers États de l’Europe par uneextrême sévérité contre les duels. Cette sévérité fut loin d’êtretoujours efficace ; mais on doit constater les efforts ducardinal de Richelieu en France, du duc de Buckingham enAngleterre, et du comte-duc d’Olivarez en Espagne.

Celui-ci surtout, poussant les choses àl’excès, selon le génie de sa nation, avait mis le saint-office dela partie, et son édit de 1634 rendait les duellistes justiciablesdu tribunal de l’inquisition.

Peut-être l’inquisition condamna-t-elle aubûcher çà et là quelques hobereaux trop chatouilleux, maisl’histoire ne cite aucun grand d’Espagne exécuté pour fait deduel.

On se battait à couvert pour éluder laloi : il y avait des maisons de duel, comme nous voyons enFrance des maisons clandestines de jeux, depuis que le hasard estune divinité persécutée.

L’établissement du seigneur Galfarosréunissait à tous ses autres agréments une cour ou patioentourée de magnifiques orangers, qui passait pour être le champclos le plus commode du monde entier. Le seigneur Galfarospayait-il pour cette dernière industrie un impôt spécial ?nous ne saurions le dire ; mais le fait était notoire àSéville : la cour des Castro avait dans la capitale andalousela même réputation que le pré aux Clercs à Paris.

On appelait le patio la cour des Castro, àcause d’une rencontre sanglante qui avait eu lieu là, au début durègne de Philippe IV, entre les trois fils de Miguel de Castro yFuentes, marquis de Ciudad-Réal, et trois jeunes gens portant lemême nom, issus de la branche de Castro-Cadaval. Joachim deCastro-Cadaval resta seul contre trois, comme le plus jeune desHoraces, et demeura comme lui maître du champ de bataille.

Au bout de quelques minutes, grâce àl’empressement des trois belles filles, don Ramire eut son modestedéjeuner. Il se plaça, comme de raison, le visage tourné vers cettefenêtre qui était pour lui l’Orient, car il espérait y voir leverson soleil, puis il attaqua son pain et son fromage avec lavaillance d’un bon estomac qui ne s’est pas restauré depuisvingt-quatre heures.

Les portes de l’église étaient ouvertes.Quelques rares fidèles commençaient à se diriger vers le saintlieu. Là-bas, ce ne sont pas seulement les pauvres gens quientendent les messes matinières. Ce que l’on craint le plus enEspagne, c’est la chaleur du milieu du jour ; aussi voit-onles senoras les plus haut titrées venir aux premiers offices.

C’était donc l’aubaine qui commençait pour nosgueux. Ils se mettaient déjà sérieusement en besogne. Nous lesavons bien vus travailler tout à l’heure, mais c’était en quelquesorte la bagatelle de la porte. Maintenant, ils remplissaient leursfonctions pour tout de bon, et l’oreille, à cent pas à la ronde,était littéralement assourdie par leurs gémissantes clameurs.

Ramire était désormais fait à ce tapage ;il n’en perdait pas une bouchée ; mais un bruit de rires eutlieu à l’intérieur de la maison du Sépulcre, dont les portess’ouvrirent bientôt avec fracas pour donner passage à unedemi-douzaine de jeunes seigneurs dont l’humeur semblait fortjoyeuse. Leurs habits et leurs coiffures en désordre, à cette heuresi peu avancée, accusaient une nuit de plaisirs. Ils étaient pâles,leurs yeux battus disaient la fatigue de l’orgie, ils avaient l’airde se glorifier de leur démarche chancelante.

Presque tous étaient habillés à la française,sauf un retard de quelques années sur la mode. Ils avaient lecostume de la cour de Louis XIII, surchargé de taillades et dedentelles. Ils portaient fort bien, pour la plupart, cetaccoutrement théâtral. C’étaient de beaux jeunes gens, un peuvaniteux, un peu fous, un peu vides, mais nobles plus que le roi,par Saint-Jacques ! et bons vivants par-dessus le marché.

Ils se répandirent sous l’arcade en rebouclantleurs ceinturons et en secouant la soie et le velours de leurspourpoints. Les uns se campèrent entre les piliers pour voir passerles dames ; les autres s’assirent, harassés, autour destables, et demandèrent des sorbets africains.

– Ventre-saint-gris ! dit un grospetit bonhomme, frais comme un Flamand, coiffé de cheveuxroussâtres et frisottants et qui semblait bien heureux de connaîtrece juron d’outre-monts, il sent le renfermé chez ce Galfaros quandvient le matin. Un sorbet au lotus, mignonne !

– Fade ! fade ! Narciso, moncousin, repartit un grand beau cavalier, qui se jeta indolemmentsur un siège ; du vin de France, Mariquita, et de l’herbe deTabago, ma jolie !

– Voilà Pescaire qui va nous enfumercomme des jambons ! crièrent quelques voix.

Et d’autres :

– Le marquis a raison. Du tabac ! dutabac !

En France, l’ambassadeur Nicot offrit, dit-on,la première prise à Catherine de Médicis ; mais Fernand Cortèsavait apporté le tabac en Espagne dès l’année 1520. Il y eut desédits sur l’usage de l’herbe de Tabago, dès lecommencement du règne de Philippe III.

Le marquis de Pescaire alluma une cigarille,qui certes eût paru grossière et mal tournée aux amateurs raffinésdu panatella ; mais il parut en respirer la fumée avec uneprécoce sensualité. Deux ou trois autres l’imitèrent, tandis quedon Narciso de Cordoue et quelques délicats se bouchaient lesnarines avec leurs mouchoirs brodés en criant fi ! de toutleur cœur.

– Seigneurs, dit Pescaire entouré d’unnuage, je n’estime la découverte du Nouveau-Monde que pour cettefeuille narcotique et parfumée…

– Mais savez-vous, interrompit Narciso encolère, que ce Chuchillo se familiarise, et qu’il ne convient pas àdes fils de bonne maison de frayer de trop près avec un piqueur detaureaux ?

Il frisa le croc de sa moustache rousse avecbeaucoup de dignité. C’était un bon gros comique, chose rare enEspagne, où les comiques sont généralement mauvais et maigres.

– Bah ! fit Jaime de Luna, un desnovateurs qui se permettaient le cigare, Chuchillo te déplaît,Cordova, parce que la petite Ximena le regarde.

– C’est un ange que cette Ximena !s’écrièrent à la fois le jeune comte de Soto-Mayor et don Julian deSilva.

– J’aime mieux Carmen, dit Luna.

– Serafina est bien charmante aussi,ajouta le petit Narciso de Cordoue ; mais je ne sais pas cequ’elles ont toutes à courir après ce Chuchillo maudit !

– Quand le comte de Palomas n’est pas là,pourtant, fit observer Mariquita, qui apportait un plateau chargéde sorbets.

– Don Juan ! s’écria-t-on aussitôtde toutes parts ; où diable est don Juan de Haro, comte dePalomas ?

– Voilà deux nuits que nous ne l’avonsvu.

– S’est-il fait ermite ?

– A-t-il pris du goût pour les gravestertulias de la duchesse sa tante ?

– Ou travaille-t-il avec son oncle lecomte-duc ?

Le marquis de Pescaire lança une bouffée devapeur avec autant de science et de netteté que pourrait le fairede nos jours le plus agréable fumeur du boulevard de l’Opéra.

Après quoi il bâilla en disant :

– Il se dérange, seigneurs, nous devrionsveiller à cela.

Ramire, à qui, nous sommes obligés del’avouer, aucun de ces jeunes et brillants seigneurs n’avait faitla moindre attention, les regardait, au contraire, avec une avidecuriosité. Il était aisé de deviner que Ramire n’avait jamais rienvu de pareil. Sa curiosité, du reste, était exempte de toutemalveillance. Leurs discours le faisaient sourire ; il lestrouvait beaux et joyeux. Bien que leurs costumes fussent trèsopposés à la mode adoptée par les seigneurs de l’Estramadure,Ramire en admirait sincèrement l’élégance. Il se disait :

– Voilà donc ces jeunes courtisans donton nous parlait tant à l’université de Salamanque ! Ils n’ontpoint, en conscience, physionomies d’excommuniés ni deréprouvés.

Ce bon Ramire, comme vous le voyez, avait étéà l’université de Salamanque.

C’était peut-être un savant, malgré sonjustaucorps de buffle et sa longue épée qui reposait, avec sonfeutre pelé, sur une table vide, entre lui et nos évaporés.

Parmi tous ces jeunes gens, il avait remarquésurtout celui qu’on appelait le marquis de Pescaire.

Aux yeux de Ramire, ce large front avaitd’autres pensées que les rêves stupides de l’ivresse ou les futilescaprices de la débauche.

Ce bon Ramire était peut-être unobservateur.

– Mauvaise matinée ! grondaitcependant Gabacho sur sa marche ; qu’as-tu fait,Picaros ?

– Deux pecetas, ô mon ami, et avec quellepeine !

– Avez-vous vu sous son voile la boucherose de cette senora qui m’a donné un douro ? demanda ce fatd’Escaramujo.

– Chaque duègne qui passe me glisse uncuarto, ajouta Domingo. Vive Dieu ! l’avantage est à la jeuneécole.

– La charité, noble seigneur, pour lesmérites de la reine du ciel !

– Ô mes amis ! du pain pour lesderniers jours d’un chrétien qui a confessé la foi pendant centtreize ans !

– Senora, pour que Dieu vous garde lacéleste beauté de vos yeux !

– Carajo ! fit Mazapan avecdécouragement, le métier s’en va, les bourses sont sourdes.

– Et ceux-là qui ont bu toute la nuit,reprit Gabacho en montrant nos jeunes seigneurs, achèvent des’emplir la panse, avant d’aller se coucher à l’heure où leshonnêtes gens se lèvent.

– C’est une honte ! c’est unscandale !

– C’est une insulte à notre vertueuseindigence !

– Ô noble mère de deux créaturescharmantes, un pauvre maravédi pour acheter du pain à mesmalheureux petits enfants !

Gabacho eut enfin un douro pour cet éloquentappel, lancé à propos.

– À partager, n’est-ce pas, nobledame ? cria aussitôt Caparrosa, posé coquettement et souriantavec grâce.

– Nous avons tous des enfants, ajoutaDomingo.

Et ce petit effronté de Maravédiacheva :

– Les miens n’ont pas mangé depuis deuxjours, les pauvres affamés !

La senora passa sans répondre. On se jeta surGabacho, qui joua un peu du couteau pour défendre le pain de safamille. Le centenaire Picaros eut une égratignure à la joue. Ils’était montré ardent comme un jeune homme.

Un contador s’avançait justement, précédant safamille vêtue avec économie.

– Oh ! le plus généreux des hommes,s’écria Picaros en lui barrant le passage, voyez mon sang quicoule ! la vieillesse a paralysé mes mouvements ; mes paschancellent sous le poids de l’âge ; je suis tombé sur lepavé… Ne donnerez-vous pas au vieillard de cent treizeans ?

– Je lui donnerai, interrompit lecontador, en l’écartant de son bras replet, je lui donnerai un sageconseil qui vaut mieux que de l’or. Une autre fois, bonhomme,regardez à vos pieds et vous ne tomberez point.

Il passa. Nestor revint tout penaud à saplace, où l’accueillirent les lazzi de ses compagnons.

Il y eut en ce moment une joyeuse clameur sousle porche de la maison du Sépulcre.

– Don Juan ! don Juan ! voicinotre don Juan !

Une litière venait de s’arrêter à l’angle desarcades mauresques. Deux noirs habillés de blanc la portaient. Unjeune homme splendidement harnaché dans le propre costume desmousquetaires de Louis XIII montra son sourire indolent à laportière ouverte. Il mit le pied sur le pavé et renvoya d’un gesteson attelage humain.

– Don Juan ! don Juan de Haro !D’où viens tu, capitaine ? Et qui t’a fait cadeau de cettemerveilleuse chaise ?

– Don Juan, le bien nommé, quelleduchesse t’a comblé ainsi ?

– Quelle marquise, capitaine ?

– Il est arrivé un galion à Cadix, donJuan, as-tu incendié le cœur de la femme du contadormayor ?

Ils s’étaient tous levés pour aller à sarencontre. Ils l’entouraient. Celui-là, pour commettre unanachronisme volontaire, celui-là devait être le lion de lajeunesse dorée espagnole.

C’était don Juan de Haro, capitaine des gardesdu roi, comte de Palomas depuis le printemps dernier, grandd’Espagne de première classe, et neveu du favori de Philippe IV, lecomte-duc d’Olivarez.

Il portait bien cette fortune, ce beau jeunehomme au front blanc et pâle. C’était une admirable têtecastillane, fine et froide, un peu efféminée dans ses contoursallongés, mais relevée par les fermes saillies de l’arcadesourcilière et surtout par la courbe aquiline d’un nez tranchant ethardiment modelé. Ses yeux avaient du feu malgré leur affectationde fatigue languissante : sa bouche, petite et délicate commecelle d’une femme, souriait malicieusement, presque méchamment.

Il y avait un singulier contraste entre cettephysionomie et celle de notre Ramire, fine aussi pourtant etpeut-être plus fière, mais douée d’un caractère de franchise quifrisait les bornes de la naïveté.

Ramire était fort occupé du nouvel arrivant.Il en oubliait son pain et son fromage. Don Juan de Haro luireprésentait le type le plus parfait du courtisan, et, quisait ? peut-être que, du fond de son inexpérience un peusauvage, notre bon Ramire avait quelque goût pour leséblouissements de la cour. Il est des vocations. L’élégant favorid’Elisabeth d’Angleterre, Walter Raleigh, arriva, dit l’histoire, àLondres, avec des bottes rapiécées, une fraise jaunie et un vieuxmanteau de bure ; cependant il supplanta le radieuxDudley.

Don Juan de Haro distribua négligemment despoignées de mains à la ronde, et se dirigea vers les tables, appuyésur l’épaule du marquis de Pescaire, qu’il avait choisi entre touspour lui accorder cet insigne honneur.

– Moncade, lui dit-il, je te donne lesdeux nègres et leur belle maîtresse, si tu me délivres de mesoncles qui ont formé le complot de me marier.

– Te marier ! toi, Juan,s’écria-t-on de toutes parts ; quel blasphème !

– À qui sont les nègres ? demandadon Vincent de Moncade y Avalos, marquis de Pescaire.

– À qui donnerais-tu la palme de labeauté parmi les senoras de Séville ? répondit Juan de Haroavec son impertinent sourire.

– Une grande dame ?

– Ai-je l’habitude de déchoir ?

– Son titre ?

– Le plus haut.

– Son âge ?

– Le plus charmant. Mais qu’on me donneun sorbet et parlons d’autre chose. Je prends décidément les femmeset l’amour en horreur.

Il se laissa tomber sur le siège qui setrouvait par hasard être le plus rapproché de la table oùreposaient les restes de l’humble déjeuner de Ramire.

Celui-ci n’avait pas assez d’yeux pour leregarder. Une idée venait de faire monter la pâleur à ses joues. Ils’était dit : Si mon Isabel voyait ce séduisantseigneur !

Il est un âge où l’on n’a pas toute la sciencedu monde qu’il faut pour donner à la fatuité le dédain profondqu’elle mérite.

Cet homme qui parlait de l’amour en rassasiéfaisait naître chez Ramire cette vague et puérile jalousie quivient à l’enfant gourmand lorsqu’il voit un camarade plus heureuxinstallé à son aise chez le marchand de gâteaux. Il se sentaitpetit, lui qui aimait d’en bas et de toute son âme, vis-à-vis de ceconquérant harassé de bonnes fortunes.

Il n’avait point de haine, car, après avoirpâli à cette idée d’une rivalité, sa pensée revint, bien entendu,vers sa bonne rapière, et il se dit encore, regardant Haro du coinde l’œil :

– Sur ma foi ! ce seraitdommage.

Certes, le beau comte de Palomas ne se doutaitguère en ce moment qu’il pût exister un homme assez insolent pouravoir pitié de lui.

Et si ce bizarre soupçon avait pu lui venir,il n’aurait point cherché cet homme sous le cloître de la maison duSépulcre, à cette table où restait un verre à demi plein de vinsuret, une croûte de pain et un débris de fromage.

Il n’avait pas pris garde encore à la présencede Ramire. Ce fut juste à cet instant qu’il l’aperçut pour lapremière fois en se retournant pour jeter son feutre orné d’unriche plumet sur la table voisine. Le pauvre sombrero de Ramire,orné de la branche de myrte, et son épée, étaient déjà sur cettetable : don Juan de Haro les repoussa si brusquement que lechapeau tomba à terre.

Ramire rougit jusqu’au blanc des yeux. Ilétait doux comme un agneau, croyez-le, mais chatouilleux à l’excèset plus brave qu’un lion. Ses jarrets se roidirent d’eux-mêmes. Uneparole provoquante vint à sa lèvre. Il resta immobile et muet.

Ses yeux venaient de rencontrer la jalousied’Isabel. La jalousie lui rappelait l’aventure de cette nuit. Ilavait autre chose à faire de son épée. Point d’embarras ni dequerelles futiles ! Son bras et son arme devaient être libresà l’heure de la méridienne.

Il ramassa son feutre tombé ; il le mitprès de lui en baissant les yeux. Palomas se mit à rire.

– Espèce inconnue depuis le déluge,murmura-t-il. Pourquoi ce coquin de Galfaros reçoit-il des genscomme cela ?

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