Le Roi des gueux

Chapitre 10L’HEURE DE LA SIESTE

Les douze coups de midi sonnaient aux centclochers de Séville. S’il y avait eu, au sommet de ces remparts entorchis, durs comme la pierre, qui entourent la ville, une seulesentinelle éveillée, elle aurait distingué au loin, sur les bordsdu Guadalquivir, un mouvant tourbillon de poussière.

Elle aurait distingué cela parce que, àl’heure de midi, les mouvements sont rares autour de la capitaleandalouse. Tout dort sous le soleil de plomb qui dessèche et quibrûle, le soldat sous les armes comme l’ouvrier devant sa tâche, lepauvre comme le riche, et l’on peut le dire, l’animal commel’homme.

Les éléments eux-mêmes semblent participer àce sommeil. L’eau, dont nul souffle de brise ne ride la surface,dort dans les bassins ou glisse lentement et comme en rêve entreles bords silencieux du fleuve. La feuillée reste immobile surl’arbre qui respire pourtant, répandant avec violence les chaudesémanations de ses fleurs.

Il n’y a point d’insectes dans l’air, pointd’oiseaux sur l’azur profond du ciel. La fourmi avare suspendelle-même son éternel labeur. La rumeur des abeilles le long desruisseaux où croissent le baume à la feuille de velours et lelaurier-rose ne répond plus au murmure monotone du courant. Lanature entière se repose, fuyant les éblouissements de cettelumière et la torride haleine de ce ciel.

De loin, la campagne semble déserte etinanimée ; mais si l’on approche, on aperçoit çà et là lesbestiaux vautrés à l’ombre de quelque grand arbre, le ventre et lemuseau dans l’herbe ; de plus près encore, on distingue desgroupes d’insectes immobiles sous l’abri d’un brin de gazon…

Ce tourbillon de poudre, seule vie du paysage,était soulevé par un cavalier courant à toute bride sur la riveorientale du fleuve. Il n’avait pas encore fait beaucoup de chemindepuis sa sortie de la ville, et cependant ses cheveux, alourdispar la sueur, tombaient en mèches ruisselantes sur l’étoffe déjàpoudreuse de son pourpoint. Le cheval, baigné, aspirait fortementl’air brûlant chargé de sécheresse. Il soufflait, et résistaitparfois à l’éperon.

Mais le fier jeune homme dont les jarretspressaient son flanc le poussait avec une ardeur impitoyable. Ilétait de ceux dont le proverbe castillan dit : « Obstacledouble, triple force. » Il allait, bravant le soleilincandescent et les éblouissements de cette terre calcinée. Sa voixanimait sa monture. L’éclair des jeunes vaillances éclatait dansses yeux.

C’était Ramire Mendoze, le bachelier deSalamanque, le pauvre orphelin de cette vieille tour isolée au pieddes montagnes de l’Estramadure ; c’était le maître del’honnête Bobazon, qui sans doute pleurait sa perte à cetteheure ; c’était l’adversaire de don Juan de Haro, comte dePalomas, et l’ami de ce noble Pescaire, dont il portait en cemoment les habits.

Nous parlons de don Vincent de Moncade parceque c’était à lui précisément que pensait Ramire en piquant lesflancs de sa monture. À première vue, Moncade lui avait plu, maisle comte de Palomas aussi, et aussi tous les autres courtisans.Ramire avait apporté de son donjon un heureux penchant àl’admiration et une bienveillance universelle. Souvenons-nous dececi : Ramire n’était point un rêveur morose, et la solituden’avait jamais assombri les bonnes gaietés de son caractère.D’ailleurs, il y avait un soleil en sa pensée. Le premier regardd’Isabel avait illuminé toutes les heures de sa vie.

Il était tout espoir, tout courage, tout élan.C’était bien vraiment un enfant généreux, ce mot étant pris dans lesens spécial qu’on applique aux vins des crus chauds et solides. Sanature demandait à s’efforcer, à aimer, à vaincre.

Ramire pensait à ce brillant seigneur quiavait inopinément abandonné la cause de ses compagnons de plaisirspour prendre son parti et se faire son second. Les moindres actionsde don Vincent de Moncade se représentaient à sa pensée. Il levoyait d’abord, confondu parmi l’essaim fatigué des jeunescourtisans, et honoré de la première accolade du comte dePalomas ; il le voyait ensuite frondant la royauté acceptée duneveu d’Olivarès, lui rompant en visière et envoyant ses largessesaux gueux que Palomas venait d’insulter. Puis arrivait l’incidentrelatif au mariage de Palomas avec l’héritière de Medina-Celi.Ramire se sentait le cœur serré à l’idée que Moncade pouvait être,lui aussi son rival. Mais s’il eût été son rival, ce Moncade sifier et si brave n’aurait-il pas parlé autrement ? aurait-illaissé une autre épée sortir du fourreau pour la défense de sadame !

D’ailleurs, la singulière sympathie quil’entraînait vers Moncade le rassurait complètement à cetégard : un Espagnol ne peut pas aimer son rival. Il y a uninstinct qui vaut mieux que tous les raisonnements du monde.

Les gueux avaient protégé la fuite de Moncadeet de son protégé, après le duel dans la cour des Castro. Était-cepure reconnaissance pour l’aumône d’un déjeuner ? Sans doute,car le moyen de croire qu’il existât un lien quelconque entre cesmisérables et le brillant marquis de Pescaire ?

Mon Dieu ! oui. Ramire commençait à voirplus loin que son ombre, pour employer la locution de son pays. Ilsentait bien qu’il avait mis le pied dans le domaine des mystères.L’impossible ne l’arrêtait plus.

Mais que d’aventures, Seigneur, dans ce courtespace de temps : une nuit et une matinée !

Les aventures sont comme les malheurs quijamais ne viennent seuls. Ramire avait vécu toute une jeunesse,sans qu’aucun événement étrange ou dramatique eût rayé le poli desa vie. Et maintenant les romans pleuvaient autour de lui. Depuisqu’il avait franchi cette porte du Soleil, en fraude des règlementsde l’audience, les péripéties ne lui donnaient point le loisir derespirer. Il avait surpris d’abord le complot d’un lâcheassassin ; on était venu lui dire que sa maîtresse adoréeétait vendue au roi des raffinés de la cour ; il avait mis sonépée dans la poitrine d’un comte, et maintenant il galopait sur unsuperbe cheval avec les habits d’un grand d’Espagne, lui quinaguère avait honte de son vieux pourpoint de buffle et de sonmanteau festonné par les années.

Parmi toutes les surprises de Mendoze, la pluspersistante était celle que lui causait la subite amitié deMoncade. Il y avait la une énigme hautement posée. Ce n’était passeulement la sympathie, ce n’était pas non plus le hasard qui luiavait valu les bons offices de Moncade. Les paroles étranges de cedernier sonnaient encore à son oreille :

« Sauriez-vous me dire ce qu’il y aautour des trois éperons d’or, sur l’écussond’azur ? »

La physionomie de Moncade était devant sesyeux, non moins étrange que la question elle-même.

Sa réponse à lui avait dû porter au comblel’erreur de Moncade. Évidemment Moncade ignorait le hasard grâceauquel notre Mendoze avait pu prononcer ces paroles qui avaient,dans les circonstances présentes, une si surprenante valeur :Para aguijar à haron.

La devise du médaillon de la morte.

À quoi avait trait cependant cette devise,devenue mot de ralliement ou de passe ? Pourquoi l’avait-onchoisie ? Était-ce une de ces associations secrètes sicommunes en Allemagne et dans le Nord, mais qui fuyaient l’Espagneet son inquisition ? Existait-il une conspiration ?

Ramire se perdait dans ce dédale de pensées,mais sa course ne se ralentissait point pour cela. Il avait tournécourt au confluent du Guadalquivir et du Rio-Menor ou Guadaïra. Ilremontait maintenant au galop le cours de ce dernier. Il savait quela ville et le château de Alcala de Guadaïra étaient droit devantlui.

Ce qui le tenait, c’était un scrupule.N’aurait-il pas dû s’ouvrir à ce jeune homme si noble et sivaillant ? Le père de son Isabel adorée aurait eu deux épéesau lieu d’une à son service. Mais ces bonnes pensées viennentsouvent trop tard ; et d’ailleurs, au milieu des circonstancesbizarres et graves à la fois où Mendoze se trouvait, avait-il ledroit de se fier aux apparences ?

Il marchait sur une route inconnue. Lameilleure vertu pour lui, c’était la prudence.

Et puis en définitive la bonne épée qui venaitde tailler le pourpoint de Palomas, malgré la fameuse riposte depied ferme, ne suffisait-elle pas contre une demi-douzaine debrettes et de bandits ?

Elle suffisait, par la sainte foi ! carMendoze, à la seule pensée de la bataille prochaine, secouait sescheveux inondés et se levait sur ses étriers en poussant un sauvagecri de guerre. Il était en goût de bagarre, notre bachelier. Cetteatmosphère incendiée, loin de l’abattre, mettait tout son sangbouillant à son cerveau. Il avait hâte de voir autour de lui lesrapières étinceler comme un cercle de feu. Il s’enivrait à lapensée de frapper.

Bien des gens nous l’ont dit : la fièvrese communique aisément du cavalier à la monture. Le bon cheval deMendoze, une fois qu’il eut accoutumé ses muscles à cette énervantechaleur, comme le nageur fait sa chair frissonnante au froid del’eau, poussa un court hennissement et se coucha sur ses jarretsd’acier. Le tourbillon s’élargit autour de lui et le choc de sonsabot éveilla la campagne muette.

Le Rio-Menor roulait ses flots transparentssur le sable rougeâtre de son lit. La rive fuyait, inclinant lesbouquets languissants de ses fleurs.

Il était un peu plus de midi et demi quandRamire aperçut, au-dessus des arbrisseaux du rivage, les clocherset les tours de Alcala, vieille cité punique toute rajeunie par saparure de dentelles mauresques. La forteresse, servant de prisond’État, était située au delà de la Guadaïra, à une demi-lieue ausud des derniers moulins. Alcala méritait dès lors son nom de villedes boulangers ; elle fournissait à Séville ce fameux pande dios, que les Romains vantaient déjà au temps des guerrescarthaginoises.

Ramire traversa la Guadaïra à gué ; ilremonta la rive gauche pendant quelques minutes encore, puis ilcoupa, toujours galopant, au travers d’un sol rocheux et brûlé oùle cactus étalait ses redoutables buissons couronnés de pourpre. Laforteresse lui apparut bientôt avec son enceinte de cimentrougeâtre et son énorme tour carrée à qui la tradition assignaitpour père Hasdrubal. Tout alentour, le sol était ras etcomplètement dépouillé ; les palmiers nains ne commençaient àramper sur la terre desséchée qu’à plus de cent toises del’enceinte.

Ramire alla jusqu’aux palmier pour mettre piedà terre. Il attacha son cheval aux branches et le laissa vautrerdans le sable son ventre haletant. Il avait peur d’être enretard ; il prit sa course vers la prison.

Ici, comme au bord de la Guadaïra, c’était lasolitude, mais le sommeil de la vallée semblait sourire, tandisqu’il y avait sur ce tertre une mortelle désolation. Des ruines quilaissaient voir le tracé d’une citadelle antique couvraient lamajeure partie du sol. Ici et là s’élevaient encore des pans demurailles presque entiers sur lesquels essayaient de croîtrequelques maigres lianes et des jasmins jaunes à la tige desséchée.L’enceinte nouvelle, datant du règne de Philippe II, paraissaittoute neuve au milieu de ces débris : elle avait la forme d’unpentagone irrégulier. Les murailles étaient hautes et faites decarreaux de ciment ou torchis, grossièrement superposés. Ramire,marchant d’un pas rapide et inquiet, en fit trois fois le tour,cherchant à connaître par les bruits de l’intérieur ce qui pouvaitse passer derrière ces murs.

Mais à l’intérieur il n’y avait aucunbruit.

L’enceinte était percée de cinq portes. Troisregardaient la ville, assise de l’autre côté de la rivière ;la quatrième s’ouvrait sur un chemin creux qui conduisait à unmoulin isolé, dont les ailes endormies attendaient en vain unsouffle de vent. Ce moulin était situé à trois ou quatre cents pasde l’enceinte. La cinquième ouverture, poterne basse pratiquée dansle mur du sud, donnait sur les ruines antiques.

Ce fut devant cette dernière que Ramires’arrêta, parce qu’il vit des os de bœuf à droite et à gauche duseuil. Les planches de la porte gardaient en outre des tracesluisantes et noirâtres. Ce devait être l’entrée des bouchers.

Il mit son œil à la serrure, il ne vit rienqu’une grande cour déserte.

Son oreille remplaça son œil, il n’entenditrien. La prison était muette comme ces châteaux des poèmes de lachevalerie sur lesquels pèse la main d’un enchanteur.

Et cependant c’était bien l’heure de laméridienne. Le crime était-il déjà commis ? Ramire arrivait-iltrop tard ?

Il s’éloigna, le cœur serré. Il essaya degravir un pan de mur en ruines, afin de porter au moins son regardà l’intérieur. Pendant qu’il montait, s’attachant des pieds et desmains au torchis brûlant, il entendit le mugissement d’un bœuf. Iltourna la tête vivement. Son œil pouvait déjà plonger dans la cour.Il n’y vit personne, mais une porte était ouverte tout au bout desconstructions attenantes à la tour carrée. Un second beuglement sefit entendre. Il partait de là.

Ramire se coucha au sommet de son mur. Ildevinait des mouvements dans l’ombre qui était au delà de la porte.Il avait peur d’être vu.

Bien lui en prit de s’être avisé de cetteprécaution, car au moment même où sa tête abaissée se confondaitavec les profils des ruines, un homme sortit à demi de l’ombre del’étable. Il posa sa main en visière sur ses yeux, comme pour mieuxexaminer la muraille ruinée. Il parla, tout bas sans doute, carMendoze ne put entendre même le son de sa voix. Cet homme portaitle costume des soldats mercenaires qui abondaient alors en Espagne.À son appel, deux autres têtes parurent à la porte de l’étable.L’un des nouveaux venus avait sa chemise relevée jusqu’aux coudes.Ramire crut reconnaître la puissante carrure et les cheveuxhérissés du boucher Trasdoblo.

Les trois hommes restèrent une longue minuteles yeux fixés sur le mur. Ramire était immobile comme si on l’eûtchangé en pierre. Les gestes de ceux qui le guettaient traduisaientpour lui leurs paroles qu’on ne pouvait entendre. Ils devaient sedire :

– Nous nous sommes trompés. Il n’y apersonne dans ces ruines.

La muraille à laquelle se cramponnait Ramireétait entre ces hommes et l’ardent soleil du midi. La lumière tropvive aveugle aussi bien que les ténèbres.

Là-bas, ils continuaient de se consulter. Lestrois premiers sortis démasquèrent la porte.

Quatre autres se montrèrent. Mendoze en putcompter ainsi jusqu’à sept. C’était justement le chiffre annoncé,la nuit dernière, sur la place de Jérusalem, par l’interlocuteurnocturne à qui Trasdoblo donnait le nom de Pedro Gil.

Sur les sept, six avaient ce harnais du soldatmercenaire, un peu plus désordonné que le costume des brigands denos mélodrames modernes. Ils étaient armés jusqu’aux dents.Trasdoblo avait à la main une hache fraîchement affilée, quiétincelait aux rayons du soleil.

Par suite sans doute du conseil qu’ilsvenaient de tenir. Trasdoblo se coula le long des bâtiments enretour, et s’abrita derrière un angle de la muraille pour jeter auxfenêtres grillées du grand donjon un regard inquiet. Ramire suivitce regard et n’aperçut rien aux fenêtres. Trasdoblo revint vers sescompagnons, qui mirent bas lestement leurs justes et leursbuffleteries. On fit un tas de tout cela dans l’étable.

Les six soudards étaient devenus des garçonsbouchers. Trasdoblo leur attacha lui-même le tablier de cuir.

Mais Ramire voyait toujours reluire leslongues épées derrière le seuil.

Tous rentrèrent. Le bœuf qui avait mugi renditdans l’étable ce grand et lugubre gémissement des bestiaux qu’onabat. Trasdoblo ne perdait point son temps. Il vaquait à l’une deses tâches en attendant l’autre. Un brutal éclat de rire suivit lecri d’agonie du bœuf, puis le silence se fit.

La chaleur accablante, l’impatience,l’attente, l’émotion, donnaient à Ramire une sorte de vertige. Lebout de ses doigts s’incrustait dans le ciment, dur comme lapierre ; l’idée lui montait au cerveau que la ruine allaitfléchir sous lui. Il éprouvait cette étrange sensation debalancement qui prend l’homme au bord du précipice.

Sa tête lui pesait. Des éblouissementspassaient devant ses yeux.

Au plus fort de cet état où la pensée étonnéecesse de se fier au témoignage des sons, Ramire crut entendre ungrincement léger au dessus de sa tête.

Il leva les yeux instinctivement.

Le bruit venait de l’étage supérieur dudonjon. La portion de la tour carrée qui faisait face à Ramirerecevait en plein la lumière du soleil, et pourtant ses yeuxfatigués ne distinguèrent rien d’abord. Le grincement cependantcontinuait. Guidés par ce bruit, les regards du jeune bachelier sefixèrent avec un effort intense sur la plus haute fenêtre dudonjon.

Il vit enfin, comme si un voile se fût déchirépour lui, une tête et un corps de prisonnier à cette fenêtre, dontles barreaux étaient arrachés déjà. La tête se penchait pourinspecter la cour. L’homme était demi-nu. On distinguait lesmuscles de sa robuste poitrine, sur laquelle tombaient en désordredes flots de barbe et de cheveux.

De la fenêtre, il était absolument impossibleau prisonnier de voir la porte de l’étable. Deux choses faisaientobstacle ; le renflement de la tour à l’étage inférieur et lasaillie des bâtiments surajoutés.

Le prisonnier prêta l’oreille, puis, prenantson parti sans doute, il mit le pied sur l’appui de sa croisée.

Le cœur de Mendoze sauta dans sa poitrine. Ileut envie de crier.

Mais sa voix serait allée vers l’étable commevers le donjon. C’eût été donner l’éveil aux assassins.

Et Mendoze sentait que ce captif, pendu déjàaux barreaux de son cachot, faisait bien de jouer sa vie, même surcette chance désespérée.

Le corps entier se montrait maintenant endehors de la fenêtre. Les jambes n’avaient pas plus de vêtement quela poitrine.

Celui-là devait être un rude combattant :vous eussiez dit une statue de marbre.

Au premier mouvement qu’il fit, Ramire devinale motif de sa nudité. Son premier mouvement, en effet, fut detirer en dehors une corde préalablement attachée aux tronçons desbarreaux de la fenêtre.

Cette corde, noueuse et inégale, gardait lesdiverses couleurs du linge et des habits qui avaient servi à safabrication.

La corde déroulée atteignait à peine lapremière saillie du donjon. Ramire eut froid dans toutes sesveines.

Le prisonnier saisit la corde d’une mainassurée. Son pied allait quitter l’appui de la fenêtre lorsqu’ils’arrêta tout à coup, immobile et l’œil fixé sur les ruines.

Il venait d’apercevoir Mendoze.

Mendoze devinait toutes ses impressions surson visage. Le captif croyait avoir affaire à un espion posté en celieu pour examiner sa cellule. Par un mouvement instinctif, Mendozemit la main sur son cœur.

Le prisonnier s’inclina gravement, fit lesigne de la croix et se pendit à la corde. Il parvint en peu detemps à la première saillie.

Mais comment aller au-delà, à moins d’avoirdes ailes ?

Le prisonnier assura ses pieds sur la saillieet leva la tête.

Ramire, tremblant et bouillant de fièvre, levit arrondir ses deux mains autour de ses lèvres. Le prisonnieravait tout bas appelé sans doute, car, à la place même où ils’était montré pour la première fois, une blonde tête d’enfantapparut.

Le prisonnier lui envoya de la main uncaressant baiser.

L’enfant, à l’aide de ses petits doigtsmalhabiles, attaqua le nœud, resserré par tout le poids d’un homme.Il fut longtemps à le détacher, si longtemps que la sueur froideruissela plus d’une fois sur les tempes de Mendoze.

Le prisonnier s’était assis. Il attendaitpatiemment.

Enfin, la corde détachée tomba sur la saillie.Le prisonnier la saisit et l’attacha aux barreaux d’une fenêtre,puis il remercia d’un geste l’enfant, qui alors, souriant et toutheureux, battit des mains après lui avoir envoyé son baiser.

Jusqu’à ce moment la tentative d’évasion ducaptif avait été profondément silencieuse. Mendoze frémit au légerbruit que produisirent en se choquant les petites mains del’enfant. Il avait raison de frémir. Deux ou trois sombres visagesde coquins parurent en effet à la porte de l’étable. Mendoze voulutsignaler le danger au prisonnier, mais celui-ci avait déjà tournéle dos. Il était suspendu à la corde, et commençait la secondeétape de son terrible voyage.

La longueur de sa corde le conduisait cettefois à l’étage qui dominait immédiatement les bâtiments et communsdont l’étable de Trasdoblo formait l’extrémité la plusorientale.

Pendant qu’il descendait à la force de sesbras, Mendoze vit les braves déguisés en garçons bouchers seglisser le long de leur masure, et regarder comme Trasdoblo l’avaitfait une première fois. Ils durent apercevoir le prisonnier, carils se replièrent vivement vers l’étable en courbant l’échine et ense faisant petits.

Ils se partagèrent les épées qui étaientderrière la porte.

Trasdoblo seul ne prit que son coutelas deboucher.

Jusqu’à présent, Mendoze avait assisté à cettescène comme on assiste aux capricieuses illusions d’un rêve. En cemoment la pensée de l’œuvre qu’il avait entreprise surgit en luiavec une soudaine violence, en même temps qu’il avait la consciencede sa complète inutilité. Ces deux idées illuminèrent brusquementla nuit de son cerveau. Un râle sortit de sa poitrine. Il eut unaccès de fiévreux désespoirs et tordit ses bras impuissants.

Isabel ! c’était le père d’Isabel quidescendait le long de cette corde, et que chacun de ses effortsrapprochait du guet-apens où il allait laisser sa vie ! Et nulmoyen de le secourir ou même de l’avertir ?

Mendoze mesura de l’œil la hauteur du murd’enceinte ; cet obstacle était infranchissable. Tout àl’heure il avait éprouvé le battant de la poterne ; il l’avaittrouvé ferme sur ses gonds ; en poussant, il avait même sentila résistance de la barre massive qui le soutenait àl’intérieur.

Et pourtant Mendoze était là pour agir. Sonimmobilité le tuait. Mille expédients insensés, impraticables, luivenaient à l’esprit : tantôt il voulait éveiller les gardienset dénoncer le crime ; tantôt il voulait se lever tout droitet appeler à haute voix les bandits au combat.

De toutes ses imaginations, ces deux-làétaient les moins folles. Or, leur résultat immédiat devait être deresserrer les chaînes du captif. Il hésitait, mais il allaitpeut-être céder aux entraînements de la fièvre qui lui brûlait lesang, lorsque son attention fut attirée de nouveau vers leprisonnier qui arrivait pour la seconde fois au bout de sacorde.

Il n’y avait plus personne pour la détacher etlui fournir un troisième champ.

Mendoze vit bien tout de suite que le fugitifavait compté là-dessus.

Celui-ci lâcha en effet résolument sa corde,et parvint à s’accrocher à la corniche du second étage de la tour.Se soutenant d’un seul bras, il passa son autre main dans uneétroite écharpe qui lui servait de ceinture et que Mendoze n’avaitpoint remarquée. Il y prit un morceau de fer aiguisé qui était sansdoute un fragment des barreaux de sa prison.

Cela pouvait faire office de clou et aussi depoignard.

Cela fut clou d’abord. Le captif l’enfonçaentre deux pierres et put faire un pas de plus vers le sol. Puisson doigt, crispé dans le trou même du morceau d’acier, le soutintune seconde et lui permit de ficher de nouveau son outil.

Mendoze le vit franchir ainsi unedemi-douzaine de pieds.

Son cœur bondissait, son pauvre cœur,prisonnier aussi et enchaîné par l’impuissance. Il aimait cethomme, non plus seulement pour sa fille, mais encore pour savaillance héroïque. Il l’admirait passionnément dans son travailacharné. Ce qu’il demandait à Dieu, c’était de mourir en lesauvant.

Un cri d’angoisse s’étouffa dans sa poitrine.Il avait perdu de vue les bandits pendant un instant. Son regard,en s’abaissant, les aperçut rangés et collés à la muraille,immédiatement au-dessous du captif.

Ils attendaient sa chute.

Mendoze fut frappé comme d’un coup demassue.

Mais une idée jaillit de ce choc. Nepouvait-il imiter l’exemple du prisonnier et escalader l’enceintepar un moyen semblable ? Une fois dans la cour, il se voyaitdéjà tombant l’épée à la main, sur ce troupeau d’assassins,frappant d’estoc, frappant de taille, et délivrant le pèred’Isabel. Toute sa force lui revint. Il sentit renaître toute saprésence d’esprit. Son œil mesura exactement la route que le captifavait encore à parcourir ; il se dit : J’aurai letemps.

Mendoze quitta sa position au sommet de laruine. À quoi lui servait ce poste, où l’on pouvait observer, ilest vrai, mais où l’on ne pouvait point agir ? Au bas du pande muraille, un poteau était planté en terre pour attacherl’attelage de Trasdoblo, car la poterne était trop étroite pourdonner passage à une charrette. D’un fendant, Mendoze fit éclaterl’extrémité supérieure du poteau. Il choisit deux copeaux courts etsolides ; il en amincit le bout, de façon à former deuxespèces de coins. Muni de ces moyens d’escalade, il courut vers lamuraille d’enceinte et commença incontinent à la gravir.

Ses coins entrèrent sans trop de peine dansles interstices des carreaux de torchis.

En une minute, il eut accompli la moitié de satâche.

Mais, à cette hauteur, le mur se trouva pleinet bâti d’une seule pièce ; Mendoze, obligé de percer le troude ses coins avec la pointe de son épée, n’avança plus qu’avec uneextrême lenteur.

Le découragement le prenait, car il sedisait : Le duc doit avoir atteint maintenant le toit descommuns ; dans quelques secondes, je vais entendre son crid’agonie !

Il écoutait alors, immobile et réprimantjusqu’à son souffle. Aucun bruit ne venait de l’intérieur de laforteresse. C’était toujours le même silence morne et profond.

Le duc avait-il été poignardé ? luiavait-on fendu le crâne sans qu’il eût poussé un seulcri ?

Mendoze, à cette pensée, faisait un effortterrible et avançait d’un pas : s’il n’espérait plus sauver,il voulait venger.

Mais l’épuisement avait raison bientôt de sonparoxysme. Ses mains, amollies et baignées de sueur,s’engourdissaient. Le soleil ardent, impitoyable, frappait d’aplomble torchis blanchâtre où il était suspendu comme un fruit àl’espalier. Tout ce que Mendoze touchait le brûlait. À chaqueinstant, le vertige faisait tournoyer son cerveau. Il se sentaitvaciller comme un homme ivre, et sa tête, plus lourde que tout soncorps, l’entraînait à se précipiter vers le sol.

Et pourtant il travaillait toujours, ilapprochait du faîte. Tantôt ce grand silence le navrait comme unecertitude de mort : tantôt il y puisait une espérance dontl’intensité soudaine participait de son transport.

Un bruit se fit comme il enfonçait un de sescoins, à une demi-toise environ du sommet de la muraille. Ce bruitlui répondit dans la tête et dans le cœur. Il eut un tressaillementsi violent qu’il faillit perdre l’équilibre.

Il s’arrêta pour prêter l’oreille. Ce ne futpas en vain : une série d’autres bruits lui arriva.

Le premier avait sonné lourd comme la chuted’un corps pesant sur le sol.

Mendoze savait ce que c’était. Il s’étonnaitseulement que le duc eût mis tant de temps à descendre.

Les secondes lui avaient semblé desheures.

Les autres bruits se mêlaient et sesuccédaient, changeant à chaque instant de nature. On ne parlaitpoint ; encore moins criait-on. Il y avait de rapidescliquetis, puis des ébranlements profonds. Une fois, la muraillefut heurtée et trembla comme si elle eût subi le choc d’unprojectile pesant.

Croyez que Mendoze n’écouta pas longtemps. Leduc était en vie, voilà ce qu’il conclut de ces bruits de mêlée. Leduc se battait. Avec quelles armes ? Vive Dieu ! Mendozeallait le savoir, car d’un suprême élan il parvint à mettre ungenou sur son pieu. Sa main se crispa sur le faite de la muraille.L’escalade était accomplie.

Il vit de son premier coup d’œil leprisonnier, ce corps de bronze, debout et tête haute, au milieu desept assassins. Sa poitrine avait des traces sanglantes et sescheveux dégouttaient rouges, parce qu’il portait une blessure aufront ; mais son œil brûlait, mais les muscles de son torsesaillaient comme des cordes.

Il s’était adossé à l’angle formé par l’étableet le reste des communs. Sous ses pieds était un tas de pierresplates comme celles qui servent à daller les abattoirs. Il tenaitde la main droite une de ces pierres, de la main gauche un os debœuf, long, gros, rouge et qui certes ne devait pas être une armeméprisable au bout d’un bras comme le sien.

Au moment même où la tête de Mendoze dépassaitle mur, les sept bandits se ruèrent tous ensemble sans prononcerune parole. Le duc, également silencieux, en fit rouler deux dansla poussière d’un coup de sa dalle lancée à tour de bras. Untroisième tomba sur les genoux, le front fêlé par un coup de fémurde bœuf.

Les autres reculèrent.

Le sang du duc coulait par deux nouvellesblessures.

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