Le Roi des gueux

Chapitre 5ENTRE DEUX MESSES

Sur la place et dans les rues avoisinantes,les tard-venus se hâtaient pour l’office du matin. C’était un coupde feu pour nos amis du perron de Saint-Ildefonse. Ils arrêtaientles gens au passage, s’accrochant aux manteaux, aux mantilles, auxpourpoints. Ils y allaient véritablement de bon cœur et leurs crisatteignaient un diapason formidable.

– Ah çà ! dit le comte de Palomas enportant la main à ses oreilles, cet endroit-ci n’est plustenable ! J’ai toutes sortes de choses curieuses à vous dire,et l’on ne s’entend pas.

Il appela :

– Galfaros !

Le maître des Delicias s’avança, courbé endeux et le chapeau à la main.

– Fais taire ces drôles, lui ordonnaPalomas.

Galfaros eût préféré toute autre besogne, maison ne résistait point au seigneur comte de Palomas.

– Si Votre Grâce veut attendre uninstant, répondit cependant Galfaros, l’office va commencer.

– Je n’attends jamais, interrompit lecomte.

– Ils ont leur charte, je prie VotreGrâce de vouloir bien s’en souvenir.

– As-tu peur ?… Va leur direceci : Don Juan de Haro, comte de Palomas, coupera lesoreilles au ras du crâne au premier qui fera entendre un cri…va !

Galfaros salua et se dirigea versl’église.

Ramire ne releva point les yeux.

L’insolence du courtisan l’avait blessé auvif.

Sa dureté lui déplut davantage.

Littéralement, il n’osait le regarder, de peurde mettre le feu à sa propre colère.

Il faut craindre certaines gens quand ilsregardent à leurs pieds.

Au bout d’une minute le silence le plusprofond régnait sur le parvis. Galfaros avait parlé au nom du neveud’Olivarès. Les gueux ne s’étaient point retirés. Ils restaient àleur place, muets et sombres sur les degrés du perron.

– Galfaros ! appela encore le comtede Palomas, au moment où le cabaretier revenait tout fier de sonexpédition.

– Votre Grâce…

– Va dire à ce cavalier, reprit don Juande Haro en montrant du doigt Ramire, que je ne partage jamais matable avec un inconnu. Mon chapeau est sur celle-ci, qu’il enlèveson épée.

Galfaros jeta un coup d’œil sur le déjeuner deRamire. Il n’hésita point cette fois. On ne protège pas un chalandd’une douzaine de réaux.

– Seigneur cavalier, dit-il en se campantdevant Ramire, Sa Grâce…

– J’ai entendu, interrompit notre jeunehomme dont les oreilles étaient écarlates.

Galfaros ne vit point cela.

Comme Ramire gardait obstinément les yeuxbaissés, Galfaros s’enhardit et prit un ton plus péremptoire.

– Alors, mon cavalier, commença-t-il enmettant le poing sur la hanche, puisque vous avez entendu…

Il n’acheva pas. Les paupières de Ramireavaient eu un rapide battement, puis s’étaient relevées. Galfarosfit un saut de côté, bien que le regard du jeune homme ne fut pointdirigé vers lui.

Une flamme que ce regard ! Palomas en eutun tressaillement et porta d’instinct la main à sa rapière enmurmurant :

– Ce gaillard-là doit avoir un stylet àsa bretelle.

Ce fut l’affaire d’un instant. La paupière deRamire s’abaissa de nouveau. Il était redevenu pâle. Les regards detous les courtisans étaient fixés sur lui. Quelques-unssouriaient : c’était le petit nombre. La plupart portaient àcette scène une attention de plus en plus sérieuse.

Bien peu de gens se trompent à l’aspect d’unvisage comme celui de notre jeune cavalier. Ceux qui souriaientétaient myopes.

Ramire, d’un geste lent et qui semblaitcontenir je ne sais quel frémissement, prit son épée sur la tableoù elle reposait auprès du chapeau du comte de Palomas.

Il la mit en travers sur ses genoux, cela sansmot dire.

– À la bonne heure ! fit le comtequi se retourna.

– À la bonne heure ! répéta Galfarostout blême en se hâtant de regagner son antre.

– Veillez à la faïence, filles, dit-il enpassant le seuil, je viens de rêver pots cassés.

Le marquis de Pescaire dit à voix basse, ens’adressant à Palomas :

– Je m’y connais, mon cousin, cegaillard-là n’a pas besoin de stylet ; m’est avis qu’il aimemieux sa rapière.

– Aussi, dit le bon gros Narciso deCordoue, la dorlote-t-il bien sur ses genoux. C’est pain bénit deremettre ces rustres à leur place !

– Assurément, assurément, firent quelqueséchos, car le comte de Palomas était en position d’avoir sesflatteurs comme un roi.

– Seigneurs, reprit Pescaire, nos pères,qui n’étaient pas des rustres, portaient des justaucorps pareils àcelui-ci, et souvent plus troués.

– Voilà le troubadour qui commence sachanson ! s’écrièrent les rieurs.

– Nos pères, poursuivit le marquis,étaient aussi nobles que nous, et voici sur la table de ce jeunecavalier le déjeuner qu’ils faisaient tous les jours.

– Galfaros ! cria le comte dePalomas.

Le maître des Delicias se montra au seuil,l’oreille basse. Il craignait une nouvelle algarade.

– Galfaros, commanda don Juan, apporte àdon Vincent de Moncade y Avalos, marquis de Pescaire, cousin duroi, un carafon de petit vin, un morceau de gros pain et unetranche de ton plus mauvais fromage.

– Par saint Janvier de Naples, où monaîné de Moncade est vice-roi, riposta Pescaire, nous avons fait encampagne de plus tristes repas que cela ! Mets vingt flaconsde vin, Galfaros, autant de pains que tu voudras, et le plus grosde tes fromages, et va porter le tout a ces malheureux que monnoble cousin a réduits au silence… va !

Ramire enveloppa dans un même coup d’œil donJuan de Haro et celui qui parlait ainsi. Pescaire avait la têtehaute et le sourire sur les lèvres. Les sourcils du comte dePalomas étaient froncés légèrement.

Cette race des Moncade produisit toujours debeaux et vaillants soldats. Il semblait à Ramire que le marquis dePescaire, ce pâle jeune homme au regard froid et ferme, était là,parmi ces efféminés, comme une opposition vivante ou comme unhéroïque reproche.

Ramire but une dernière gorgée et repoussa sesvivres. Il n’avait plus faim.

Peut être eût-il quitté la place en ce moment,car il la sentait dangereuse, et son ferme vouloir d’éviter toutequerelle frivole lui conseillait la retraite, mais un faiblemouvement agita les planchettes de la jalousie. Le cœur de Ramirebondit dans sa poitrine. Tout ce qui l’entourait disparut pour lui,depuis l’insolent mignon qui venait de l’outrager, jusqu’augénéreux seigneur dont les actes et les paroles avaient mis un peude baume sur la blessure vive de son orgueil.

Il ne voyait rien cependant, car le soleil,frappant les planchettes, laissait tout ce qui était au delà dansune obscurité absolue, mais il croyait deviner dans cette ombre uneforme svelte et gracieuse. Bien plus, il croyait sentir comme unvivifiant rayon qui lui réchauffait le cœur.

Ce rayon, c’était un regard d’Isabel.

Quand le seigneur Galfaros, escorté de sesservantes et valets, se rendit au parvis de Saint-Ildefonse pourexécuter l’ordre du marquis de Pescaire, les gueux étaient aurepos. L’office était commencé depuis quelque temps déjà, etpersonne ne se présentait plus pour entrer dans l’église.

Gabacho, Mazapan, Picaros et la vieille écoles’étaient arrangés de leur mieux pour faire un somme. Lepoitrinaire Caparrosa se tenait à l’écart, rêvant ou faisant desvers peut-être, car il était poète. Don Manoël Palabras,Escaramujo, Domingo et Raspadillo jouaient le revesin surune marche, avec des cartes que l’inquisition n’aurait pas pusaisir, tant elles étaient souillées et effacées. D’autresromantiques agitaient les dés ou faisaient danser les osseletsagiles. Maravedi et la jeunesse prenaient leurs ébats sur lepavé.

Ce fut une liesse générale à la vue des potsoù moussait le vin blanc de Llerena, tout le monde fut sur pied enune seconde, et les chapeaux balancés au dessus des têtesponctuèrent une longue acclamation en l’honneur du noble Moncade.Puis le partage se fit, et le festin commença sur les degrésservant de table.

Ce beau Juan de Haro semblait maintenant touttriste.

– Bois pour t’égayer, Palomas, ditSoto-Mayor, et conte-nous ta dernière bonne fortune.

Palomas ne but point. Il secoua la tête enbâillant.

– Allons, don Juan, notre maître, s’écriaJulian de Silva, l’histoire de la litière et des deux nègres, afinque nous prenions une leçon de galanterie !

– Don Juan pense à son mariage, repartitLuna ; voilà ce qui lui donne de la mélancolie.

– Avec qui te maries-tu, cousin ?demanda Pescaire, qui s’était replongé tout au fond de sanonchalante indifférence.

Palomas lui tendit la main en souriant avec unreste de mauvaise humeur.

– C’est peut-être toi qui as raison,cousin, dit-il ; j’en suis encore à ce jeune cavalier et auxgueux. J’aurais pu ôter mon chapeau ou ne le point mettre auprès deson épée… et tu m’as appris qu’avec quelques ducats on fait taireles clameurs de la mendicité tout aussi bien qu’avec les menaces.J’ai envie de faire des excuses à ce jeune homme.

– Généreux cœur ! s’écria aussitôtNarciso avec admiration ; le comte-duc doit être fier de sonneveu !

– Tu es bon, Palomas ! dirent Silvaet Soto-Mayor : c’est pour cela que nous t’aimons.

Pescaire lui serrait cordialement la main.

– Cela est vrai, Juan, murmura-t-il, tues bon. Quand nous étions tous deux enfants, je me souviens que tuvalais mieux que moi. Ton bonheur est difficile à porter,crois-moi : les hommes te flattent et les femmes te giflent.Souviens-toi de moi quand tu auras besoin d’un ami.

– Par la mort ! gronda le grosNarciso, voudriez-vous insinuer que nous sommes de fauxamis ?

– La paix ! interrompit Palomas.

– Je dirai de vous tous comme je dis delui, reprit Pescaire, vous êtes bons… mais c’est un courant defolie qui entraîne aujourd’hui la noblesse espagnole. Les Françaissont faits autrement que nous : chez eux, le vice ne tue pastoujours le cœur ; voilà que nous leur avons pris leursvices…

– À l’amende ! Moncade, àl’amende ! crièrent dix voix en même temps. Il est défendu dedire que nous copions les gens de France.

– Plût à Dieu qu’il vous fût défendu dele faire !

– À l’amende deux fois ! àl’amende !

Moncade jeta sa bourse sur la table etdit :

– Payez-vous, je n’ai pas fini. LeFrançais est léger, sceptique, frondeur et chevaleresque en mêmetemps. Il n’en est pas ainsi de nous ! Les chevaliers nospères n’ont point eu de postérité…

– Tu n’as donc pas lu, interrompit Juliande Sylva, l’histoire du bon hidalgo don Quichotte de laManche ?

Un éclat de rire général accueillit cettequestion, Moncade lui-même accepta la plaisanterie de bonnegrâce.

– Si fait, dit-il en ouvrant sabourse ; mais c’est moi qui joue ici le rôle de curé, maîtresfous que vous êtes ! Vous aussi vous vous battez contre desmoulins à vent. Vous êtes les don Quichottes de l’ironiefrançaise.

– À l’amende !

– Si don Quichotte avait tort de sebarder de fer parmi des bourgeois vêtus de bon drap, quediriez-vous d’un homme qui porterait sous notre soleil andalou unmanteau de fourrures ?… Les pays diffèrent comme les âges. Ily a le donquichotisme de lieu qui vaut bien le donquichotisme detemps. Quiconque transporte la folie française dans notre graveEspagne…

– À l’amende ! à l’amende !

– Vous avez compris : j’ai dit. Celame coûte dix pistoles. Sancho Pança ! sois notretrésorier !

Il jeta les dix pièces d’or sur la table,devant le petit Narciso de Cordoue, qui se leva, blême de rage ets’écria :

– Qui appelles-tu Sacho Pança ?

– Il en faut un partout où fleurit donQuichotte, répondit Moncade froidement.

Il poursuivit, en s’adressant au neveud’Olivarès, pendant que Soto-Mayor et Luna apaisaient Narciso deleur mieux :

– Tu m’as demandé mon avis, donJuan ; je te le dois : il va encore te déplaire. Ce jeunerustre, comme tu l’appelais naguère, n’a pas besoin de tes excuses,car il a méprisé ton insulte.

– Méprisé ! se récria le neveu dufavori.

– Regarde ! répondit Pescaire. Il nesonge plus à toi.

Palomas tourna en effet les yeux du côté deRamire. Celui-ci avait aux lèvres un doux sourire. Évidemment il sedonnait tout entier à ses pensées.

Palomas se mordit les lèvres etmurmura :

– C’est un rêveur. Je me suis occupé delui deux fois de trop.

– Ô mes amis, disait cependant Picaros,rajeuni de soixante-dix ans par le petit vin de Llerena, du tempsque ce palais avait un maître (il montrait à l’aide de son verreplein la maison de Pilate), il en était ainsi chaque dimanche. Cequi vous semble une fête inespérée arrivait à l’heure fixe, quatrefois par mois. Les jours de la semaine, on faisait l’aumône à lagrande porte du palais qui donne sur la rue desSept-Douleurs ; le dimanche, les valets de Medina-Celiapportaient ici où nous sommes six grandes tables qui emplissaienttout le parvis. On les couvrait non pas de fromage moisi et de paindur comme celui que nous a donné Galfaros, ce fils de Maure, maisde nobles viandes et de flacons de vin andalou. Les coteaux deMedina-Celi, chargés de vignes, s’abaissent vers la ville de Xérès.C’était du vin de ce cru qu’il donnait aux pauvres !

– Il dit vrai, appuya Gabacho, je mesouviens de cela.

– Et qui nous a enlevé cetteaubaine ? reprit le centenaire, ô mes amis ! c’est celuiqui veut nous chasser maintenant de Séville et nous envoyer mourirdans la poussière des grandes routes. C’est Olivarès, que Dieu leconfonde !

– Que Dieu le confonde ! répétaCaparrosa la bouche pleine ; mais il n’osera pas nous chasserde Séville, c’est moi qui vous le dis. Il sait que dans vos rangsse trouve un nommé Caparrosa…

– Non, ma foi ! répondait en mêmetemps Palomas aux instances de ses compagnons, je ne vous diraipoint un mot de mon aventure d’amour. Vous ne saurez rien de lalitière empanachée, rien des deux nègres vêtus de blanc, rien de laperle de beauté qui m’a prêté pour un jour les féeries orientalesde son palais. Mon cousin de Moncade m’a converti par sonattendrissante homélie ! Si je n’avais bouche close sur toutcela, mon cousin de Moncade m’accuserait avec une sorte de raisond’imiter l’indiscrétion française et la forfanterie galanted’outre-monts. Mes féaux, parlons plutôt de mon mariage.

– C’est cela, don Juan, fit le chœurcomplaisant, parle-nous de ton mariage.

– Don Juan marié ! Lope, Calderon niCervantes n’ont fait cette comédie-là, que je sache !

– Ce n’est pas Cervantes, répondit lejeune comte de Palomas, ce n’est pas Lope de Vega, ce n’est pasmême notre ami Calderon de la Barca qui veut faire cette comédie,mes féaux, c’est le respectable don Pascual de Haro, marquis deZuniga, mon grand oncle, premier ministre de fait. Ces respectablespersonnages, assistés de mon parrain Baltazar de Zuniga y Alcoy,président de l’audience de Séville, se sont mis dans la tête que majeunesse était finie, parce que ma vingt-quatrième année vient desonner. Ils disent que j’ai des dettes, comme si tout le monde n’enétait pas surabondamment persuadé. Ils prétendent que ma santé seruine, ce qui est erreur manifeste, puisque le corps médical deSéville est la seule confrérie à laquelle je ne doive pas untraître maravédis. Je vous prie, messieurs, buvons à la santé de mafemme.

Tous les verres s’emplirent et se choquèrent,tandis que toutes les bouches répétaient :

– Buvons à la santé de la femme de donJuan !

– La connais-tu, ta femme ? demandaMoncade après avoir bu.

– Dieu m’en garde ! répondit lejeune comte qui replaça son verre vide sur la table ; oùdiable veux-tu que je l’ai vue ? Elle habite depuis quinze ansle fin fond de l’Estramadure. Ai-je l’air d’un hidalgo de Badajoz,par hasard !

Ce mot Estramadure entra comme un coin dans larêverie obstinée de don Ramire. Il entendit ce mot. Nous ne pouvonspas dire qu’il fut éveillé du coup, car on n’abandonne pasvolontiers ces nuages délicieux où son esprit planait à cent piquesau dessus du sol vulgaire. Mais enfin son rêve fut entamé ; ilécouta d’une oreille.

– Je ne connais pas ma femme, reprit lecomte de Palomas ; je sais seulement qu’elle est uniquehéritière d’un domaine égal en étendue à la moitié du territoire deSéville, qu’elle a dix-huit ans, qu’elle est belle de cette beautéun peu barbare des filles de la montagne, qui donne parfois de lajalousie à nos adorées Madrilènes ; qu’elle est dévote, etqu’un jeune sauvage a pris l’habitude de chanter des romancesidiotes, le soir, sous ses balcons…

– Ah ! ah ! fit-on de toutesparts.

– J’étais bien sûr, ajouta Pescaire, quele fou n’achèverait pas sans éclabousser un peu safiancée !

– Moncade, dit Julian de Silva, tutournes au trouble-fête ! Que diable ! c’est joli, toutcela !

– C’est charmant ! appuya lechœur.

– C’est d’autant plus joli, poursuivitPalomas, que notre cher maître Herrera, la lumière de l’escrimeespagnole, m’a enseigné, il y a plus de quinze jours, une ripostede pied ferme qui dort dans ma mémoire et dont je n’ai pas encoretrouvé l’occasion de faire usage.

– Voyez-vous ! s’écria Narciso quicherchait à placer son mot, un Espagnol peut tout oublier hormis lepoint d’honneur !

– Le point d’honneur est une vieillerie,repartit Palomas. La question est de placer ma riposte de piedferme. Je n’en veux pas au jeune sauvage, non, ni à sa guitarefêlée, ni à ses romances du temps d’Isabelle la Catholique, maisvoilà déjà deux fois que Herrera me demande avec son accent desAsturies : Comte, avez-vous essayé de ma riposte ? Jesuis humilié, voilà le fait.

– Fanfaron d’impudeur ! murmuraPescaire.

– Quand il a par hasard un bon sentiment,il le renie ! ajouta Luna en forme d’éloge.

– Il est superbe ! conclut Narciso,écarlate d’admiration.

– Ah çà, mes chers seigneurs, repartit lejeune comte qui tendit son verre, expliquons-nous bien, je vousprie. Tenez-vous la jalousie pour un bon sentiment ?

– L’honneur… commença Soto Mayor.

– Je sais le reste, mon très cher,interrompit Palomas ; voici Moncade qui aimerait mieuxs’enivrer une fois par jour toute sa vie que de ne pas prononcersoir et matin son sermon sur la tempérance. Morbleu ! comme ondit là-bas, ou ventre-saint-gris, comme dit notre Sancho Pança, lenom te restera, Narciso, mon pauvre compagnon, en sommes-nousencore à rabâcher les tirades de la comédie antédiluvienne ?Guettons-nous nos sœurs et nos tantes comme ces affligeantspersonnages des comédies du vieux Lope ? Avons-nous toujours àla bouche ce mot suranné : l’honneur, ce mot qui fait de larace espagnole un plastron étrange pour toutes les nations dumonde ? n’avons-nous pas encore raclé assez de mandolines etsurveillé assez de balcons ? morbleu ! corbleu ! unefois de plus, morbleu ! têtebleu ! jarnibleu ! ilest temps que tout cela change. Le monde marche, n’est-cepas ? pourquoi nous tous seuls resterions-nousstationnaires ? À bas les fadeurs de Lope ? à bas lepathos de Calderon ! vive Cervantes, qui s’est au moins moquéde quelque chose ! La moquerie, voilà le remède à tous nosmaux ! Versez à boire ! et quiconque dira qu’en ayant dubon sens on imite la France devra être brûlé vif par la jeuneinquisition dont je me déclare le chef et le grand-maître :l’inquisition du bon goût, de l’esprit et de la raison !

Il s’arrêta essoufflé. Tous ses camarades, ycompris Moncade, battirent des mains.

Ramire écoutait maintenant. Nous ne saurionsexprimer l’indignation scandalisée qui grandissait en lui. Cethomme foulait aux pieds en se jouant tout ce que Ramire aimait etadmirait : l’honneur qui était son idole et les vieilleslettres espagnoles qui avaient nourri et illuminé sa jeunessesolitaire.

Ramire se disait :

– Demain il fera jour ! Quandj’aurai délivré le bon duc, je jure Dieu que je fournirai àcelui-ci une verte occasion d’expérimenter le mérite de sa ripostede pied ferme !

Il avait à peu près oublié l’injurepersonnelle. C’était pour l’honneur, pour Lope de Vega et pourCalderon qu’il était en colère.

Là-bas, les gueux choquaient leurs derniersverres à la santé du bon duc de Medina-Celi et à la confusiond’Olivarès.

– Je suis vaincu, dit Moncade ; lanouvelle théorie de don Juan, mon cousin, me paraît fort au-dessusde l’ancienne. L’épée n’est plus pour défendre l’honneur, mais bienpour essayer les ripostes de pied ferme. C’est haut et c’est large.La jeune inquisition n’a-t-elle point encore d’autres vieux vices àbalayer ?

– N’est-ce pas assez ? s’écria lecomte de Palomas, tout ce qui est ennuyeux, guitares, vershexamètres, beaux sentiments, langueurs, fadeurs, et le reste,Seigneurs, vous ai-je dit le nom de ma femme ?

– Tu n’as oublié que cela, réponditSilva.

L’âme de Ramire passa tout entière dans safaculté d’ouïr. Il avait un pressentiment.

– Versez donc à boire, reprit donJuan ; le nom de ma femme est un grand nom : plus grandque le tien, Cordova, et que le tien aussi, Luna ; Moncade levaut à peine, il balance à tout le moins Silva… quand au mien, jecompte le faire un peu plus glorieux que la Giralda. En faveur decette noble ambition, seigneurs, pardonnez-moi mes blasphèmescontre les antiques fanfares de nos poètes. Je vous le donne endix ; or, devinez !

– Sandoval ! dit Luna, il y a unesenorita…

– Le duc de Lerme, reprit Silva, a laisséune nièce.

– Je connais une Bivar, ajouta donNarciso de Cordoue, descendant du Cid Campeador en droiteligne.

– Sancho ! interrompit don Juan,celle-ci tu ne la connais pas, ni toi, ni personne. Elle sort deterre. Pourquoi ne verse-t-on plus a boire ? Cherchez, vousdis-je, et pendant que vous cherchez, je vais causer pour vousaider…

– Elvas ? dit Julian.

– Albe ? proposa Jaime de Luna.

– Cherchez, cherchez. Et voulez-vous queje vous dise ce qui rend ce parti le plus avantageux qui soit entout l’univers ? c’est qu’il n’y a ni beau-père nibelle-mère.

– Elle est orpheline ?

– Non pas : le duc vit, la duchesseexiste…

– Ah ! ah ! s’écria Cordova,c’est la fille d’un duc !

– Et d’une duchesse, Sancho, tu auraisinventé la poudre. Oui, gros sphinx, c’est la fille d’un duc, duduc le plus duc de toutes les Espagnes, lequel est en prison, d’unepart, sa femme est en exil, de l’autre.

– Medina-Celi ! prononça tout basMoncade.

Et toutes les voix répétèrent :

– Medina-Celi !Medina-Celi !

Ramire appuya ses deux mains contre son cœur.Une voix mystérieuse, avant toutes les autres, avait prononcé cenom dans son âme.

– Bravo ! mes féaux, s’écriaPalomas ; c’est affaire à vous de trouver ainsi du premiercoup le mot des énigmes ! Je puis bien dire au moins que je nevous ai pas aidés.

– Medina-Celi ! fit encore Moncadequi semblait tout rêveur.

– Cousin, dit le jeune comte ens’adressant à lui, vois un peu, je te prie, comme je tiens comptede tes leçons : voici ces déguenillés qui recommencent leurshurlements intolérables ; eh bien ! je me bouche lesoreilles et je les laisse en repos. Mais à quoi penses tu donc,cousin ?

Moncade ne répondit point, ou peut-être saréponse fut-elle perdue au milieu de cette grande reprise duconcert des gueux.

L’office du matin finissait. Nos mendiants,qu’ils fussent de la jeune ou de la vieille école, ranimés par lepetit vin de Llerena, se remettaient vigoureusement en besogne.Leurs clameurs étaient, s’il se peut, plus aiguës et mieux nourriesque tantôt.

– Seigneurs, demanda le jeune comte enriant, voulez-vous que je vous dise à quoi pense notre noble amiVincent de Moncade ? Moi aussi, je devine les charades quandil me plait. Notre cher marquis fait des réflexions philosophiquessur ce grand nom de Medina-Celi : il songe aux tempêtes de cetocéan qu’on nomme la cour… Est-ce vrai, cela, Pescaire ?

– C’est vrai, don Juan, répliqua donVincent ; je ne suis pas beaucoup plus vieux que toi, maisj’ai vu mourir un roi et tomber deux ministres. Si le successeurd’Olivarès te traite comme il a traité Medina-Celi…

– Bien il fera, marquis !interrompit le jeune comte ; en politique, je suis Turc. Simon très illustre parent et protecteur se laisse jamais donner lecroc-en-jambe.

– Mais, se reprit-il avec une certaineamertume dans la voix, je m’aperçois que je scandalise ici tout lemonde.

Pescaire lui tendit la main en souriant avecmélancolie.

– Juan, dit-il, tu vaux mieux que tesparoles, tu méprises tes flatteurs.

– Seigneurs ! s’écria Palomastriomphant, je vous prends à témoin ! Ce brave cousin a donnétête première dans le panneau ! il me décerne un prix de vertuparce que j’ai dépouillé ce vêtement usé qui s’appelait autrefoisla voix du sang. Morbleu ! je voudrais bien savoir ce qu’il ya dans le cerveau des sages. Pescaire, mon ami, je t’abandonne mononcle très illustre, si tu as les dents assez longues pour lemordre. Conspires-tu ? Je suis avec toi, si tu me prouves quetu dois réussir et si tu me promets suffisante aubaine.

Les visages s’étaient rembrunis, les regardsinquiets se croisèrent.

Ramire, étonné, s’interrogeait lui-même.

– Y a-t-il des monstres chez qui Dieu asupprimé la conscience ? se disait-il ; ou cet hommen’est-il qu’un fou, faisant carnaval d’infamies ?

– Pour en revenir, reprit Palomas, carmes opinions hardies vous donnent la chair de poule, je vois biencela…

– Cousin Juan, interrompit Pescaire, lesopinions nous importent peu, mais il y a les espions de tononcle.

– Un habile homme, seigneurs, qui selaisse battre au dehors, il est vrai, mais qui défend sa place àl’intérieur avec ses dents et avec ses ongles. Voilà un ministrequi tient à son roi ! Donc, au premier mot de cetteextravagance, un mariage pour moi, j’ai poussé les hautscris ; mais, plus tard, il m’a semblé original de m’entendreappeler seigneur duc, par toutes ces dames, et d’entrer du mêmecoup en possession d’une fortune de plus de cent millions deréaux.

– On te ferait duc ? demandaSilva.

– N’y a-t-il pas le titre dubeau-père ?

– Mais il vit !

– Pas beaucoup. Ces forteresses sont peusaines. Ne frémissez pas, surtout ! On m’a promis…

Pescaire le regarda en face.

– Ne dis pas cela, don Juan,prononça-t-il sévèrement ; Dieu pourrait te punir en mettantla réalité à la place de ton éhonté mensonge.

Ils furent trois ou quatre pourrépéter :

– Don Juan, ne dis pas cela !

– Têtebleu ! s’écria le jeune fou,moi, je prétends dire ce qui me convient. Et versez à boire !Fi de quiconque n’a pas le courage de son incrédulité. J’épousecent millions de réaux et le duché de Medina-Celi, voilà macroyance. Je n’épouse ni une famille déchue, ni un favori tombé, niune belle-mère dont le mariage fut, dit-on, mystérieux comme unroman d’aventures, ni surtout une petite sauvage qui laisse sacroisée ouverte toutes les nuits et qui se fait suivre dans sesvoyages par je ne sais quel bandoulier à tous crins. Je sais ce queje dis peut-être ! Le croquant était mêlé cette nuit àl’escorte qui accompagnait la duchesse et sa fille, lors de leurentrée à Séville !

– À Séville ! se récria-t-on à laronde, la duchesse de Medina est à Séville !

Quelques regards furent échangés dans legroupe des courtisans.

Les cloches de Saint-Ildefonse sonnaient lagrand’messe.

Ramire se leva. Il étouffait. Si quelqu’un eûtfait attention à lui, on aurait pu le voir passer la main sur sonfront comme un homme qui sort d’un mauvais rêve.

Il jeta une pièce de monnaie sur la table. Uncombat se livrait en lui. Sa raison lui disait de s’éloigner ;quelque chose de plus fort que sa raison le retenait. Cet hommel’attirait comme un aimant. Sa main avait frémi quand il avaittouché son épée pour la rattacher à sa ceinture. Cet homme luiappartenait.

– Ô mes amis, dit Picaros, sur le perron,voyez donc comme ce jeune gaillard au justaucorps de buffle dévoredes yeux le neveu de Sa Grâce !

– Il a une belle rapière ! fitobserver Caparrosa.

– Mais, ajouta Gabacho, qui oseraits’attaquer au neveu du favori ?

Le neveu du favori était trop fin sous sesdehors évaporés pour ne s’être point aperçu de l’étrange effetproduit par ses dernières paroles. Il faisait bon marché de tout,excepté de son propre intérêt, et son intérêt était que nul ne pûtcroire à une diminution dans le crédit du comte-duc.

– Il fallait bien, reprit-ilnégligemment, que je visse ma femme avant de l’épouser.

– Et c’est pour cela qu’on a révoquél’ordre d’exil ? demanda Cordova stupéfait.

– Aurais-tu jugé plus convenable, Sancho,mon ami, répliqua Palomas avec hauteur, que je me fusse dérangé,moi, pour faire le voyage d’Estramadure ?

– Payez-vous, dit Ramire a Galfaros quipassait.

Don Juan le regarda par dessus son épaule. Ilse sentait en belle humeur.

Les courtisans étaient tout à faitretournés.

Le voyage de la duchesse à Séville grandissaitdésormais de dix coudées le neveu du comte-duc et le comte-duclui-même.

– Sans rancune, mon camarade, fitPalomas, qui adressa à Ramire un signe de tête souriant.

Ramire pâlit et ne bougea pas. Palomas, sansplus prendre garde à lui, poursuivit en s’adressant à sescompagnons :

– Résumé général de la situation :vous parlez mes très chers, à un duc de cent millions de réaux.

– Cela vaut bien le sacrifice de taliberté, don Juan, fit le chœur.

– Vous vous trompez, mes féaux, repartitle jeune comte qui vida lentement son verre, rien ne vaut lesacrifice de la liberté. Comprenez – moi une fois pourtoutes : j’achète et je ne paye pas. Mon titre et ma fortunem’imposent une femme ; c’est du moins l’apparence ; maisje n’aurai pas plus de femme que de beau-père ou que de belle-mère.Le beau-père à Alcala de Guadaïra en attendant que sa maladieempire, la belle-mère en Estramadure, la femme dans un couvent… Nevous récriez pas : c’est la loi de Guillen de Castro, deCalderon et de Lope. Nos ancêtres à fraises et à crocs sous le nezgardaient-ils autrement leur honneur ?

Il se prit à rire en promenant à la ronde sonregard effronté.

Mais sa gaieté, factice ou non, futbrusquement coupée par une main lourde qui se posa sur son épaulepar derrière.

C’était notre Ramire qui avait enfin pris sonparti.

Ramire poussa d’abord un large soupir desoulagement, comme un homme qui relève la tête au-dessus de l’eauaprès un plongeon trop prolongé. Il était rouge encore de l’effortqu’il avait fait pour contenir son indignation ; mais l’affaméne souffre déjà plus quand le potage fume sur la table ; aucontraire, l’approche d’une jouissance vaut mieux souvent que lajouissance elle-même.

Ramire avait à ses lèvres un sourire content.Sa taille se redressait à l’aise et sa poitrine aspirait à pleinspoumons.

Il dit au neveu du favori, posément et sans sepresser :

– Seigneur Juan de Haro, comte dePalomas, comme je vous ai entendu appeler, vous insultez lescaptifs, les proscrits et les femmes. Honte sur vous et sur ceuxqui vous écoutent ! Vous ne serez pas duc, vous n’aurez pascent millions de réaux, vous n’épouserez pas la noble Isabel ;me voilà ici pour vous l’affirmer sous serment, moi qui respectetout ce que vous conspuez, moi qui crois en ce que vous niez, moiqui sers Dieu, moi qui aime l’honneur, moi qui défends lesfemmes.

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