Le Roi des gueux

Chapitre 9ESTEBAN

Alcoy et don Baltazar échangèrent un sourire.Pedro Gil croisa ses bras sur sa poitrine.

– Mes seigneurs, dit-il d’un ton grave,il s’agit d’une conception hardie et qui peut sembler bizarre aupremier aspect. Le seigneur Pascual de Haro et le seigneurprésident ont déjà leur ricanement sceptique aux lèvres. J’avoueque si j’avais dû avoir affaire à eux seulement, j’aurais gardépour moi-même mon idée, mais j’ai foi dans la haute et forteintelligence de mon noble patron don Bernard de Zuniga, qui est lavéritable lumière des conseils de Sa Majesté. Mes efforts ont pourunique but de le servir, et peut m’importe l’opinion du reste del’univers !

Le ministre cligna de l’œil et passa sa languesous sa moustache grise.

– Il s’exprime bien, dit-il,seigneurs ; c’est un garçon capable. Continue, Pedro ;ton dévouement, mon ami, ne s’adresse point à un ingrat.

L’ancien intendant salua et reprit :

– Je commence par prononcer le mot de lasituation : le noble favori du roi chancelle ; voicilongtemps que la perspicacité de Moghrab a prédit ce résultat.J’avoue hautement que je partage la confiance de mon très illustrepatron à l’endroit de Moghrab. Le jour de l’Assomption de la trèssainte Marie, 15e d’août de la présente année, Moghrab atrouvé pour la première fois, au fond de ses calculs, le nomprédestiné du successeur de Sa Grâce le comte-duc. Ce nommystérieux semblait désigner un jeune homme, parent à un degré égaldes trois puissants seigneurs ici présents. Jusqu’alors ce jeunehomme avait été livré à lui-même et peu favorisé par sa famille.Malgré les doutes légitimes desdits puissants et noblespersonnages, on résolut du moins de faire quelque chose pour unenfant voué peut-être à de si magnifiques destinées. C’était, qu’ilme soit permis de le dire, du bon sens élémentaire et de laprudence toute pure. On paya les dettes du jeune homme, on le nommacapitaine dans la garde noble, on le créa comte de Palomas avecgrandesse du deuxième degré. Bref, on le fit sortir de sonobscurité, et grâce à ses heureuses qualités, il se plaça lui-même,du premier coup, au premier rang de la jeunesse titrée.

– Il contracta pour quatre millions deréaux de dettes en cinq semaines de temps, interrompit donPascual.

– Et se fit trois méchantes affaires avecl’audience de Madrid, ajouta don Baltazar.

– Jeunesse qui se passe ! jeunessequi se passe ! dit le ministre ; je trouve l’exposé del’ami Pedro fort bien fait… seulement un peu long. Abrège, monfils, abrège, l’Espagne a besoin de nous.

– Ma vie entière, poursuivit l’ancienintendant, est consacrée aux intérêts de mon patron bien-aimé. Moi,je ne suis pas de ceux qui rougissent du bienfait reçu. Ayantobtenu la modeste place d’oïdor à Séville, je cherchais nuit etjour un moyen de témoigner ma reconnaissance à mon nobleprotecteur. Vous accueillîtes, seigneurs, la première idée dumariage du comte de Palomas avec Isabel. Je me fis fort de leverles obstacles venant du duc prisonnier ou de la duchesseexilée ; vous mandâtes par ordre royal Eleonor de Tolède àSéville…

– Et maintenant ? s’écria donPascual.

– J’arrive au fait, seigneur, interrompitPedro Gil. Je vous répète que la fortune de Medina-Celi est entremes mains, au moment où j’ai cet insigne honneur de parler devantvous. Il y a aujourd’hui quatorze jours que le noble président del’audience me chargea d’une enquête en la ville de Xérès. On avaiteu vent d’une intrigue ourdie par des étrangers pour l’évasion descaptifs de Alcala de Guadaïra. J’étais dans ce courant de pensées,lorsque tout à coup, au sortir du tribunal, le duc de Medina-Celise présenta devant mes yeux sur les marches du portail deSan-Iago.

– Que dis tu ? balbutia don Bernardde Zuniga, le duc !

– En liberté ! ajouta don Pascualdéjà tout pâle.

Mais le président de l’audience, redoublant demépris, demanda :

– Ne le voyez-vous pas venir,seigneurs ? un moyen renouvelé de nos vieilles comédies !une ressemblance ! Cet homme se moque de nous, à notrebarbe.

Don Pascual, honteux de s’être laissé prendre,fronça terriblement ses gros sourcils.

– Si je le croyais… commença le ministre,toujours prompt à changer d’impression. S’agit-il d’uneressemblance, Pedro ? As-tu osé nous tendre un piège sigrossier ?

– Seigneurs, prononça froidement PedroGil, recevez mon humble aveu : c’était une ressemblance.

– Et tu veux refaire la fable desMénechmes ! s’écria le président.

– Tu veux que nous trempions dans cettefarce effrontée !

– Tu veux ?…

Pedro Gil se leva. Il prit la main du vieuxZuniga et l’entraîna vers la fenêtre qui donnait sur la cour desGazelles. Le bonhomme disait, chemin faisant :

– La corde ! misérable histrion, toninsolence a mérité la corde !

L’heure de la méridienne était venue. Ilfaisait une étouffante chaleur. La cour des Gazelles étaitsilencieuse et déserte, comme si l’on eût été au milieu de la nuit.Sur le banc qui faisait face à la fenêtre et qu’abritait un grandoranger, un homme était étendu ; il dormait, le visage cachésous les bords de son feutre.

Pedro Gil, sans s’émouvoir aucunement desmenaces de son patron très illustre, appela :

– Esteban !

L’homme tressaillit aussitôt et sauta sur sespieds. Son chapeau tomba dans ce mouvement. Nos trois seigneurspoussèrent le même cri de surprise.

Le président de l’audience se recula livide.Don Pascual porta la main à son épée, et le vieux ministre,dégainant à tour de bras, se précipita sur Pedro Gil ens’écriant :

– Traître maudit ! Tu l’as faitévader ! On venait de t’en accuser devant moi !Ignorais-tu cela, toi qui écoutes aux portes ? Tu vas mourircomme un misérable chien que tu es !

Le vieux Zuniga, joignant le geste à laparole, fondit sur lui à bras raccourci. Pedro Gil écarta l’épéeavec sa main roulée dans son manteau et dittranquillement :

– Retenez mon noble patron, seigneurs.Nous faisons trop de bruit. Si le roi se mettait aux fenêtres…

L’épée de Zuniga s’échappa de sa maintremblante. Les trois hommes d’État étaient littéralementatterrés.

L’homme qu’on avait appelé Esteban avaitramassé son chapeau et regardait en l’air avec curiosité.

– C’est lui ! de par le ciel !dit don Pascual le premier en se frottant les yeux.

Le président répéta :

– C’est lui. Je l’ai vu hier dans saprison, je ferais serment que c’est lui ! Il a seulement coupésa longue barbe.

Zuniga essuyait son front baigné desueur :

– Medina-Celi ! murmurait-il d’unevoix dolente, Medina-Celi en liberté dans le palais duroi !

Pedro Gil souriait d’un air satisfait.

– Seigneurs, dit-il, l’épreuve me paraîtcomplète. Vous connaissez tous les trois l’illustre captif. Montrès respecté chef, le président de l’audience l’a vu hier, il luia parlé ; cependant il vient de s’y tromper, comme lecommandant des gardes du roi et comme mon bien-aimé patronlui-même. Que sera-ce donc quand cet homme, dépouillant le harnaisde l’indigence, aura pris les habits qui conviennent au rôle quenous voulons lui faire jouer ?

– Tu persistes à soutenir ?… s’écriale ministre déjà un peu ébranlé.

– Ne le croyez pas, Excellences !s’écria don Baltazar ; sur mon salut éternel, cet homme est leduc de Medina-Celi ! Je ne sais pas quels sont les desseinssecrets de l’imposteur qui nous trahit avec tant d’audace. Nousvivons dans un temps où tout est possible, et peut-être les mesuressont-elles déjà prises pour que le fauteuil du favori soit occupéaujourd’hui par Medina-Celi ressuscité.

– Pourquoi m’avez-vous éveillé ?demanda en ce moment le dormeur de la cour des Gazelles.

– Sa voix ! murmura le président del’audience ; on ne se méprend pas à la voix ! C’est lavoix qui me disait hier : « Tant qu’une goutte du sang demon père sera dans mes veines, Isabel de Medina-Celi ne sera pointla femme de ce mignon. »

Zuniga réfléchissait. Il murmura, se parlant àlui-même :

– Si l’on se mettait franchement aveclui ?… nous sommes un peu parents par les Sidonia et lesTorre.

– Quant à moi, dit Pascual, ma femme estcousine germaine de dona Eleonor de Tolède.

– En sommes-nous là ? s’écria donBaltazar de Alcoy ; Dieu vivant ! je suis le mieux placéde tous, en définitive. Ma proposition d’hier peut être tournée enbonne part : c’était pour son bien, apparemment… et, de parSaint-Jacques ! feu noble père fut son parrain dans troiscombats singuliers.

Une heure après midi sonna à l’horloge arabedu pavillon royal.

– Il vous faudra donc, mes seigneurs, ditPedro Gil avec son effrontée tranquillité, prendre le deuil tousles trois aujourd’hui même.

– Pourquoi cela ? demandèrent-ils àla fois.

– Parce que, répondit l’ancien intendant,dont la voix avait d’étranges et sourdes vibrations, voici uneheure qui sonne, et que depuis midi votre infortuné cousin estpassé de vie à trépas.

– Que dit-il ? balbutia don Pascual,pâlissant à l’idée d’un assassinat.

Et le président de l’audience :

– De qui parles-tu, malheureux ?

Le vieux ministre restait abasourdi.

– Je parle de celui qui nous occupe tousici, mes seigneurs, répondit Pedro Gil ; je parle du trèsnoble Hernan-Perez de Guzman, duc de Medina-Celi, et je dis qu’ilest mort !

– Comment sais-tu cela ? fit leministre avec accablement.

Au lieu de répliquer, cette fois, Pedro Gil sepencha à la croisée et dit à l’homme qui naguère dormait sur lebanc de marbre :

– Ne t’impatiente pas, Esteban, ton tourva venir.

Nos trois hommes d’État profitèrent de cemoment pour échanger un regard. Leurs yeux n’exprimaient rien,sinon un profond et commun embarras.

– Je sais la nouvelle le premier, ditPedro Gil en se retournant vers ses nobles compagnons, et toutuniment parce que je la savais d’avance.

– Alors, prononça tout bas Zuniga,Medina-Celi est mort violemment ?

– Violemment, oui, répliqua l’ancienintendant, mais légalement. Je ne veux pas faire languir VosSeigneuries : voici la chose en deux mots. Le président del’audience a dit vrai, sa police est bien faite, j’ai donné lieuaux rapports qui lui ont été adressés contre moi. En effet, par unexcès de zèle que mon illustre patron appréciera, je l’espère, jesuis entré dans un complot ayant pour but de faire évader le duc deMedina-Celi. Je ne pense pas avoir besoin d’établir ici combien cetrès noble seigneur nous gênait.

Ses propres paroles viennent d’êtrerépétées : lui, vivant, nos projets devenaient impossibles. Jeconnais la haute moralité de Vos Seigneuries : elles eussenttoutes reculé devant un meurtre.

– À l’unanimité ! fit sincèrement leministre.

Don Pascual mit la main sur son cœur. DonBaltazar de Alcoy fît un geste d’énergique répulsion.

– Sans doute, sans doute, dit PedroGil ; aussi, ai-je cru devoir ne vous en parler qu’après lachose faite. Je vous prie de bien vouloir me laisser continuer, messeigneurs. En ma qualité de second oïdor, j’avais l’inspection dela forteresse ; en ma qualité de conjuré, je savais le momentde l’évasion. J’ai tout simplement pris mes mesures pour que leprisonnier, saisi sur le fait, trouvât à qui parler avant d’avoirla clef des champs… Bien ! bien ! Esteban, interrompit-ilà la fenêtre ; on est à toi, mon garçon !

Les trois hommes d’État se regardèrent encore,l’expression de leurs visages avait changé.

Pedro Gil resta un instant à la fenêtre commepour leur donner le temps de réfléchir.

– Seigneurs, seigneurs, sur ma foi !dit le vieux Zuniga, je ne cacherai pas mon opinion !Regrettons la fin prématurée du noble duc, mais il était dans sontort… un prisonnier qui s’évade manque à tous ses devoirs.D’ailleurs, c’est un fait accompli.

– Et que prétend-il faire de cet hommequi est dans la cour ? demanda don Pascual. Je n’ai pas encorebien saisi.

– Voyons, seigneur Pedro, ajouta leprésident, veuillez nous développer l’intrigue de votrecomédie.

Par la fenêtre, la voix du dehors monta.

– Je vais reprendre ma sieste, dit-elle,puisqu’on n’a pas besoin de moi.

– Dors, Esteban, répliqua Pedro Gil enlui envoyant un signe de tête amical ; j’irai te chercher toutà l’heure, mon ami.

Esteban se drapa magistralement dans un vieuxmanteau qu’il avait et s’étendit de nouveau sur son banc. Quand ileut fermé les yeux, nos trois hommes d’État vinrent le contemplertout à leur aise.

– Mes illustres maîtres, repritl’intendant, ce jeu miraculeux de la nature est le point de départde ma combinaison. Si dans le cours des développements que je vaissoumettre à Vos Seigneuries la frayeur vous reprenait,rassurez-vous par cette seule pensée ; Medina-Celi est mort etimpuissant à vous nuire, mais Medina-Celi vit et demeure capable detout ce qui peut vous servir.

– Mais, objecta le président del’audience, sa mort sera constatée.

– Pour nous seulement, interrompit PedroGil ; soyez assurés que le projet a été sérieusement mûri. Leduc a été mis à mort, non point par les gardiens naturels de laforteresse, mais par des braves déguisés en garçons bouchers etpostés dans le cellier de maître Trasdoblo, fournisseur juré de laprison. Le duc a disparu purement et simplement. Sa fosse étaitcreusée d’avance dans le charnier de Trasdoblo. Ces détailsrépugnent aux grands cœurs de Vos Seigneuries, je m’en aperçoisbien, mais comme l’a dit excellemment mon patron très illustre, donBernard de Zuniga, c’est un fait accompli désormais. Passonsd’ailleurs aux conséquences. Demain le duc de Medina-Celi,heureusement échappé à la lourde chaîne qui l’accablait, sera dansson palais.

– Espères-tu tromper une épouse ?interrompit Baltazar de Alcoy, dont le front s’était rembruni.

– Je tromperais une mère, affirmal’ancien intendant.

– Laissez-le dire, fit le vieux ministre,je n’ai pas encore tout à fait compris, mais cela me paraît marquéau coin d’une infernale adresse.

– Le très puissant président del’audience y a bien été trompé, reprit Pedro Gil, lui qui avait dessouvenirs de vingt-quatre heures ! Craignez-vous les souvenirsde dona Eleonor, qui datent de quinze ans ?

– Bien raisonné, Pedro, dit leministre ; quel garçon pour l’intelligence ! Voyonsmaintenant ce que cela nous donnera.

– Cela nous donnera, pour don Juan deHaro le comté de Palomas, la main de dona Isabel et la fortune deMedina-Celi, répartit l’ancien intendant ; le ducconsentira ; il imposera sa volonté au besoin, et l’affairefaite, le duc ira voyager à Santiago de Cuba ou au Pérou, selon soncaprice.

– Et don Juan, notre neveu, appuya leministre tout a fait rassuré, nous devra un beau cierge,savez-vous, mes seigneurs !

– Mais, demanda Baltazar de Alcoy, quihésitait encore, l’homme est-il prévenu ?

– Holà ! cria en ce moment la voixdu dehors ; une fois qu’on a perdu son premier somme, on nepeut plus se rendormir. J’ai mes affaires à Séville, et qui sait sielles ne sont pas plus importantes que les vôtres ?

– Seigneurs, dit le vieux Zuniga, jeprends spontanément la résolution de faire comparaître cet hommedevant moi. Le comte de Palomas, notre neveu, sera un bonministre ; il ne donnera aucune attention aux affaires, et,pour le bonheur de l’Espagne, tout restera confié à notre sageexpérience. C’est un coup de partie ! Nos positions dépendentde la manière dont nous allons jouer nos cartes. Passons dans nosappartements privés, afin que le secret le plus profond entourecette entrevue.

– J’approuve votre détermination, moncousin, opina le président de l’audience ; je vénère lecomte-duc, mon gendre, mais je ne le regretterai point.

Le commandant des gardes s’était approché dela fenêtre. L’homme et lui se regardaient en face. Ce fut lecommandant qui baissa les yeux le premier.

– Eh bien ! don Pascual, fit leministre, à quoi pensez-vous ?

Pedro Gil venait de sortir par la portedérobée pour aller chercher son faux duc.

– Je ne pense à rien, réponditfranchement don Pascual. Certes ! certes ! tout ceci estfort extraordinaire.

– Puisque nous voilà seuls, messeigneurs, reprit le président de l’audience, je puis parler à cœurouvert. Ce Pedro est un scélérat de la plus dangereuse espèce. Sic’était nous qu’il trompât ? Si le duc était véritablementlibre et dans l’enceinte de l’Alcazar ? Si nous restions, endéfinitive, les dupes de cette effrontée comédie ?

Le vieux Zuniga, qui se dirigeait déjà versses appartements privés, s’arrêta court.

Baltazar de Alcoy poursuivit à voixbasse :

– Je vais plus loin, seigneurs. Si lecomte-duc était dans tout ceci ! On a vu des ministres fairesubir à leurs subordonnés des épreuves de ce genre.

– Le comte-duc ? dit Pascual, ehmais, certes, il a beaucoup de subtilité dans l’esprit.

– Beaucoup de ruse, ajouta Alcoy,beaucoup d’inquiétude. Il est capable de tout !

– Par saint André martyr,seigneurs ! s’écria le vieux Zuniga d’un ton découragé, jesuis un pauvre hidalgo tout rond, tout franc, tout loyal. Ne mefaites pas perdre la tête, je vous prie. Est-il défendu à unserviteur du roi de tenir sa place ? Si ce quidam estMedina, nous tâcherons de le retourner. Si c’est un espion, nousparlerons du comte-duc avec tout le respect dû à un corps saint.Et… en somme, Palomas est son neveu comme le nôtre !… Voici lepersonnage, entrons dans mon appartement.

La petite porte située derrière le paraventvenait en effet de s’ouvrir. Pedro Gil rentrait, précédant uncavalier de haute taille, admirablement campé sur de belles jambesbien découplées, et portant avec fierté la tête la plus noble dumonde. Son costume, il est vrai, ne répondait pas tout à fait à lagrandeur de sa mine, mais son vieux sombrero gardait je ne saisquelle tournure, son manteau de gros drap déteint avait des plishardis et son pourpoint, usé jusqu’à la corde, ne paraissait pointson âge.

À en juger par son allure et la fermeté de sadémarche, ce beau gaillard ne devait pas avoir plus de quaranteans. Cependant ses cheveux grisonnaient, et il y avait bon nombrede fils d’argent dans sa moustache noire.

Nos trois hommes d’État s’arrêtèrent uninstant pour le considérer, puis ils entrèrent.

Pedro Gil se tourna vers lui.

– Esteban, mon ami, dit-il, te voilàintroduit dans le palais du plus grand souverain du monde, et cestrois personnages que tu viens de voir sont les premiers du royaumeaprès Sa Majesté.

Esteban jeta un regard indifférent sur lesmerveilles de l’architecture arabe. Il laissa seulement retomber unpeu les pans de son manteau et grommela :

– Il fait chaud chez le roi.

– De la décence, ami, reprit l’ancienintendant, mais de l’aplomb ! Et souviens-toi que si tu jouescomme il faut ton rôle, ta fortune est faite.

Esteban répondit avec un sang-froidsuperbe :

– Jouer un rôle ne m’embarrasse guère.J’ai été sifflé dans toutes les comédies de Calderon :dépêchons seulement, car j’ai, moi aussi, mes affaires.

Quand Pedro Gil et son protégé furentintroduits dans l’appartement privé de don Bernard de Zuniga, nostrois hommes d’État avaient eu le temps de se composer un maintiendigne et solennel. Ils étaient assis en quinconce comme untribunal, et la fraise de don Bernard dominait ce triangle imposantcomme la principale pièce d’un surtout couronne une table bienservie.

– Qu’on ferme toutes les portes !ordonna cet habile ministre d’une voix sévère ; asseyez-vous,maître Pedro Gil. L’homme, approchez et demeurez debout.

Cet accueil était très positivement calculépour inspirer au nouveau venu le respect et la terreur, mais lenouveau venu ne parut point étonné le moins du monde. Il s’avançajusqu’à la table d’ébène sculptée qui était devant le vieuxministre et appuya ses deux mains sur un long bâton de voyage qu’ilportait suspendu à la plus haute olive de son pourpoint.

– J’ai fait ce matin une forte étape,dit-il ; je préférerais m’asseoir ; mais, s’il fautrester debout, c’est bien.

Il regarda le cabinet comme il avait regardéla galerie, avec une insouciante curiosité. C’était une petitepièce octogone, faisant partie du châtelet en style espagnol quePhilippe II avait collé à la face méridionale de l’Alcazar. Leplafond et les boiseries étaient chargés de lourdes sculpturesformant caissons et encadrant des panneaux peints par le premierPacheco, sous le règne précèdent.

Ayant achevé son examen, Esteban reporta sesyeux sur Leurs Seigneuries.

Je ne sais pourquoi nos trois hommes d’Étatsemblaient beaucoup plus embarrassés que lui.

– Comment vous appelez-vous ?demanda don Bernard de Zuniga pour entamer l’entretien.

– Le seigneur Pedro Gil, réponditfroidement Esteban, aurait dû m’épargner ces préliminaires oiseuxet pénibles. Il n’ignore pas que je suis un homme occupé. Si VosGrâces ont du temps à perdre, je ne suis point dans le mêmecas : arrivons au fait, je vous prie.

– Vous parlez haut, l’ami ? fitobserver le commandant des gardes.

– C’est ma coutume, seigneur ; j’aiune bonne poitrine et une bonne conscience.

– Savez-vous devant qui vous êtes ?interrogea à son tour le président de l’audience.

– Le seigneur Pedro m’en a touchéquelques mots. Je pense que vous êtes trois grands d’Espagne, et jesouhaite que Dieu vous bénisse.

– Il faut agir avec douceur, dit le vieuxministre qui vit le rouge monter au visage de don Pascual ;l’ami, nous ne vous ferons point de mal. Quel métier est levôtre ?

Cette fois une nuance d’orgueil satisfaitéclaira le visage d’Esteban.

– Si vous êtes grands, je suis roi !prononça-t-il avec un profond contentement de lui-même.

– Nous as-tu amené un fou, Pedro ?s’écria le ministre.

Esteban rejeta son manteau sur son épaulegauche. D’un geste noble, il imposa le silence à l’ancien intendantqui allait prendre la parole.

– Que parlez-vous de métiers, s’il vousplaît ! dit-il en faisant un pas vers nos trois hommesd’État ; avez-vous ouï parler du saint d’Antequerre ?Sauriez-vous vivre honnêtement et les bras croisés, si vous n’aviezpoint de patrimoine ? Ne regardez pas avec orgueil ou mépriscelui dont le nom seul inspire du respect à des milliers d’hommes.Des métiers ! je les dédaigne tous, depuis le premier jusqu’audernier. Et qui vous dit que je voulusse faire le vôtre ?

– Par les cinq plaies ! commença donPascual furieux.

– Il s’exprime bien, interrompit le vieuxministre ; il est un peu exalté, mais quinze années decaptivité ne laissent pas toujours la tête très saine. Il sera biendans son emploi.

– Je vous dis, seigneurs, appuya PedroGil avec conviction, que c’est là précisément l’homme qu’il nousfaut. Répondant pour lui, afin d’abréger, j’apprends à VosSeigneuries que le saint Esteban d’Antequerre a été nommé parlégitime élection roi des gueux de l’Andalousie, et qu’il venait àSéville pour la cérémonie du couronnement. C’est un lettré ;quoi que vous puissiez penser de son sceptre et de sa dignité, il aétudié à l’Université de Grenade, où quelques-uns de ses tours sontrestés illustres ; c’est un homme de guerre, il adéserté ; c’est un chrétien, il observe le repos des dimancheset fêtes, sans jamais travailler le reste de la semaine ;c’est un voyageur, il sait mentir avec un aplomb mémorable ;c’est un philosophe, il n’a pas plus de préjugés que de croyances.Dites-lui, je vous le conseille, tout uniment et tout clairement ceque Vos Seigneuries attendent de lui ; c’est le chemin le pluscourt et le meilleur.

Le vieux don Bernard consulta de l’œil sesdeux nobles cousins.

– Je suis de cet avis ! s’écria-t-iltout à coup impétueusement ; rien n’échappe à ma perspicacité.Du premier regard j’avais jugé ce personnage très original et trèsremarquable. L’ami, sois attentif, nous voulons faire de toi unduc !

Il n’était pas plus aisé d’éblouir le saintEsteban d’Antequerre que de l’effrayer, car il répliqua d’un tonglacial :

– Avant d’être roi, j’ai été duc etprince… prince des Ursins, trouvez-vous que ce soit peu ? etgrand-maître de Saint-Jacques et don Juan d’Autriche.

– Il a été comédien nomade, s’empressa dedire Pedro Gil en forme d’explication.

– Bien cela ! s’écria donBernard ; comprenez-vous, seigneurs ? Prince des Ursinsdans le Peintre de son déshonneur de notre ami Calderon,grand maître de Saint-Jacques dans la Perle de Séville, duvieux Lope, don Juan d’Autriche dans le Siège d’Alpujarra.Par les sept douleurs ! c’est un divertissant compagnon !Réponds, l’ami, veux-tu être duc ?

Esteban parut hésiter.

– Je ne me connais point de passions,dit-il, mais j’ai deux goûts renfermés dans des bornesraisonnables : la table et la galanterie. Pour contenter cesdeux vocations, qui certes, ne nuisent à personne, il faut avoir labourse bien garnie. Combien votre métier de duc me rapportera-t-il,à vue de pays, par semaine ?

Les trois hommes d’État ne purent s’empêcherde sourire, et le président de l’audience dit :

– Tu fixeras toi-même ton salaire.

Esteban le regarda d’un air fier etdemanda :

– Lequel de vous trois est lemaître ?

– Il n’y a point de maître ici,répondirent à la fois don Baltazar et don Pascual.

Mais du haut de sa fraise, le vieux ministrerépliqua de son côté :

– C’est moi qui suis le maître !

– Eh bien ! repartit Esteban, sivous êtes le maître, ne laissez pas vos serviteurs bavarder à tortet à travers. Depuis quand parle-t-on de salaire à un duc ?Dites-moi quels seront mes revenus, fixez mon apanage…

– Ah çà ! gronda le commandant desgardes, est-ce que tu crois, faquin, qu’on va te faire duc pourtout de bon ?

– Je ne crois rien, seigneur, réponditEsteban ; je ne demande rien, je n’accepte rien. Maître PedroGil, mettez-moi dehors, s’il vous plait ?

Il se dirigeait en même temps vers la porte.L’ancien intendant l’arrêta.

– Tu seras duc pour tout de bon, l’ami,dit don Bernard ; Dieu vivant ! quel original !

Esteban revint, et s’adressant désormais auministre tout seul, il s’assit en face de lui sur la table et mitson bâton entre ses jambes pendantes.

– Que diable ! fit-il entre haut etbas, nous sommes tous ici des hommes d’importance, on peut parlerla bouche ouverte. Combien pensez-vous que vaille ma royauté quivous fait hausser les épaules ? Il n’y a en Espagne qu’un seulduché qui la puisse payer ; c’est celui de Medina-Celi, quipasse pour aussi bien loti que Philippe d’Autriche. Et savez-vouspourquoi je m’attarde ici ? c’est que ma ressemblance avec ceduc-là m’a déjà produit plus d’un quadruple d’or. Saint-Jean deDieu ! ce duc a des amis de par le monde ! Et l’idéem’est venue que vous aviez besoin de son portrait pour quelquemanigance politique ou autre.

– Sur mon salut, mes seigneurs, protestaPedro Gil, je n’ai point trahi vos secrets.

Le commandant des gardes et le présidentd’audience avaient froncé le sourcil. Don Bernard de Zuniga secaressa le menton d’un air satisfait.

– J’aime mieux qu’il ait deviné,dit-il ; n’aurait-il pas fallu le mettre au fait tout àl’heure ? Pedro, nous ne te soupçonnons point. Esteban, je teproclame un garçon d’esprit. Tu as justement mis le doigt sur lejoint : nous avons besoin du vivant portrait de Medina-Celi,non point pour des manigances politiques ou autres, mais pour leservice du roi.

Il se découvrit. Les deux dignitaires et PedroGil firent comme lui. Esteban, qui avait remis son chapeau sur satête, ne jugea point à propos d’y toucher. Il réfléchissait.

– Singulier néant de la sagessehumaine ! prononça-t-il avec tristesse ; la pensée d’êtregrand d’Espagne chatouille agréablement mon esprit. Sur mafoi ! je me croyais au-dessus de cela. Je mange bien, je boisbeaucoup, je dors longtemps ; le petit dieu d’amour me compteau nombre de ses favoris. Qu’aurai-je de plus quand je seraiduc ? Une prison, peut-être, ou pis que cela : un billotavec une hache. Ah ! je regretterai plus d’une fois mestranquilles loisirs et les intéressants récits que je faisais auxâmes charitables de mes aventures en Afrique où je ne suis jamaisallé…

Il soupira et reprit :

– Enfin, n’importe, le démon del’ambition me pousse. Je veux voir un peu quels sont les bonheurset quelles sont les souffrances des princes de la terre. Touchezlà, vieillard ; cette main est celle d’un duc !

Il tendait au vieux ministre sa main, quiétait bien un peu noire. Don Bernard lui donna ses longs doigtsosseux, et poussa un cri de femme parce que le nouveau duc serraittrop fort.

– Vous autres, continua Esteban quiregarda de son haut don Baltazar et don Pascual, je ne pense pasque vous soyez mes égaux. Que chacun de nous se tienne à son rang.Me voici prêt à entrer en fonctions. Où est le palais dont je doisfaire ma demeure ? où sont les somptueux habits que je doisrevêtir ?

– Seigneur duc, lui répondit Bernard deZuniga, heureux comme un enfant de jouer cette comédie, maîtrePedro Gil va vous enseigner aujourd’hui ce qu’il vous estindispensable de savoir pour entrer dans la maison de Pilate. C’estun ancien serviteur de la famille, et il est certains faits quevous devez connaître pour converser avec la duchesse.

– Ah ! fit Esteban, dont les yeuxs’animèrent, il y a une duchesse !

Le vieux Zuniga fit signe à Pedro Gil de selever.

– On nous attend au conseil du roi,dit-il ; allez, ami Esteban ou seigneur duc, comme il vousplaira désormais d’être appelé. Ce soir, vous coucherez dans votrepalais. En attendant, acceptez ce parchemin que j’ai rempli etsigné de ma main, pour répondre à quelques soupçons exprimés parvous tout à l’heure : la prison, le billot, etc., etc.

Esteban prit l’acte et le déplia. C’était unsauf-conduit royal, délivré à Hernan Perez de Guzman, duc deMedina-Celi, avec le sceau du secrétariat d’État.

Esteban approuva d’un signe de tête, et sortitaprès avoir salué noblement. Au bas des marches, un hommeattendait, immobile et appuyé au socle d’une colonne. Il portait lecostume mauresque. On ne voyait qu’un coin de sa figure basanéederrière son double voile de bernuz blanc. Cet homme s’approcha, etmurmura en regardant Esteban :

– Étrange !

Pedro semblait avoir attendu cet instant. Ildisposa les plis du manteau d’Esteban de manière à lui cacher levisage. Puis il dit tout bas à l’inconnu :

– Ils croient nous tenir : tout vabien.

Le Maure se mit à marcher derrière eux àquelques pas de distance. Ils traversèrent ainsi la place qui estdevant la façade de l’Alcazar, et longèrent l’étroite et sombre ruedes Oliviers. Au bout de cette rue, Pedro Gil s’arrêta devant unlogis d’antique apparence, et souleva le marteau de fer doré quiornait la porte.

Une belle jeune fille, souriante sous sacouronne de cheveux blonds, vint ouvrir. Elle fit un pas pour sejeter au cou de l’ancien intendant, mais elle recula et devinttoute pâle à la vue du Maure. Celui-ci avait rejeté en arrière lesoreillettes blanches qui tombaient de son turban comme les coiffesde nos ménagères poitevines. On voyait briller maintenant au milieude cette face luisante et brunie les yeux ardents de Moghrab, lesorcier du vieux ministre, don Bernard de Zuniga.

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